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Dans l’écurie, je trouvai de la paille à côté du cheval ; les puces et les tiques semblaient la trouver propre. J’étalai ma toge, demandant pardon en moi-même à Festus – mais ce joyeux drille aurait sans doute trouvé cela hilarant. En moins bonne compagnie, je crois que j’aurais aussi pouffé de rire.

Je défis mon ceinturon, balançai mes sandales et me jetai sur la paille. Helena Justina disposa avec soin mes chaussures à côté des siennes. Elle s’installa le plus loin possible de moi et me tourna le dos pour retirer une à une ses épingles à cheveux en ivoire. Sa longue chevelure se déroula dans son dos et elle plaça les épingles dans un soulier. Il faut bien connaître une femme avant de pouvoir lui tirer les cheveux, aussi repoussai-je ce genre de plaisanterie à plus tard.

Elle s’assit, les genoux serrés contre sa poitrine. Sans sa cape, elle avait froid.

— Tenez, nos bonnes vieilles toges font des couvertures idéales. Blottissez-vous là dedans, ça vous réchauffera. Chut ! Personne ne le saura !

Je l’attrapai pour la ramener contre moi et la bloquai à l’aide d’un coude tandis que je rabattais la toge sur nous deux.

— À mon avis, les dieux pensaient aux moyens de réchauffer une femme quand ils ont inventé…

En atterrissant dans mon auguste cocon, la fille du sénateur s’était retrouvée la tête juste en dessous de mon menton. Elle avait trop froid pour résister. Elle frémit une fois, puis demeura raide comme un tuteur à tomates. Ayant compris quels efforts il lui faudrait pour se dégager, elle choisit la solution diplomatique et s’endormit. Elle n’aimait vraiment pas faire des histoires…

Je demeurai éveillé. Elle entendit sans doute les grincements de mon cerveau tandis que je passais en revue les péripéties de notre soirée. J’avais trouvé une position idéale pour réfléchir : la joue posée contre la tête d’une femme paisiblement endormie. Je ne l’avais jamais remarqué auparavant ; il faut dire que les danseuses libyennes ont la bougeotte…

Pour être franc, je commençais à trouver les danseuses épuisantes. En premier lieu, une danseuse torse nu épouvantée aurait représenté un sérieux handicap dans une chasse à l’homme. Il y a un temps pour les danseuses. Elles vous donnent beaucoup, mais vous en prennent avec autant d’avidité – comme mon banquier pourrait vous le confirmer. Mon commerce avec les danseuses m’avait coûté cher, à commencer par les déconvenues de la soirée écoulée. Pour de multiples raisons, j’en avais mon compte.

 

Une fois qu’Helena Justina fut endormie, je me détendis.

Elle ne pesait pas beaucoup, mais je ne pouvais pas oublier sa présence. Elle tenait parfaitement au creux de mon bras, et en tournant légèrement la tête, je pouvais humer les traces de parfum persistant dans sa chevelure. C’étaient de beaux cheveux, propres et brillants, qui résistaient au fer à friser et ne tardaient pas à retomber en de belles mèches, comme les aiment les servantes des femmes les plus élégantes de la haute société. Elle portait à nouveau son parfum de Malabar. Son ordure de mari avait dû lui offrir un sacré flacon – à moins que cette jeune femme étonnante n’ait sauvé quelques gouttes à mon intention… on peut toujours rêver !

J’étais trop épuisé pour réfléchir avec efficacité, même si je me sentais bien. J’aurais bien pu m’endormir en humant ses cheveux. Je soupirai sans doute, tel l’homme qui n’a toujours pas résolu son problème après s’être creusé la tête un bon bout de temps. J’arrêtai de me triturer le cerveau pour goûter le bonheur de me trouver là dans la paille, Helena Justina dans mes bras… Et comme ma position me le permettait, avec un grand naturel je déposai un baiser sur son front avant de m’endormir.

Elle bougea légèrement.

Je me dis qu’elle avait dû être éveillée tout du long.

 

Votre pauvre Didius ne savait plus où se mettre.

— Je suis désolé, je croyais que vous étiez endormie.

Je parlais à voix basse, même si le cheval était visiblement réveillé lui aussi, à en juger par le bruit incessant qu’il faisait avec ses sabots. À ce compte-là, la moitié de Rome avait dû m’espionner ! J’entendis Helena murmurer :

— Le bisou sur le front, vous le mettez sur la note de frais ?

Je retournai à mes pitreries.

— Ma bouche ne pouvait pas aller plus loin… Mais naturellement, une fois que j’ai coincé une dame dans une écurie, les bisous sont à discrétion…

La fille du sénateur tourna la tête, prenant appui sur son coude, à quelques centimètres de mon cœur qui s’affolait. Sans la lâcher, je me recroquevillai dans la paille en faisant de mon mieux pour ignorer son corps blotti contre le mien. Elle dut sentir mon torse se crisper. Elle avait l’air différente, les cheveux dénoués ; peut-être l’était-elle… Je n’aurais su dire si j’avais affaire à une autre femme, ou si je venais juste de rencontrer celle qu’elle avait toujours été. En tout cas, j’aimais beaucoup la personne qu’elle était ce soir-là.

— Dites-moi Falco, cela vous arrive souvent ?

— Trop peu à mon goût.

Je la regardai, m’attendant à des mots durs. À ma grande surprise, je lus une certaine douceur dans son expression. Ne sachant que faire, je souris. Mon sourire allait s’évanouir quand Helena Justina se pencha pour m’embrasser.

J’avais une main dans ses cheveux et, si elle avait fait mine de s’éloigner, je l’aurais retenue. Elle n’en fit rien. Après un instant de grâce irréelle, je songeai à respirer.

— Pardon… fit-elle tendrement.

Elle ne semblait pas le regretter plus que moi. J’allais resserrer mon étreinte mais elle me devança.

Jusqu’alors, mes relations avec les femmes reposaient pour une bonne part sur le recours stratégique aux flacons de vin et à un humour pesant, suivi d’un ballet aux arabesques confuses devant nous conduire jusque dans les coulisses, vers un lit judicieusement placé. Contrairement aux racontars, les aventures de Didius Falco avaient été rares et peu remarquables. Je me reconnais tout de même un bon point, je m’efforçais en règle générale de fournir un lit…

Sans l’avoir véritablement prémédité, je me retrouvais enfin en train d’embrasser Helena. Je n’aurais su dire depuis combien de temps j’en rêvais. Elle me regarda avec calme alors je continuai. Je regrettais de ne pas l’avoir déjà fait à Massilia, et toutes les nuits de notre voyage. Elle m’embrassa à son tour ; cela n’avait rien de fortuit. Je m’arrêtai.

— Nous allons faire rougir le cheval…

En matière d’amour, une des premières leçons consiste à ne pas dire la vérité. Pourtant, à elle j’avais toujours dit la vérité et je continuerais à le faire.

— Helena Justina, j’ai arrêté de séduire les femmes.

Je tenais son visage entre mes deux mains et rejetai ses cheveux en arrière.

Elle me regarda avec sérieux.

— C’est un vœu fait aux dieux ?

— Non, une promesse que je me suis faite à moi-même.

Je l’embrassai à nouveau pour qu’elle ne se vexe pas.

— Et pourquoi me le dites-vous ?

Heureusement, elle ne me demandait pas la raison de cette promesse ; j’aurais été dans l’embarras pour lui répondre.

— Il faut me croire.

Elle m’embrassa très délicatement. Je plaçai une de mes paumes contre la sienne ; ses doigts frais s’entrelacèrent avec les miens. Un de ses pieds nus sympathisait avec un des miens, et elle demanda :

— Et vous comptez respecter votre vœu ?

Silencieux, je fis non de la tête – elle m’embrassait à nouveau.

Vu les circonstances, je fus contraint de répondre :

— Je… ne… crois pas…

Je n’avais pas désiré une femme si vivement depuis fort longtemps ; j’avais oublié la douleur que provoque un désir exacerbé.

— En tout cas, pas ce soir…

En souriant, elle mit un terme à mon dilemme moral.

— Didius Falco, vous ne me séduisez pas, dit-elle. C’est moi qui fais de mon mieux pour vous séduire.

Je n’avais jamais douté de sa franchise. Et je n’ai pas l’intention de décrire ce qui s’ensuivit. Cela ne concerne qu’elle et moi… et le cheval.