17

J’eus malgré tout l’occasion de revoir Sosia Camillina. Elle demanda à me rencontrer – naturellement j’accourus, aussi rapidement que possible…

 

L’automne commençait à chatouiller délicatement l’été. Les journées semblaient toujours aussi longues et chaudes, mais l’air fraîchissait plus vite à la tombée de la nuit. J’avais passé quelques jours de vacances à faire les vendanges en Campanie, mais le cœur n’y était pas et j’avais préféré rentrer.

Les cochons d’argent occupaient toujours autant mon esprit. Je n’arrivais pas à tirer un trait sur cette énigme, et la rage que j’éprouvais d’avoir été roulé dans la farine par Decimus Camillus n’arrangeait rien. Chaque fois que nous nous rencontrions, Petronius Longus me demandait où j’en étais. Il savait à quel point cette question m’était désagréable, mais l’histoire le captivait tellement qu’il ne pouvait s’en empêcher. J’en vins à l’éviter, ce qui me déprima encore davantage. Vespasien continuait à être l’objet de tous les commentaires. Chez le barbier et aux thermes, aux courses et au théâtre, j’éprouvais un pincement étrange en écoutant les ragots, étant donné ce que je savais…

Je connus une période de déprime pendant six bonnes semaines : je bâclais les affaires de divorce, je négligeais de délivrer les injonctions en temps voulu, j’oubliais de me présenter aux audiences, je me suis déchiré les ligaments au gymnase, je m’endormais au théâtre, je me suis brouillé avec ma famille, je jouais à cache-cache avec mon propriétaire, je buvais trop et ne mangeais pas assez et, pour finir, je fis le vœu ferme de ne plus jamais toucher à une femme…

 

Un jour, Lenia m’alpagua.

— Ta copine est passée.

Par réflexe, je demandai :

— Laquelle ?

J’aimais bien laisser entendre que des acrobates de Tripoli à moitié nues troublaient la quiétude de mes après-midi. Lenia savait très bien que j’avais fait vœu d’abstinence ; le claquement des sandales et les rires étouffés dans l’escalier lui manquaient sans doute. Sans parler des cris indignés de maman, le lendemain matin, quand elle les virait d’un coup de balai en même temps que la poussière.

— La petite choute avec le pedigree et les bracelets ! J’l’ai laissée pisser dans la cuve. Elle t’a déposé un mot, là-haut…

Je fonçai vers l’escalier. J’arrivai au sixième en nage et avec une bonne quinte de toux. Ma mère était passée, à en juger par la pile de toges raccommodées, le char dessiné sur une ardoise par ma nièce et le mulet disposé dans un plat. Je balançai tout ça de côté en cherchant frénétiquement.

Le mot se trouvait dans ma chambre. Je ne pus retenir un pincement d’émotion en pensant qu’elle s’était trouvée là. Elle avait coincé son message sur ma pile de poèmes, sous le bracelet noir que je reconnus. Je me demandai si elle avait compris que Aglaïa, Déesse Radieuse s’inspirait d’elle. Dans mes odes, toutes les femmes s’appellent Aglaïa – un poète n’est jamais assez prudent…

Sosia m’avait laissé une tablette en bois détachée d’un de ces carnets de poche qui en comptent quatre. Elle l’avait profondément gravée avec un stylet, dans une écriture ronde qui trahissait son manque de pratique.

 

Didius Falco, je connais un endroit où peuvent se trouver les cochons d’argent. Si je vous y conduis, vous pourrez toucher votre prime. Rendez-vous à la Borne Dorée dans deux heures. Si vous n’avez pas le temps, j’irai pour vous…

 

Je redescendis quatre à quatre, fou de panique.

— Lenia ! Lenia ! À quelle heure est-elle passée ?

Ils m’attendaient calmement en bas, au pied de l’escalier.

Smaractus !

 

J’aperçus au rez-de-chaussée quelques ombres qui se déplaçaient pieds nus sur les dalles : les gladiateurs de mon logeur, soucieux de récupérer les loyers impayés.

J’avais un accord avec le tailleur du premier : en cas d’urgence, il m’autorisait à traverser son atelier pour, de son balcon, sauter sur le toit du réduit où l’on stockait du matériel en cas d’incendie. De là, je pouvais gagner la rue. J’avais dépassé sa porte. J’allais faire marche arrière quand elle s’ouvrit. Quelqu’un sortit, pas le tailleur.

Ils venaient droit du gymnase très particulier de Smaractus, en tenue complète de combat. Au rez-de-chaussée se tenaient les mirmillons, le torse bien huilé au-dessus d’un lourd ceinturon, le bras droit rembourré et enserré dans du métal de la clavicule au poignet, coiffés de leur haut casque à crête aux extrémités redressées, tels des poissons moqueurs. Derrière moi et me surplombant, deux maigrelets rigolards, vêtus de simples tuniques, mais chacun armé d’un filet menaçant, roulé autour du bras – Smaractus les appelait affectueusement ses « pêcheurs ».

Je fis volte-face.

— Didius Falco, tu as l’air bien pressé !

Je reconnus celui qui avait parlé à sa carrure familière. Il se tenait légèrement voûté, prêt au combat, le visage dissimulé derrière la grille de son casque. J’ai dû m’exclamer :

— Oh non… Pas maintenant ! Grands dieux, pas maintenant !

— Tout de suite, Falco !

— Vous n’avez pas le droit !

— Et comment ! Montrons-lui !

Alors, les deux pêcheurs balancèrent leurs filets sur ma tête.

Je savais bien, tout en me débattant en vain dans ces nasses de corde, que l’arrestation par les gros-bras de l’édile me paraîtrait, en comparaison, une partie de plaisir. Si Smaractus souhaitait seulement mettre les points sur les i, je serais attendri à la manière des poulpes que l’on cogne contre les rochers du rivage. Mais, s’il avait trouvé un nouveau locataire pour le sixième, c’en était fini de moi. Cela promettait d’être épouvantable – mon unique réconfort étant la certitude de ne plus sentir grand-chose une fois évanoui et, qui sait, peut-être de ne jamais me réveiller. Morituri te salutant…

Ils devaient être cinq, même s’ils semblaient plus nombreux. Les pêcheurs ne pouvaient sortir dans la rue avec leurs tridents pointus, mais les mirmillons avaient apporté leurs sabres en bois d’entraînement. Ils assenèrent leurs coups tant que je me débattis… Les sons incohérents que j’émettais finirent par s’atténuer.

 

Au bout d’un moment je revins à moi. Apparemment, les locataires potentiels ne couraient pas les rues ; on leur avait peut-être décrit les conditions de vie dans les appartements de Smaractus. Mon bureau était toujours à moi. Il fallait se réveiller.

Je n’étais pas dans ma chambre… Ailleurs…

Je me sentais épouvantablement fatigué. Je nageais dans la douleur comme dans un nectar sirupeux. Puis, je fus pris dans un torrent de sensations et un vacarme tourbillonnant.

— Il reprend conscience ! Dis quelque chose, Falco ! ordonna Lenia avec empressement.

Mon cerveau balbutia quelques mots, mais je n’entendis aucun son ; ma bouche cotonneuse n’avait pas bougé.

Je plaignais ce pauvre Falco à qui on s’adressait, s’il souffrait autant que moi… J’avais quitté le monde pendant trente secondes, peut-être cent ans… Pour aller où ? Peu m’importait, ça valait mieux qu’ici et je n’avais qu’une envie, y retourner au plus vite.

— Marcus !

Ce n’était plus Lenia.

— N’essaye pas de parler, mon garçon.

Lenia avait envoyé chercher ma mère. Grands dieux…

Peu à peu, le flou rougeâtre derrière mes paupières prit forme. Lentement, ce pauvre type qu’ils appelaient Falco et moi, nous ne fîmes plus qu’un.

— C’est…

Qui avait dit cela : Falco ou moi ? Lui, je crois.

Soulagée mais hargneuse, la voix de ma mère se fit entendre.

— Voilà pourquoi les gens payent leur loyer !

La figure imposante de Lenia planait au-dessus de moi, son cou me faisant l’impression d’un lézard géant.

— Ne bouge pas, dit-elle.

Je parvins à m’asseoir, aidé par ma mère. J’aurais tout donné pour m’allonger à nouveau, mais son bras me maintint en place avec la fermeté du marionnettiste tenant ses baguettes en bois.

Elle me redressa la tête, soutenant mon menton avec la poigne neutre mais ferme d’une infirmière chevronnée. Elle me traite toujours comme un cas sans espoir, et me parle comme à un jeune délinquant. La disparition de mon noble frère demeure entre nous un grief éternel, comme une absinthe qui nous serait restée en travers de la gorge. Je ne sais même pas ce qu’elle me reproche ; elle l’ignore sans doute elle-même.

Pour l’heure, elle semblait avoir confiance en moi. Elle me parla d’une voix suffisamment forte pour que le sens pénètre au fond de la mélasse qui me tenait lieu de cerveau.

— Marcus, je me fais du souci pour la jeune fille. Nous avons lu son mot, et j’ai envoyé Petronius la chercher. Mais tu devrais y aller…

 

Je gagnai le Forum en litière, porté à travers la foule tel un eunuque gras, riche mais dépourvu de bon goût. Nous nous frayâmes un chemin jusqu’à la Borne Dorée, celle qui indique la distance de toutes les routes de l’Empire. J’imaginais Sosia en train de m’attendre, en ce lieu qui figurait le centre du monde. Pas la moindre trace d’elle. Un des brigadiers de Petro me transmit la commission de retrouver son capitaine passage de la Louve. Il demeura en arrière, attendant visiblement quelqu’un d’autre. Je partis à pied.

En cherchant la ruelle en question, je tombai sur des égoutiers affairés autour d’un trou, comme le sont toujours les égoutiers. Ils travaillaient avec une énergie peu commune, remplissant frénétiquement le trou avec du ciment. Aussi bizarre que cela puisse paraître, je ne vis pas la moindre gourde de vin.

Je m’adressai à eux avec le ton formel que je réserve aux techniciens.

— Désolé de vous interrompre, mais vous n’auriez pas eu l’occasion, par hasard, d’apercevoir le capitaine Petronius Longus de la patrouille de l’Aventin ?

Le contremaître jugea bon de m’expliquer sa philosophie de la vie.

— Écoute, Centurion, le jour où les égouts décident de noyer la via Sacra sous cinq cents ans de merde, les terrassiers chargés de boucher les conduits ont mieux à faire que de recenser les passants !

— Navré de vous avoir dérangé, fis-je le plus poliment du monde.

Et pour une fois, cela marcha.

— Derrière les entrepôts à poivre, lâcha-t-il sèchement. Ils sont toute une bande à remuer la poussière.

J’étais déjà à mi-chemin quand je lui criai merci.

Il n’y avait aucune raison de se presser.

 

Le passage de la Louve se trouve au sud du Forum, près du marché aux épices. Il ressemble à toutes ces ruelles escarpées et tortueuses qui se greffent sur les rues plus importantes : juste assez large pour qu’une carriole en force le passage, avec un sol en boue séchée, encombré de débris de bois et de détritus.

Les étages supérieurs des immeubles avançaient sur la rue, et les volets battants venaient cacher le ciel. On sentait l’odeur de moisi laissée par toute une faune nocturne dégénérée. Un chat miaula hargneusement à mon passage. C’était le genre d’endroit où l’on se fait du souci en voyant quelqu’un arriver – et tout autant dans le cas contraire. Cela semblait une bien triste destination pour les caravanes majestueuses qui trimbalent à travers le monde les richesses d’Arabie, des Indes et de Chine que l’on vend ensuite à Rome.

L’entrepôt que je cherchais avait l’air abandonné. Une végétation abondante occupait les ornières devant l’entrée ; une carriole reposait, bancale, sur un seul essieu. Je les trouvai dans une cour, Petronius Longus et une douzaine d’hommes. Avant même de passer la grille, j’eus un pressentiment en entendant ces voix tristes et professionnelles. J’avais trop souvent entendu ce ton abattu.

Petro s’avança vers moi.

— Marcus !

Je perdis sur-le-champ mes derniers doutes et le peu d’espoir qui me restait. Il arriva jusqu’à moi et saisit mes deux mains. Son regard glissa sur mes blessures, trop préoccupé pour s’y attarder – il n’aurait jamais le cœur endurci. Tandis que d’autres perdent leur temps dans des bars à huîtres, à déverser leur cynisme sur tout et rien, Petronius Longus se contente d’offrir son long sourire généreux. Se retournant alors qu’on faisait du bruit derrière lui, il passa un bras autour de mes épaules, toujours incapable de me dire ce qui était arrivé. Cela était sans importance, j’avais déjà compris.

On l’avait retrouvée dans l’entrepôt. J’arrivai au moment où ils la sortaient. C’est ainsi que je la vis pour la dernière fois. Sa robe blanche pendait comme un écheveau de laine, au bras d’un soldat attristé, tandis que sa tête reposait en arrière, d’une façon qui ne trompait pas. Sosia Camillina était morte.