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Elle ne m’avait jamais rien dit qui fût vrai. Le moindre de ses gestes avait été feint… J’avais beau être tombé dans les pommes, ce visage glacial et sombre, contemplant mes traits gagnés par la compréhension, ne me quittait pas. J’avais suffisamment recouvré mes esprits pour comprendre que je me trouvais allongé face contre terre, tandis que quelqu’un – l’honorable Camillus Meto en personne – me liait les poings et les pieds. Il s’en sortait plutôt bien, mais il avait négligé d’attacher ensemble les deux séries de liens, une erreur que je n’aurais jamais commise… S’il me laissait seul, je pouvais espérer retrouver un certain degré de mobilité.

C’est étrange, mais même inconscient, on continue à cogiter. Tandis que je revenais peu à peu à moi, une voix indignée posait les questions qui auraient dû me venir d’emblée : Si Helena est coupable, comment expliquer quelle m’ait dévoilé l’existence du navire de Pertinax effectuant la contrebande ? Pourquoi avoir livré le nom des conspirateurs à Titus César ? Et m’avoir envoyé ce jour-là le bracelet de Sosia…

J’émis sans doute un grognement.

— Ne bougez pas, rugit Meto.

J’avais toujours soupçonné que, sous ces dehors ternes, pouvait se cacher un homme à l’intelligence aiguisée. Il avait soigneusement choisi la phrase susceptible de m’anéantir, avant de m’assommer avec le pommeau d’une épée qui traînait maintenant par terre, non loin de moi. Pour chercher à le distraire, je me mis à bafouiller :

— Je ne m’étais pas senti aussi bête depuis l’armée… Un officier nous avait dit que la séance était terminée, avant de nous foncer dessus, glaive au poing, alors que nous quittions le terrain d’entraînement… La leçon était claire : le seul ennemi digne de confiance est une charogne… (Tout bien réfléchi, je préférai ajouter :) Ou celui qui se trouve bien ligoté.

Se tenant directement au-dessus de moi, Meto s’excusa avec la plus parfaite hypocrisie.

— Navré.

En fait, la comédie était terminée. Je n’avais plus aucun doute ; dès l’instant où il m’avait frappé, il avait reconnu sa propre culpabilité.

— Où est Helena ? demandai-je.

— Je l’ai fait sortir.

Je m’efforçai de garder une voix calme, même si cette réponse me paniquait. Quel sort lui réservait-il ?

— Des gens vont me chercher, Meto.

— Pas tout de suite.

Je sentais monter en moi une violente colère.

— Vous aviez vraiment besoin de me dire cela sur elle ?

— Cela n’a d’importance que si vous avez de l’affection pour elle…

— Non, l’interrompis-je amèrement, l’important serait qu’elle ait eu de l’affection pour moi…

Il ramassa l’épée en rigolant.

— Si c’était le cas, mon pauvre Falco, vous avez mal joué le coup !

— C’est une vieille habitude, reconnus-je avec regret.

Je connais pourtant un cheval qui aurait juré sous serment du contraire…

 

Je restai immobile. Camillus Meto me semblait bien du genre à me flanquer un coup de pied dans les côtes ; je trouvais que les miennes avaient déjà assez donné pour cette affaire – d’ailleurs, elles me faisaient toujours souffrir. Esclave, j’avais su trouver la force de supporter les brutalités constantes, mais c’était du passé, et la seule menace suffisait maintenant à faire monter en moi une panique incontrôlée.

Un faible sifflement retentit à l’autre extrémité du passage. J’entendis Meto se diriger vers la porte et échanger quelques mots. Il me lança d’où il se trouvait :

— Mes hommes sont venus emporter les cochons d’argent. Je vous déconseille de tenter quoi que ce soit, Falco. N’oubliez pas votre belle – je l’emmène avec moi. Ni vous ni mon frère n’avez intérêt à lancer les poursuites.

Il sortit. Je demeurai par terre, ligoté. Incapable de maîtriser mes sentiments, j’avais fait capoter l’enquête. J’avais perdu l’argent, ma mie et le coupable ; et avant la fin de la journée, j’aurais selon toute vraisemblance dit adieu à cette vie ratée…

 

L’après-midi me parut sans fin. Quelqu’un me fit rouler à l’écart, puis des silhouettes sombres sélectionnèrent dans le tas les lingots marqués, cherchant avec méthode les barres estampillées. Parmi le groupe effectuant ces allées et venues, je reconnus les deux brutes épaisses qui avaient kidnappé Sosia. Ni l’un ni l’autre ne me prêtèrent attention.

Une fois leur tâche accomplie, ces forçats grimaçants quittèrent la cave, m’abandonnant dans la pénombre avec les barres de plomb.

Je sentis vaguement quelques vibrations. Les chariots remplis d’argent venaient sans doute de s’ébranler, profitant de l’effervescence suscitée par le Triomphe pour espérer s’échapper à travers les rues désertes en plein jour, malgré la réglementation.

Le faible espoir de voir la patrouille de prétoriens promise par Titus débarquer tandis que l’argent se trouvait encore là s’évanouit. Aucun garde ne serait disponible avant le retour de l’Empereur dans son palais, dans la soirée – et même alors, ceux qui devaient prendre leur tour de garde préféreraient certainement être de la fête…

De toute manière, Petronius Longus soutenait toujours qu’un prétorien était incapable de coincer une mouche.

Où diable se trouvait Petro à cette heure ?

Étant sur le dos, j’entrepris de me balancer d’un côté sur l’autre et parvins enfin, dans un gémissement, à basculer sur le ventre. Je sentis douloureusement le sang s’écouler à nouveau dans mes bras. Le visage dans la poussière, je jurai à plusieurs reprises – ça soulage toujours… – puis je relevai les pieds en pliant les genoux et tentai frénétiquement d’attraper mes chevilles avec mes mains liées.

Après avoir passé quelques minutes à gesticuler de façon ridicule, j’eus enfin un coup de chance : mes contorsions avaient libéré le poignard coincé à l’arrière de ma botte droite. Je le sentis glisser le long de ma jambe et l’entendis tomber sur le sol.

Je jurai à nouveau, avec une conviction retrouvée, et me redressai d’un coup violent.

Je me mis à ramper à la recherche du couteau. Cela se corsa vraiment une fois que je l’eus retrouvé. Je me tournai sur le côté en gigotant, puis m’inclinai légèrement sur le dos pour parvenir, après plusieurs tentatives infructueuses, à agripper le couteau entre mes doigts.

J’aurais sans doute réussi à défaire les liens autour de mes chevilles sans perdre un trop gros morceau de ma jambe mais, n’ayant rien d’un contorsionniste, je ne m’en serais pas trouvé libre pour autant, mes mains demeurant inaccessibles dans mon dos. Heureusement pour moi, les hommes chargés de transporter les lingots avaient fini dans un tel état d’épuisement qu’ils étaient partis en laissant la porte légèrement entrouverte. En sautillant et en me cognant, je parvins à la trouver de mémoire et guidé par un léger courant d’air. Je glissai le manche de ma dague entre la porte et le chambranle. En m’appuyant d’une épaule contre la porte je commençai à couper les liens retenant mes poignets.

Ce stratagème astucieux m’arracha beaucoup de sueur et me laissa quelques coupures aux deux bras…

Cela me prit du temps ; je frôlai l’apoplexie à plusieurs reprises, mais je finis par me libérer.