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Les forces de l’ordre reprirent leur souffle après cette rude montée.

— Entrez donc, lançai-je calmement. C’est ouvert.

Il entra et se laissa tomber lourdement à l’autre extrémité du banc.

— Falco, sacré filou ! Là, tu m’épates !

Il m’adressa un lent sourire.

Petronius Longus était capitaine de patrouille dans la milice de l’Aventin. C’était un homme massif, au tempérament placide, presque léthargique, et pourvu d’un visage qui attirait la sympathie, sans doute parce qu’il laissait transparaître si peu d’émotion.

Petronius et moi nous connaissons depuis très longtemps. Nous avons choisi le même jour pour nous engager dans l’armée. Nous nous sommes rencontrés tandis que nous faisions la queue en attendant de prêter serment à l’empereur, alors que nous habitions à cinq rues l’un de l’autre ! Après sept années où nous avons partagé la même tente, nous sommes rentrés, vétérans de la deuxième légion d’Auguste, celle qui avait opéré dans les îles britanniques. Nous avions tous deux été contraints de quitter l’armée dix-huit ans plus tôt que prévu, à cause des piètres performances de la deuxième, au moment de la révolte de la reine Boudicca. Ni lui ni moi n’aimons évoquer cette époque.

— Garde un peu les yeux dans ta poche ! lançai-je. Elle s’appelle Helena.

— Enchanté, Helena. Vous avez un joli prénom. Falco, où l’as-tu dégotée ?

— En piquant un sprint autour du temple de Saturne.

Je préférai répondre avec franchise, car Petronius pouvait déjà être au courant. D’ailleurs, je tenais à montrer à la jeune fille qu’elle avait affaire à un type honnête.

Je présentai le capitaine à ma ravissante cliente.

— Voici Petronius Longus. Je ne connais pas de meilleur policier municipal.

— Bonsoir, monsieur, dit-elle.

— Voilà ! lançai-je avec dépit. Parce que vous êtes fonctionnaire municipal, on vous donne du monsieur… Inutile d’en faire trop, ma petite !

— Ne faites pas attention à ce sournois personnage, railla Petronius, toujours aussi nonchalant mais en lui souriant un peu trop à mon goût.

Comme elle lui souriait elle aussi un peu trop généreusement, je me pressai d’ajouter :

— Les hommes vont discuter autour d’un verre de vin. Allez donc m’attendre dans l’autre pièce.

Elle me fusilla du regard mais s’exécuta néanmoins. Elle avait été bien élevée et comprenait qu’elle habitait un monde où les hommes faisaient la loi. Elle respecta les bonnes manières et reconnut que j’étais maître chez moi.

 

— Pas mal, fit Petronius d’un ton approbateur.

Il avait une épouse et, Dieu sait pourquoi, elle l’adorait. Lui ne parlait jamais de sa femme, mais on sentait qu’il tenait beaucoup à elle. Ils avaient trois filles et, comme tout bon pater familias romain, Petronius les adorait. Je voyais venir le jour où la prison Tullianum déborderait de jeunes freluquets ayant eu le malheur de jeter un regard un peu trop insistant sur une des filles de Petro.

Je parvins à mettre la main sur deux tasses qui avaient l’air propres, même si je pris soin d’essuyer celle de Petro avec ma tunique avant de la poser sur la table. Un trou sous une des lattes du plancher faisait office de cave. J’avais le choix entre un tord-boyaux espagnol particulièrement corsé, offert par un client reconnaissant, un rouge charnu acquis récemment, avec un goût à faire croire qu’il venait directement du tombeau de quelque roi étrusque, et une amphore d’un blanc de Setinum, arrivé à pleine maturité. Petro tombait tellement mal que j’hésitai un instant à modérer mon accueil en ne sortant que l’antiquité étrusque ; j’optai en définitive pour le Setinum, en l’honneur de notre vieille amitié, et parce que j’avais très envie d’y goûter. Dès qu’il y trempa les lèvres, il comprit que je cherchais à le soudoyer. Il resta muet. Nous avons descendu quelques verres. On ne pouvait pas repousser la discussion plus longtemps.

— Écoute, finit-il par dire, on remue ciel et terre pour retrouver une petite poupée brodée d’or qui aurait été enlevée ce matin dans la villa d’un sénateur. Ne me demande pas pourquoi, mais…

— Tu veux que j’ouvre l’œil ? proposai-je d’un ton gaillard qui ne le trompa guère. Ce doit être une riche héritière.

— La ferme, Falco ! Elle a été aperçue entre les griffes d’un lascar qui te ressemble un peu trop à mon goût. Elle s’appelle Sosia Camillina, et je t’interdis d’y toucher. Elle va sagement retourner là d’où elle vient, avant que les sbires du préteur ne viennent fourrer leur nez dans mon secteur et se mettent à critiquer la façon dont je fais la police sur les marchés… C’est elle ?

Il fit un signe de la tête en direction de la chambre.

— Sans doute, avouai-je, l’air penaud.

J’appréciais Petro, et il connaissait son métier.

Lui et moi savions bien qu’il avait retrouvé son petit chat perdu.

Je m’expliquai sans me priver de mettre en avant mon rôle de galant sauveur d’une jeune aristocrate effarouchée. Compte tenu de la remarque de Petro à propos des marchés, je ne m’étendis pas trop sur les histoires d’étalages renversés.

— Je vais devoir la raccompagner, fit-il.

Il était passablement éméché.

— Je vais m’en occuper, proposai-je. Tu peux bien me faire cette faveur. Si tu t’en charges, tu auras le droit à : Merci d’avoir accompli votre devoir, monsieur l’agent. Alors qu’avec moi, on ira peut-être jusqu’à une petite récompense. Cinquante-cinquante ?

Dès qu’on le travaille à l’alcool, l’ami Petro devient un parfait gentleman. Et peu de personnes se soucient plus que lui des finances de la maison Falco.

Il inclina légèrement son verre, un sourire désabusé pointant sur ses lèvres.

— Hum… Ça ferait bien mon affaire. Donne-moi ta parole d’honneur.

Je ne me fis pas prier, tout en lui versant le reste du vin. Il partit satisfait.

Naturellement, je n’avais pas vraiment l’intention de la ramener. Du moins, pas dans l’immédiat…