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Le sénateur Decimus Camillus Verus résidait dans le secteur de la porte Capena. Comme je n’habitais pas très loin, je choisis de m’y rendre à pied. En chemin, je rencontrai Maïa, ma plus jeune sœur, et deux garnements qui partageaient mon arbre généalogique.

Certains enquêteurs sont des individus très solitaires. Ce n’est pas du tout mon cas – ce qui explique peut-être beaucoup de choses… Dès que je prends discrètement en filature un médiocre gratte-papier adultère, dans sa tunique flambant neuve, il faut que je tombe sur un de ces morveux qui n’hésite pas à m’interpeller à tue-tête. Je me déplace toujours dans Rome avec la discrétion d’un âne bâté. La plupart des gens habitant entre le Tibre et la porte Ardeatina ont un lien de parenté avec moi. J’ai cinq sœurs, sans compter la pauvre fille que mon frère Festus n’a jamais trouvé le temps d’épouser, treize neveux et quatre nièces, et quelques autres visiblement déjà en route. Je ne parle même pas de ma parentèle aux quatrième et cinquième degrés, pour reprendre l’expression des juristes : les frères de ma mère et autres sœurs de mon père, les cousins germains de tel premier mariage, les enfants du beau-frère du grand-père de la tante Machin…

J’ai aussi une mère, mais je fais de mon mieux pour oublier ce détail.

Je saluai les deux gamins d’un geste de la main. J’ai réussi à maintenir de bonnes relations avec certains d’entre eux. Ces futés garnements me rendent bien service pour suivre les conjoints infidèles dès que je préfère m’éclipser vers un champ de courses.

 

Decimus Camillus possédait une demeure, située sur un vaste terrain, dans un paisible quartier résidentiel. Il avait acquis le droit de s’approvisionner en eau directement au vieil aqueduc appien, situé à proximité. Il était assez riche pour ne pas avoir à louer le rez-de-chaussée comme magasin, ni les chambres du dernier étage. Il partageait en revanche son enviable parcelle avec le propriétaire d’une villa similaire. J’en déduisis que notre sénateur n’était pas richissime, loin s’en faut. Comme la plupart d’entre nous, ce pauvre bougre avait du mal à suivre le train de vie imposé par son rang social. À cette différence près que pour faire partie du Sénat ce cher Camillus Verus devait être, au bas mot, millionnaire.

Vu que je me présentais devant un million de sesterces, j’avais pris le risque de livrer ma gorge au couteau d’un barbier. Je portais une toge blanche élimée, dont j’avais soigneusement dissimulé les trous dans les plis, une courte tunique (propre), mon ceinturon préféré (celui avec la boucle celte) et une paire de bottes marron. On juge de l’importance d’un citoyen à la longueur de son cortège d’esclaves – dans mon cas, aucun.

La porte arborait un écusson flambant neuf. Je tirai sur la corde accrochée à la grosse cloche en cuivre, et un cerbère au menton éraflé vint m’ouvrir après avoir jeté un coup d’œil par le judas grillagé. Visiblement, on attendait quelqu’un ; peut-être celui qui avait enlevé la fille après avoir amoché le portier.

Nous avons traversé un vestibule où gargouillait une fontaine. Au sol, le carrelage formait un motif en damier ; sur les murs, les peintures en cinabre avaient perdu de leur éclat.

Decimus Camillus avait la cinquantaine. Il semblait sur ses gardes, tapi dans sa bibliothèque au milieu de ses dossiers, entouré d’un buste de l’Empereur et de quelques lampes en bronze fort sympathiques. Il affecta un air calme, qui ne me trompa guère ; d’abord, il était bien trop poli.

— Bonjour. Que puis-je pour vous ?

— Didius Falco. Voici ma lettre de recommandation.

Je lui lançai un des bracelets de Sosia. C’était un bijou en jais, cette matière importée de la côte est de Bretagne. Divers morceaux sculptés s’incrustaient les uns dans les autres, un peu comme des fanons de baleines. Elle m’avait affirmé que sa cousine le lui avait envoyé. J’avais eu l’occasion d’en voir beaucoup du même genre, lors de mon séjour sur place avec l’armée. Mais ils étaient encore peu communs à Rome. Il l’examina avec délicatesse.

— Puis-je vous demander comment vous vous l’êtes procuré ?

— Il était au poignet d’une charmante demoiselle, que j’ai secourue hier alors que deux brutes l’agressaient.

— Elle n’est pas blessée ?

— Non, monsieur.

Ses yeux bien proportionnés, surmontés d’épais sourcils, me regardaient avec franchise. Sa chevelure hérissée lui donnait un air gamin et jovial. Je sentais bien qu’il prenait sur lui et n’allait pas tarder à me demander ce que j’exigeais en échange. J’affichai mon air le plus serviable.

— Sénateur, souhaitez-vous que je vous la ramène ?

— Quelles sont vos conditions ?

— Vous n’auriez pas une petite idée sur l’identité des ravisseurs, monsieur ?

— Aucune.

Si jamais il mentait, il le faisait avec un aplomb admirable. Je pus apprécier son obstination.

— Vos conditions, je vous prie.

— Simple curiosité professionnelle. Je tiens la jeune personne quelque part, bien en sécurité. Je suis enquêteur privé. Le capitaine Petronius Longus, de la treizième Région, peut se porter garant de moi.

Il saisit son encrier et jeta quelques notes dans le coin d’une lettre dont il avait interrompu la lecture à mon arrivée. Ce détail aussi me plut – il comptait bien vérifier.

Je lui suggérai, sans insister trop lourdement, de me témoigner son éventuelle gratitude en me confiant l’enquête. Il prit un air pensif. Je lui fis part de mes tarifs, en ajoutant un petit quelque chose en raison de son rang, vu le temps que je perdrais à lui donner du « monsieur ».

Il se montra un peu réticent, préférant sans doute m’éloigner d’une si jolie fille. Nous avons tout de même fini par convenir que je le conseillerais pour la sécurité de son domicile, tout en glanant des informations sur les ravisseurs.

— Vous avez certainement raison de vouloir tenir Sosia Camillina à l’écart, dit-il. Votre cachette est respectable, j’espère ?

— Ma propre mère supervise les choses !

Pas si faux : elle passe régulièrement mon logis au peigne fin, à l’affût d’indices trahissant le passage de filles plutôt légères, et il lui arrive de ne pas rentrer bredouille – sauf quand j’ai eu le temps de tout faire disparaître.

Mais ce sénateur n’était pas idiot. Il décida qu’on m’accompagnerait pour s’assurer que la gamine était bien en sécurité. Je l’en dissuadai ; j’avais aperçu quelques gros bras installés dans la gargote en face de chez lui, clairement intéressés par les allées et venues de sa villa. Peut-être n’étaient-ils que de vulgaires cambrioleurs ayant mal choisi leur jour pour repérer les lieux d’un futur coup, et n’avaient-ils rien à voir avec l’enlèvement de Sosia. Il me proposa de faire le tour du propriétaire. La porte d’entrée était munie d’une solide serrure en bois, qu’ouvrait une clé en fer à trois dents, longue d’une dizaine de centimètres. Venaient s’y ajouter quatre verrous en bronze, un judas grillagé dissimulé derrière un volet coulissant des plus coquets et un massif madrier en chêne que l’on glissait, à la nuit tombée, dans deux arceaux solidement chevillés à la porte. Le portier disposait d’un réduit, situé sur le côté.

— Convenable ? fit le sénateur.

Je les regardai longuement, lui et son nabot de concierge endormi – cet insignifiant à l’air hébété qui avait laissé entrer les ravisseurs de Sosia.

— Tout à fait, monsieur. C’est une installation splendide. Mais laissez-moi vous donner un conseil : servez-vous en.

Il comprit très bien où je voulais en venir. Je l’invitai à espionner les deux oisifs postés en face de chez lui.

— Ces types m’ont vu entrer. Je n’ai qu’à repartir par derrière en escaladant le mur. Cela me donnera l’occasion d’inspecter l’arrière de la maison. Envoyez un de vos esclaves au poste le plus proche et faites-les arrêter pour troubles de l’ordre public.

— Mais, ils ne…

— Ils ne seront plus aussi calmes dès que les sbires du préteur viendront les embarquer.

Je l’avais convaincu. Qu’il est simple de commander aux grands de l’Empire !

Le sénateur glissa un mot à l’oreille de son portier qui, malgré son air récalcitrant, partit remplir la mission.

Je demandai à Camillus Verus de me montrer les appartements à l’étage.

Quand nous redescendîmes dix minutes plus tard, je jetai un nouveau coup d’œil vers la gargote ; nos deux lascars quittaient l’établissement, les poings liés derrière le dos, escortés sans ménagement par un groupe de soldats. Je trouvai réconfortant qu’un important citoyen ait obtenu si rapidement une réaction des forces de l’ordre.

Malgré toute la serrurerie ingénieuse de la porte principale, l’arrière ne comportait pas moins de sept entrées différentes sur le jardin, toutes dépourvues de serrures dignes de ce nom. J’ouvris sans mal la porte de la cuisine au moyen de ma propre clé. Aucune des fenêtres ne disposait de barreaux, et à l’étage, le balcon courant sur toute la façade offrait un accès idéal à l’ensemble de la demeure. La salle à manger, dans des tons élégants de bleu soutenu, disposait de portes à battants que je parvins à forcer sous le regard désapprobateur du secrétaire du sénateur, avec une simple tuile ramassée sur un parterre de fleurs où elle servait de décoration.

Le secrétaire, un esclave grec, était un être menu au nez crochu, doté de cet air supérieur dans lequel on semble embaumer tous les secrétaires grecs dès leur naissance. Je lui dictai une longue liste d’instructions. J’étais assez fier d’avoir à dicter mes ordres à quelqu’un. J’appréciai tout particulièrement la mine du Grec quand, après un bref salut, il me vit grimper sur un cadran solaire et agripper une branche de lierre pour me hisser sur le mur qui dissimulait la propriété voisine.

— Qui habite cette maison ?

— Le frère cadet de mon maître.

Appartenant moi-même à la caste des petits frères, je notai avec un certain plaisir que Camillus junior avait de la jugeote – il avait fait installer à toutes les fenêtres de solides volets à lattes, peints dans un vert malachite. Les deux maisons avaient des façades similaires, en blocs de lave ; les étages supérieurs reposaient sur de maigres colonnes, taillées dans une pierre grise très quelconque. S’agissant des finitions, l’architecte n’avait pas regardé à la dépense, avec un goût tout particulier pour la terre cuite façonnée ; mais il avait visiblement épuisé le budget déco avant de pouvoir peupler la propriété des habituelles statues de nymphes en petite tenue. Les jardins présentaient simplement quelques treillages, ornés toutefois d’une végétation luxuriante. À n’en pas douter, on avait suivi les mêmes plans de part et d’autre du mur. Sans pouvoir me l’expliquer, je trouvais la maison du sénateur plaisante et accueillante alors que celle du frère dégageait un air froid et sévère. J’étais content que Sosia vive dans la maison souriante.

Je contemplai longuement la demeure du frère, sans trop savoir ce que je cherchais. Je finis par saluer le Grec de la main et, toujours sur mon mur, je gagnai le fond du jardin où, imperturbable, je sautai. J’atterris dans une allée, couvert de poussière et le genou foulé. Hercule seul sait pourquoi j’ai agi de la sorte. Il y avait là une entrée pour les charrettes des fournisseurs, avec un portail en parfait état de marche.