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Comme je n’avais rien de mieux à faire ce soir-là, je me rendis chez le barbier au bout de la rue. Je pris place sur le trottoir et il entreprit de me lustrer le menton. Je réussis à faire un croche-pied au licteur d’un officiel de second plan, en faisant croire à un accident. Le licteur manqua de se castrer avec sa hache d’apparat ; je n’étais pas peu fier.

J’allais la revoir… Qui ? me direz-vous. Personne… Juste une nana, une cliente… Ne faites pas attention à ce que je dis…

Le fils du barbier, mâchonnant une saucisse de Lucanie, s’avança vers moi. Il avait 13 ans et, même s’il n’était pas complètement demeuré, il semblait devoir mobiliser tous ses neurones pour arriver à manger sa saucisse – les enfants de ma sœur Maïa l’avaient surnommé Platon.

— Falco, y’a une jeune dame qui t’attend d’vant chez toi !

Rarement un homme se redressa aussi vite alors qu’un rasoir espagnol se baladait sur son cou.

 

J’enjambai un baril de coques, contournai au plus vite une pile d’amphores vides et me cognai le crâne contre un panier de fleurs suspendu devant les pompes funèbres, où des chanteurs se chauffaient la voix – non pour une veillée funèbre, mais pour le Triomphe du lendemain. La ville entière allait être en fête. Le moindre petit musicien descendrait dans la rue pour distraire les foules, et par là même donner l’occasion aux pickpockets d’exercer leur savoir-faire.

Je ne trouvai aucune « jeune dame ». Et pour cause, cet imbécile de Platon n’avait vu que Lenia, qui m’attendait en effet devant sa blanchisserie, l’air peu fière.

Une blanchisseuse habituée depuis vingt ans à se justifier d’avoir égaré des petites culottes ne se laisse pas démonter aisément. Je craignais le pire. À juste titre… Afin de célébrer le Triomphe de notre empereur, elle méditait un geste de pure folie : notre reine des bassines aux biceps de fer allait plonger dans les liens du mariage.

Quand les gens m’annoncent leur mariage, je m’efforce de ne pas leur balancer qu’ils font une grosse bêtise. Si toutes les unions vouées à l’échec devaient être étouffées dès leur naissance, par des amis avisés aux conseils judicieux, où irions-nous chercher la prochaine génération d’hommes civilisés voués à massacrer les hordes barbares…

— Quel est le chanceux garçon ?

— Smaractus.

Tout bien considéré, je donnai à Lenia un conseil on ne peut plus clair.

 

De toute manière, ils ne vous écoutent jamais…

— Ta gueule, Falco ! rétorqua-t-elle sympathiquement. Il pèse un bon demi-million de sesterces !

J’en aurais pleuré.

— Chérie, si Smaractus t’a dit ça, je t’assure qu’il ment !

— Tu parles, je ne lui ai jamais demandé !

— Bien, alors tout dépend qui tu as suborné. Son comptable ? Il se vantait, tu peux diviser par deux. Son banquier ? Il a dû se montrer prudent, autant doubler…

— Ni l’un ni l’autre. Crois-moi, c’est du tout cuit ! J’ai pu lire son testament !

— Lenia, fis-je, l’air éploré, c’est incroyable les bassesses dont est capable une femme par intérêt…

 

Nul doute que cette alliance, toute stratégique, avec mon redoutable propriétaire ne s’inscrivît dans les visées commerciales à plus long terme de Lenia. Smaractus lorgnait certes sur la blanchisserie – une mine d’or modeste mais aux revenus réguliers – mais elle-même avait en ligne de mire le vaste empire immobilier de son futur conjoint. Seule une avarice aiguë viendrait cimenter leur vie commune, chacun priant quotidiennement ses dieux pour que l’autre décède le premier.

De nombreux mariages tiennent des années sur un fondement aussi solide, alors je lui souhaitai tout le bonheur possible.

— Falco, il va venir habiter ici…

— J’aurais juré que c’était déjà le cas !

— Je préférais te prévenir.

— Peu m’importe de quel arbre ce sale volatile lâche sa fiente écœurante !

— Je ne pourrai pas l’empêcher de venir traîner dans la blanchisserie. Tu pourrais récupérer ton paquet dans la cuve, avant le mariage…

Le cochon d’argent… Celui que Petro et moi avions trouvé dans le coffre de Sosia Camillina. Cela m’était complètement sorti de la tête – je n’étais pas le seul…

 

Grâce à la puissante Lenia, mon cochon se retrouva vite en train de sécher sous la livraison hebdomadaire de dessous sales de quelque temple minable. Tout en essuyant le lingot avec la coiffe d’un prêtre qui dégageait encore une odeur d’encens, elle dit :

— Tiens, quelqu’un y a accroché une liste de linge à récupérer…

Petro et moi avions passé une corde autour du cochon : une tablette de cire s’y trouvait désormais accrochée…

— Grands dieux…

Avant même de l’arracher à Lenia je savais d’où elle venait. Je me souvenais encore des paroles de Lenia six mois plus tôt : Je l’ai laissée pisser dans la cuve. Elle t’a mis un mot là-haut…

Je me souvenais aussi de la colère d’Helena Justina, lors de mon premier soir en Bretagne. Elle m’a dit quelle vous avait tout raconté…

C’est bien ce qu’elle avait fait. Et de façon suffisamment claire pour que cela serve de preuve : elle m’avait laissé une liste de noms.

 

Sosia Camillina, fille de P. Camillus Meto, à M. Didius Falco, enquêteur privé.

 

Ides d’octobre, deuxième consulat d’Auguste Vespasien, premier en tant qu’empereur

T. Flavius Domitianus

I. Aufidius Crispis

Cn. Atius Pertinax Caprenius Marcellus

Ti. Faustus Plautius Ferentinus

A. Curtius Longinus

Q. Cornelius Gracilis

 

Je désigne ces hommes par devoir envers mon empereur et dévotion aux dieux.

 

Ils étaient tous là. Tous ? Sauf un, semblait-il… Au-dessus de sa dernière ligne, un espace demeurait vide. On aurait dit que Sosia avait écrit un nom supplémentaire ; un nom qu’elle aurait aussitôt effacé dans la cire, avec la partie plate de son stylet.

Je me souvenais avoir dit à Sosia que, dans une telle affaire, loyauté et confiance n’étaient pas de mise. Cette jeune fille de 16 ans semblait avoir éprouvé tout le poids d’un tel dilemme.

 

Seule, cette tablette ne prouvait rien. C’était la liste de sept hommes qui se connaissaient, point. On aurait dit la liste d’un plan de table ; peut-être Sosia avait-elle mis la main précisément sur un tel plan, et décidé d’en copier scrupuleusement les noms…

Sept hommes qui, confrontés devant un tribunal, auraient affirmé avoir simplement dîné ensemble – ce qui n’écartait en rien des mobiles sinistres…

Quel hôte avait pu organiser un dîner aussi ténébreux ?

Je contemplai cette partie de cire à peine ondulée, où le stylet de Sosia avait peut-être effacé un nom supplémentaire. Ma pauvre Sosia avait dû s’accommoder du fardeau de son auguste famille – une charge que je ne connaîtrais jamais. Si je l’avais eue en face de moi, avec ses grands yeux avides qui m’avaient tant marqué, j’aurais dû trouver la force de l’aider à garder le silence. Mais elle était partie depuis bien longtemps. Et je souhaitais rageusement venger sa mort.

Une personne manquait au puzzle. Un être capable de se faire oublier, à tel point que j’en avais presque négligé des liens évidents.

Ayant remercié Lenia, je pris le cochon dans les bras et gravis péniblement les six étages jusqu’à chez moi. Je ne tardai pas à redescendre, vêtu de ma plus belle toge (celle de Festus), prêt à gagner le Palatin où j’avais fort à faire.