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J’avais imaginé être logé à la dure chez l’habitant… J’avais en fait une chambre des plus confortables ! La pièce était spacieuse, mon lit croulait sous les couvertures chamarrées. Les lampes à huile brillaient, la chaleur s’infiltrait par les conduits dissimulés dans les murs. Il y avait des fauteuils avec des reposoirs pour les pieds, des coussins, des tapis, du matériel pour écrire et des pommes tardives dans un compotier en céramique vernie.

 

Un esclave distingué m’accompagna jusqu’aux bains, où un autre me lava ; j’en découvris un troisième en regagnant ma chambre, un gamin qui peinait à poser son plateau chargé de plats en argent où je trouvai du gibier froid et du jambon en gelée. Je me régalai jusqu’à satiété. Le jeune garçon était resté pour me servir ; il paraissait impressionné. Je lui fis un clin d’œil – et détournai aussitôt le regard au cas où il se fasse des idées.

Par respect pour mon hôte, je me passai un coup de peigne. Je sortis ensuite ma plus belle tenue, une tunique blanc cassé qui se tenait mal et, qui d’après mon fripier, n’avait eu qu’un propriétaire avant moi. (Ma mère me conseille toujours de demander de quoi ils sont morts, mais je m’en passe bien, tant qu’il n’y a pas de traces de sang… Quel fripier irait vous avouer que votre prédécesseur avait une maladie de peau ?)

Je défis mes bagages tout en suçotant pensivement les morceaux de jambon qui restaient coincés entre mes dents. On s’y était pris avec doigté, mais je remarquai qu’on avait fouillé mes affaires pendant que j’étais dans le bureau du procureur.

Je trouvai Hilaris allongé – il avait retiré sa ceinture – dans un salon bien chauffé. Il lisait pour son plaisir, et avait donc quitté son bureau pour retrouver son épouse. Je découvris une femme menue, plutôt ordinaire et qui paraissait assez mal à l’aise dans son élégante robe rouge. Un bébé dormait dans ses bras tandis qu’une petite fille de 2 ou 3 ans jouait sur les genoux d’une femme plus jeune ; elle portait des habits beaucoup plus sombres et on oublia de me la présenter.

Flavius Hilaris se dressa promptement.

— Didius Falco… Aelia Camilla, mon épouse.

Celle en rouge. Je ne m’attendais pas à des merveilles. En bon diplomate de carrière, je ne doutai pas un instant qu’il ait épousé une femme douce et simple, capable de servir des salaisons à un gouverneur dans les plats adéquats, de faire des frais trois heures durant à un roitelet indigène… et retirer délicatement la main royale de son genou sans le vexer.

J’avais vu juste. Aelia Camilla, la sœur du sénateur, était une femme honnête et gentille. Elle avait les talents requis. Mais elle y joignait un regard d’une vive éloquence. Seul un gouverneur ou un roi de caractère pourrait se permettre des privautés envers elle.

Ce que faisait son mari. Après s’être levé pour m’accueillir, il délaissa son propre divan pour aller s’installer à ses côtés, et posa une main sur sa cuisse, comme si les caresses d’un mari étaient chose naturelle. Ni elle ni lui ne paraissaient gênés ; on n’aurait jamais vu ça à Rome. J’étais stupéfait.

 

Decimus Camillus m’avait parlé de sa sœur avec affection. Elle était plus jeune que lui, sans doute l’enfant qu’on n’attendait plus. Elle n’avait pas encore la quarantaine. Discrète et réservée, elle faisait merveille dans son rôle de représentation. Elle m’adressa un sourire, un sourire tout particulier, si bien venu qu’il paraissait sincère.

— C’est donc vous l’ami de Sosia Camillina.

— Pas le meilleur, reconnus-je.

Je noyai mon chagrin dans ces yeux compatissants.

D’habitude, les femmes aimables et quelconques ne me disent rien. Pourtant je m’attachai tout de suite à la tante de Sosia. C’était la femme affable et douce dont pouvait rêver un petit garçon, se convainquant d’avoir perdu sa vraie mère à la naissance et d’être élevé par des étrangers tyranniques… Mon imagination s’égarait. Après tout, je vivais moi-même un cauchemar, et je venais de me farcir plus de quatorze cents milles.

 

L’ami Gaïus m’indiqua le canapé, mais je choisis un tabouret près du feu que l’on avait allumé pour égayer la pièce. Je tendis les mains au-dessus des charbons rougeoyants. Dans d’autres circonstances, j’aurais gardé pour moi l’histoire de mes bagages, mais je préfère y aller franco avec les clients plutôt que de savoir qu’ils mouchardent.

— J’ai l’impression qu’on a passé en revue mes bagages. Ça n’a pas dû être une partie de plaisir. Des sous-vêtements portés plusieurs centaines de milles…

— Ça ne se renouvellera pas, fit Hilaris, souriant. Simple précaution, ajouta-t-il.

Ce n’était pas un mea culpa. Cela ne me dérangeait pas outre mesure. Ce sont les risques du métier. Un léger hochement de tête réciproque mit un terme à l’incident.

Une voix s’interposa soudain avec une telle agressivité que je sursautai.

— Vous avez un bracelet qui a appartenu à ma cousine !

Je me retournai légèrement. La jeune femme qui portait la petite fille… Des yeux couleur de caramel brûlé. Un visage amer en forme d’amande. À chaque oreille, un anneau doré accroché à une fine perle baroque. Je compris soudain. C’était la fille de mon sénateur. C’était Helena.

Elle était assise sur une chaise en osier. L’enfant gigotait sur ses genoux. (Je savais qu’elle n’avait pas d’enfant – la fillette devait être de la maison.) On ne pouvait pas dire qu’elle fut quelconque, mais question charme, sa tante l’emportait haut la main. Elle avait les sourcils imposants de son père, mais son air pincé rappelait son oncle Publius.

— Vous devriez le rendre, Falco !

Les grandes gueules mal élevées n’ont jamais été mon genre.

— Merci du conseil, mais je préfère le garder.

— C’est moi qui lui avais offert !

— Et elle m’en a fait cadeau !

Je comprenais l’attachement du sénateur pour sa sœur, vue la harpie qu’il avait mise au monde.

La tension montait entre nous mais Aelia Camilla s’interposa, avec un soupçon de reproche dans sa voix délicate.

— Nos attachements respectifs ne doivent pas nous empêcher de rester adultes ! Vous aviez de l’affection pour ma nièce, Didius Falco ?

C’était la matrone romaine dans toute sa splendeur ; elle ne tolérait pas les esclandres.

Après trente années passées à esquiver la curiosité de ma mère, je ne relevais même plus les questions indiscrètes.

— Je suis vraiment navrée ! s’excusa Aelia Camilla. Je suis impardonnable.

Entouré de ces personnes intelligentes et ouvertes je commençais à perdre de ma superbe. Je parvins malgré tout à dire :

— Madame, toute personne ayant eu le bonheur de connaître votre nièce ne pouvait qu’éprouver de l’affection pour elle.

Elle eut un sourire triste. Elle et moi comprenions très bien combien ce compliment superficiel était loin de ce qu’elle avait voulu dire.

Aelia Camilla adressa un regard à son mari qui reprit les rênes de la conversation.

— Naturellement, j’ai reçu l’explication officielle de votre voyage en Bretagne. J’aimerais malgré tout entendre votre version des choses. (Il ajouta, toujours aussi direct :) Vous vous faites des reproches au sujet de sa mort ?

— J’en veux à son meurtrier, monsieur. (Je vis ses minces sourcils se relever.) Mais tant qu’il n’aura pas été identifié, je me sentirai responsable.

La jeune femme avec laquelle je m’étais disputé posa l’enfant et quitta prestement la pièce. Elle était grande. Je me souvins amèrement de l’époque où j’avais aimé les grandes bringues…

Comme un peu d’hypocrisie ne fait jamais de mal, je m’enquis d’un ton empreint de respect :

— Ai-je eu l’honneur d’offenser la noble fille de mon client ?

Aelia Camilla semblait ennuyée que la jeune femme nous ait quittés en colère. Le bébé, toujours endormi, agrippa le doigt qu’Hilaris lui tendait et décocha un coup de pied dans le vide. Nos préoccupations le laissaient totalement indifférent. Plutôt que de sourire niaisement, Hilaris s’occupa de rattacher la bottine en feutre du bébé, tout en parlant.

— Toutes mes excuses, Falco. C’était bien Helena Justina, la nièce de mon épouse. J’aurais dû faire les présentations. Il est question qu’elle rentre en votre compagnie, si je ne me trompe…

Je soutins son regard le temps de partager le comique de la situation, puis je répondis par l’affirmative sans m’engager davantage.