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Helena Justina portait rarement des bijoux, mais ce soir-là elle avait revêtu ses plus belles pièces. Malgré la pénombre, je sentis toute son angoisse. Se gardant bien de bouger, elle me demanda à voix basse :

— Que dois-je faire ?

— À mon avis, il faut lui obéir. Il n’est pas très grand, mais il est armé.

J’avais repéré l’ombre, à deux mètres sur ma droite. J’avais deviné la présence de la lame par instinct. Je fis glisser Helena vers ma gauche. Un rire moqueur se fit entendre.

— On cherche à dégager sa main pour mieux dégainer l’épée… Faudrait encore en avoir une ! Allez la gonzesse, fais passer le magot !

Avec un mouvement d’agacement, Helena décrocha ses boucles d’oreilles étincelantes, deux bracelets à tête de panthère, et sa fine tiare. Les mains chargées de toutes ces pièces, ses doigts eurent du mal avec le fermoir du collier.

— Laissez-moi faire…

— Monsieur a de l’entraînement ! railla le voleur.

Il n’avait pas tort, j’avais détaché bon nombre de colliers dans ma vie. Celui-ci ne me résisterait pas. Je pressai les deux boucles de métal l’une contre l’autre avant de les séparer avec une légère torsion ; quand il était porté, le poids du collier suffisait à les maintenir en place. Son cou restait doux et tiède après notre course folle – à quoi bon défaire un collier si l’on ne peut pas chatouiller la dame…

— Et voilà pour le nœud d’Hercule, fis-je en déposant la fine chaînette en or dans sa main.

Une main décharnée s’avança pour recevoir son dû. Puis il me lança avec hargne :

— Ta bague !

Je soupirai. Hormis des dettes, je n’avais jamais touché aucun autre héritage. Je lui lançai la chevalière de mon grand-oncle.

— Merci, Falco !

— Mais il vous connaît ! fit Helena, avec une note de reproche qui semblait m’être adressée.

À n’en pas douter, cette crapule traînait sur l’Aventin, mais il m’était parfaitement inconnu.

— Beaucoup de personnes me connaissent, remarquai-je sèchement, mais très peu d’entre eux auraient le nerf de voler la bague de mon grand-oncle !

Helena se raidit, comme si elle s’attendait à me voir bondir, l’arme au poing. Pour marquer le retour à la paix civile, Vespasien avait décidé de ne plus faire fouiller ses visiteurs – de toute façon, je n’étais pas suffisamment dingue pour me rendre au palais avec un couteau dans la manche. Je pouvais toujours sauter sur le type, mais les mains vides.

Notre voleur parut soudain distrait. En tendant l’oreille, je compris pourquoi : je perçus un sifflotement qui m’était familier. Le vaurien fila avec son butin.

Un homme pénétra dans l’allée et brandit sa torche.

— Qui va là ?

Un second individu vint le rejoindre à toute allure.

— C’est moi… Falco ! C’est toi, Petro ?

— Falco ? On vient de voir filer cette ordure de Melitus. Il t’aurait pas fauché quelque chose ?

— Des bijoux. On peut dire que tu tombes bien ! Il n’a pas pris mon sac d’or !

— Je m’en occupe. Un sac de quoi ?

— Un sac d’or.

Petronius Longus vint à ma rencontre. Arrivé devant moi, il découvrit ma naïade dans l’éclairage de la torche que tenait son second.

— Falco ! Mais c’est du parjure !

Il saisit le bras du patrouilleur et lui fit lever la torche à la manière d’un fanal. À compter de cet instant, il ne me regarda plus dans les yeux. Sous l’éclat de la torche, Helena resplendissait. Elle irradiait comme une opale. Elle avait des yeux vibrant d’excitation, un air décidé, et les plus belles épaules du secteur de la porte Capena.

Elle mesurait la même taille que moi ; Petro nous dépassait de dix bons centimètres. Il était vêtu de marron, sa matraque glissée dans la ceinture. Il portait des protections en cuir aux poignets, des genouillères, et un bandeau noué autour de son crâne presque chauve. Je l’avais connu plus gai – par exemple, quand il jouait à quatre pattes avec les chatons de ses enfants – mais là, il faisait grise mine. Helena se rapprocha de moi ; j’en profitai pour lui passer un bras autour de la taille. Petro hochait la tête, toujours incrédule. Alors, pétri d’ingénuité, le crétin ne put s’empêcher de demander :

— Tu m’avais bien parlé d’une potiche de vinaigre saumâtre… Mon salaud !

Avant que je puisse m’expliquer, Helena se dégagea et rétorqua avec un mince filet de voix :

— Là je me reconnais ! D’habitude il dit que je ferais passer les serpents de la Méduse pour des vers de pêche à la ligne…

Furieux, je lançai :

— Petronius Longus, pour un type silencieux, tu es devenu bien bavard !

 

Ne voyant pas ce que j’aurais pu dire à Helena, je m’en pris à Petro.

— C’est la fille d’un sénateur !

— Et où as-tu déniché ça ?

— Je l’ai gagnée aux dés !

— Sacré Jupin ! Où peut-on jouer ? demanda-t-il en s’emparant de sa main.

— Lâche-la, veux-tu ! Elle a déjà eu fort à faire ce soir avec Titus et Domitien César…

Le regard pétillant de m’avoir joué un bon tour et un sourire narquois aux lèvres, Petro embrassa la main d’Helena avec le respect exagéré qu’il réservait d’ordinaire aux vestales de la via Ostia. Je ne savais plus comment l’arrêter :

— Mars Ultor, Petro ! C’est la fille Camillus…

— Je l’avais compris ! Si c’était une de tes danseuses libyennes, elle serait déjà allongée sur le dos dans un de tes boudoirs…

Persuadé que je lui avais menti sur le compte d’Helena, il était furieux.

— Va pour le boudoir, fis-je en serrant les dents. Mais sur le dos…

Comme je l’avais prévu, il rougit ; il ne s’autorisait jamais la moindre remarque un peu crue devant les dames. Il la relâcha si brusquement qu’elle redressa le menton ; elle était pâle comme un linge.

Mon cœur flancha.

— Capitaine, pourriez-vous m’aider à regagner la maison de mon père ?

— Je m’en charge, intervins-je en espérant qu’il saurait rester à sa place.

Contre toute attente, Helena fit volte-face vers moi :

— Non merci ! Vous avez eu la gentillesse de me faire partager votre opinion, voici la mienne… (Elle avait baissé la voix mais Petro et moi n’en menions pas large.) En Bretagne, vous avez vécu un véritable séjour aux Enfers. Vous m’avez sauvé la vie. Vous seul à Rome gardez une lampe allumée en mémoire de ma cousine. Et malgré tout cela, vous demeurez un grossier personnage, bourré de préjugés et tournant tout à la dérision ! Vous manquez autant de bonnes manières que de bonté d’âme ! La plupart des choses que vous me reprochez…

— Je ne vous reproche rien…

— Mais vous me reprochez tout !

Elle était merveilleuse ! Comment avais-je jamais pu croire autre chose ? Errare humanum est…

— Didius Falco, je regretterai toute ma vie de ne pas vous avoir laissé tomber dans le Rhodanus quand j’en ai eu l’occasion !

Son sens de l’humour fouettait…

Elle était tellement exaspérée que je ne savais plus quoi faire. Je m’adossai au mur et fus pris d’un fou rire.

Petronius Longus, gêné, continuait de fixer le mur au-dessus de nos têtes. Il dit sans sourire :

— Y’a de quoi avoir des regrets… Même à l’armée, il n’a jamais appris à nager.

Elle pâlit davantage.

 

Nous entendîmes des cris, un bruit de pas. Les hommes postés au bout de la ruelle appelèrent d’une voix mesurée.

Inquiet, Petronius s’avança.

— Petro, aide-nous à sortir de ce cul-de-sac.

— Pourquoi pas, fit-il avec un haussement d’épaules. Allez, en arrière… (Il s’arrêta.) Mademoiselle, je peux vous…

— Laisse tomber, Petro ! lançai-je, amer. La princesse est avec moi.

— Vous pouvez lui faire confiance, se résolut-il à dire gentiment à Helena. Il est très doué dans les moments de crise.

— À l’en croire, fit remarquer Helena avec une lassitude feinte, il n’est pas doué que pour ça !

Venant d’une fille de sénateur, nous en avions le souffle coupé.

 

Nous nous sommes glissés hors de l’impasse pour nous retrouver dans une avenue encombrée. Les hommes de Petro grommelèrent. Devant la densité de la circulation, nous reculâmes ; Petronius m’adressa un grognement par-dessus son épaule.

— C’est un véritable essaim ! On se croirait aux ruches d’Hybla ! Il faudrait faire diversion…

— Oui, m’empressai-je de dire, ça nous arrangerait si tu les attirais loin de la rivière.

— Surtout n’oublie pas de crier si la dame te pousse dans le Tibre, histoire qu’on te voie tous te noyer ! Prêtez-moi donc cela.

Le sourire aux lèvres, Petronius défit la cape blanche que portait Helena Justina. Il en revêtit le plus fluet de ses hommes, qui s’engouffra dans le flot de véhicules sous les sifflets admiratifs du reste de la patrouille.

Petro disposa ses hommes pour qu’ils règlent la circulation au grand croisement de la via Ostia. Je connaissais d’avance le résultat : en l’espace de quelques secondes, plus rien ne bougea. J’observai la cape blanche d’Helena, perdue au milieu des conducteurs dressés sur leurs marchepieds, qui injuriaient tous la patrouille.

Nous avons profité de la panique généralisée pour nous sauver. Préférant accorder toute mon attention à Helena sans être embarrassé par mon sac d’or, je l’avais confié à Petro en lui demandant de le remettre à maman – en précisant bien que cela lui appartenait, pour qu’il n’y prélève pas son pourboire. Nous sommes repartis dans la direction par laquelle nous étions arrivés. Nous nous sommes vite retrouvés trop à l’ouest, mais dans des rues plus calmes.

Nous étions du côté où l’Aventin jouxte la rivière, près du pont Probus. Je fis un crochet vers le sud, dépassant l’Atrium de la Liberté, prenant le temps de boire un peu d’eau à la fontaine de la bibliothèque Pollio ; j’en profitai pour laver mes chaussures et mes jambes qui en avaient besoin. Helena Justina commença à faire de même, un peu hésitante. J’attrapai son talon et lui frottai vigoureusement les pieds comme le faisaient les esclaves au cours des banquets.

— Merci, murmura-t-elle doucement.

Je nettoyai ses sandales perlées avec une attention méticuleuse.

— Sommes-nous en sécurité ?

— Mais non, gente dame ! Il fait nuit et nous sommes à Rome. On nous poignarderait de dépit en voyant que nous n’avons plus rien à voler !

— Ne soyez pas agressif, dit-elle sur un ton cajoleur.

Je n’ajoutai rien.

J’hésitais sur la marche à suivre. Nos deux domiciles pouvaient être sous surveillance. Helena Justina n’avait pas d’amis dans le quartier ; toutes ses relations habitaient plus au nord. Je ne voyais qu’une solution, la conduire chez ma mère.

— Je n’ai pas besoin de vous expliquer la situation, fis-je.

Elle partageait mon analyse.

— Les cochons d’argent doivent se trouver passage de la Louve. (C’était la seule explication de l’étrange legs concocté à la dernière minute par son ex-mari.) Le nom de Pertinax figurait dans la lettre qu’on nous a volée ; il a compris qu’il était désormais proscrit. Il a donc imaginé ce codicille en prévision d’une trahison de ses complices, pour se venger en les privant du butin. Mais les lingots, il voulait que j’en fasse quoi ?

— Les rendre à l’Empereur. Vous êtes honnête, non ? demandai-je sèchement.

Je lui ai passé ses sandales et nous sommes repartis.

— Falco, pourquoi nous poursuivent-ils ?

— Une réaction excessive de Domitien ? Peut-être écoutait-il à la porte avant d’entrer… Et Titus a bien laissé entendre qu’il trouvait le legs suspect… Qu’est ce que c’est que ça ?

Un vacarme retentit. Un groupe de cavaliers surgit, sortis de nulle part. Une carriole vide aux parois hautes passa au même instant – le genre qu’utilisent les jardiniers. Nous sautâmes à l’intérieur et je relevai le panneau arrière. Nous sommes demeurés pétrifiés en entendant les chevaux filer.

Ce n’était peut-être qu’une coïncidence, mais je préférais ne pas courir de risque. Nous avions quitté le Palais depuis deux heures. La fatigue commençait à se faire sentir. Je levai la tête pour jeter un coup d’œil, et me cognai en la rabaissant trop vivement quand j’aperçus un homme à cheval ; je mis quelques secondes avant de réaliser qu’il s’agissait de la statue équestre d’un général, un peu verdissant du côté de la couronne de laurier… Un craquement se fit entendre.

— Nous voilà partis, marmonnai-je. Restons baissés…

La carriole faisait de l’arthrose, le cheval était asthmatique et le conducteur – à n’en pas douter, le plus vieux jardinier encore en activité – n’avait plus ses réflexes de jeune homme… On n’irait pas bien loin.

La carriole finit par s’arrêter dans une écurie et le jardinier rentra chez lui après avoir détaché son cheval. Toutefois, malgré le risque d’incendie, il oublia une bougie allumée ; soit il était ivre mort, soit le cheval avait peur du noir.

Nous étions seuls, à l’abri de tout danger. Petit problème : en regardant dehors, nous avons découvert un jardin public, cerné par des grilles de deux mètres cinquante. Et en partant, le jardinier avait soigneusement fermé le portail.

 

— Je vais prier pour ma pauvre mère, murmurai-je à Helena. Vous n’avez qu’à grimper par-dessus la grille pour aller chercher de l’aide !

— Si nous ne pouvons pas sortir, c’est que personne ne peut entrer…

— Il n’est pas question que je partage la couche d’un cheval…

— Je croyais que vous aviez le goût de l’aventure, Falco !

— Et moi qui vous croyais raisonnable…

Le cheval n’eut d’autre choix que de nous faire une place.