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Un comité d’accueil nous attendait dans la rue où résidait son père.

Nous avions gagné le secteur de la porte Capena sans encombre, avant de rejoindre la villa du sénateur par un dédale de ruelles. Les chaises s’arrêtèrent. Nous allions descendre quand Helena eut un sursaut. Je me retournai : une bande de fripouilles fonçait vers nous – on n’en aurait même pas voulu au marché aux esclaves. Tous portaient un chapeau pointu leur masquant le visage plus que de raison – les traces de petite vérole m’avaient l’air en bonne voie de cicatrisation… Ils gardaient une main enfouie dans leur manteau, certainement pas pour tenir au chaud leur casse-croûte.

— Par Hercule ! Frappez la cloche pour qu’on vienne !

Helena se précipita vers la porte d’entrée tandis que je détachais le montant d’une des chaises. Je jetai un regard à la ronde. Les passants s’empressaient de chercher refuge chez les joailliers et fleuristes dont les lanternes allumées indiquaient qu’ils restaient ouverts à cette heure tardive. Dans un quartier aussi chic, mieux valait ne pas compter sur une quelconque assistance. Les promeneurs disparaissaient à la vitesse des bulles dans les remous du Tibre en crue.

Ces canailles étaient rapides, mais moins que moi. Ils cachaient sous leur manteaux des gourdins hérissés d’épines, mais en trois mois de mine j’avais accumulé une réserve d’agressivité qui ne manqua sans doute pas de les surprendre. Avec ma perche tournoyante, qui mesurait bien deux mètres cinquante, je pouvais faire quelques dégâts.

Alerté par les coups de cloche répétés d’Helena, Camillus finit par arriver à la rescousse avec ses esclaves. Les malfrats ne demandèrent pas leur reste, laissant derrière eux des traînées de sang et le cadavre d’un des leurs. J’avais attrapé Helena alors que ce salaud s’apprêtait à lui sauter dessus. Brandissant le couteau que je cachais dans ma botte droite, je lui avais flanqué un coup de pied au tibia, exactement comme on me l’avait appris à l’armée. Il en aurait fallu plus pour surprendre le premier soldat venu, mais manifestement il n’avait pas fait ses classes ; je pus l’achever sans aucun mal.

Le port d’arme est illégal à Rome. Je défendais malgré tout la fille d’un sénateur ; aucun avocat ne pourrait me faire condamner. Et je ne l’avais pas supportée pendant près de quinze cents milles pour me la faire subtiliser devant chez elle et voir s’envoler ma prime !

Un glaive à la main et tout haletant, Camillus Verus contemplait cette scène animée. L’agitation s’éloignait progressivement. La pénombre ajoutait à l’angoisse du contexte.

— On les a perdus… Ils sont trop loin. Mais j’ai tout de même fait une touche.

— Mes compliments, monsieur ! Je vous présenterai à mon maître d’armes !

— Mon cher Falco, vous m’avez l’air mal en point.

— C’est sans doute la chaleur de votre accueil…

Tuer des gens n’améliorait guère mes manières.

 

Le sénateur et son épouse, qui était sortie entourée d’un troupeau de servantes bouffies, attendaient de pouvoir embrasser leur noble enfant. Je ne l’avais toujours pas relâchée – ce qui n’est pas une si mauvaise habitude avec les femmes, mais peut être délicat à mettre en œuvre en public… Ses honorables parents n’avaient sans doute jamais vu Helena Justina pâle et silencieuse, plaquée contre le torse palpitant d’un caïd mal rasé au regard fou en train d’agiter un couteau sanglant. Je l’abandonnai d’un geste brusque aux bras de son papa. Horrifié de l’avoir presque perdue, il demeura silencieux.

 

J’attendis, tremblotant, assis sur le rebord d’une grande vasque remplie de fleurs, tandis qu’elle passait de bras en bras. Personne ne m’ayant reproché d’avoir causé une telle frayeur, c’était elle qu’on grondait. Toujours sous le choc, elle ne répondait rien. J’observais, tellement habitué à mon rôle d’ange gardien qu’il m’en coûtait de rester à l’écart.

Son père s’approcha et m’aida à me redresser.

— Bien joué, Falco !

Puis il demanda, avec le ton de celui qui a misé de l’argent :

— Le voyage s’est bien passé ?

— D’un calme qui rend justice à ma faible rémunération.

Helena me fit les gros yeux. J’adressai au ciel étoilé le regard d’un homme très fatigué.

 

Decimus transmit au magistrat une note concernant l’homme que j’avais tué, et le corps fut promptement enlevé aux frais du contribuable. Je n’entendis plus parler de l’incident.

Les visées de ces malfrats étaient claires : nos bagages avaient disparu avec eux.

Je lançai les recherches, et les esclaves des Camillus ne tardèrent pas à revenir chargés de nos affaires, qu’ils avaient retrouvées abandonnées à deux rues de là. Je posai un candélabre sur le sol carrelé dans le vestibule du sénateur. J’entrepris à genoux une vérification systématique de chacun des sacs ; Helena s’accroupit à mes côtés pour m’aider. Tandis que je cherchais, nous parlions à voix basse, avec la complicité de ceux qui ont voyagé ensemble pendant plusieurs semaines. Sa mère paraissait mal à l’aise, mais nous étions trop occupés pour y prêter attention. Nous avions rencontré quantité de gens trop heureux d’épicer leurs pauvres journées en nous prêtant une conduite scandaleuse ; nous avions appris à ne plus nous en soucier. Malgré tout, je sentis combien Julia Justa me considérait désormais comme une relation embarrassante. Je souris en moi-même : l’élégante mère de cette fière jeune fille la couvait autant que la mienne son fils.

— Ils y ont à peine touché. Très peu de choses ont disparu, confiai-je à Helena Justina, comme si nous collaborions à la même enquête.

— La lettre de mon oncle…

— Ce n’est pas dramatique : il peut très bien en écrire une autre.

Il y avait autre chose, un objet m’appartenant. Helena dut surprendre mon expression au moment où je compris. À en juger par son regard, je devais faire grise mine.

— Oh… Falco…

Je lui effleurai le poignet.

— Ça ne fait rien.

— Mais si !

Je hochai la tête.

Ils avaient volé le bracelet en jais, le cadeau d’Helena que Sosia m’avait ensuite offert.