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Helena Justina se présenta à mon bureau le lendemain. Mon embarras fut immense. Une jeune demoiselle dans une tunique rose d’une taille peu convenable se tenait sur mes genoux, les jambes en l’air ; cette personne encombrante partageait mon petit déjeuner avec un manque de retenue certain… Elle était mignonne et l’instant ne manquait pas d’intimité ; autant dire que la visite d’Helena Justina me prit de court.

Helena Justina, fraîche et alerte, portait une tenue blanche flottante, et je me sentis mal à l’aise de voir une créature si altière gravir six étages pour me trouver dans ce taudis, mal rasé.

— J’aurais pu descendre…

— Pas du tout ! Je tenais à connaître votre royaume et à vous voir sur le trône !

Elle m’examina d’un air détaché, humant la mauvaise odeur.

— Ça m’a l’air assez propre. Quelqu’un s’occupe de vous ? Je m’attendais à des toiles d’araignée et des traces de rat.

Quelqu’un – maman – s’était activé un peu plus tôt ; les araignées avaient provisoirement décampé. Quant aux rats…

Je fis glisser ma charge gloussante sur le banc.

— Va attendre sur le balcon.

— Mais il y a le type, il pue !

Le serveur. Il ne pourrait pas rester éternellement. Je lâchai un soupir. Helena m’adressa un sourire diabolique.

— Didius Falco. À moitié endormi, un verre de vin à la main… C’est un peu tôt, Falco, même pour un type de votre espèce…

— Du lait chaud, grimaçai-je.

Comme j’avais l’air de mentir elle se pencha pour vérifier : c’était bien du lait chaud.

 

La fille du sénateur, toujours aussi condescendante et parfumée, s’assit sur la chaise réservée à la clientèle et fixa les yeux sur ma charmante compagne.

— Je vous présente Marcia, ma petite copine préférée.

Marcia, très possessive, se blottit contre moi et, du haut de ses 3 ans, lança un regard noir vers Helena qui dut y trouver un air de famille. Je saisis le col de sa tunique, dans l’espoir de la tenir un peu tranquille. Alors, horrifié, je vis la fille du sénateur tendre les bras par-dessus la table pour prendre Marcia et l’amener vers elle avec le naturel d’une personne sachant s’y prendre avec les enfants. Je repensai à la petite gamine bien élevée qui se tenait sur ses genoux à Londinium, et grommelai intérieurement. Marcia se laissa tomber dans ses bras, leva les yeux vers elle, pensive, et se mit à baver et faire des bulles.

— Tiens-toi bien, ordonnai-je sans conviction. Et essuie ta bouche.

Marcia s’essuya avec le mouchoir le plus proche, l’extrémité brodée du long foulard blanc d’Helena Justina.

— C’est la vôtre ? me demanda Helena d’un air réservé.

Cela me regardait si j’avais envie de jouer les crèches matinales.

— Non, dis-je sans donner plus de détails.

Ce n’était pas très courtois. Aussi ajoutai-je malgré moi :

— Ma nièce.

Marcia était l’enfant que mon frère Festus n’avait jamais connu.

— Elle est difficile parce que vous la gâtez trop, remarqua Helena.

Je lui expliquai que j’étais bien le seul ; elle parut satisfaite de cette réponse.

Marcia entreprit d’examiner les boucles d’oreilles d’Helena – des perles en verre bleu, montées sur des anneaux en or. Si elle parvenait à détacher les perles, elle les avalerait avant que j’aie le temps de tendre la main pour les lui arracher. Heureusement elles semblaient solidement soudées et bien accrochées aux délicates oreilles d’Helena. Pour ma part, j’étais plus attiré par les oreilles, qui ne demandaient qu’à être mordillées… J’eus l’impression qu’elle devinait mes pensées. Je lui demandai un peu rudement ce qu’elle souhaitait.

— Falco, mes parents dînent ce soir au Palais. Votre présence est requise.

— Partager l’auge de Vespasien ? m’exclamai-je, outré. Jamais de la vie, je suis un républicain convaincu !

— Oh, Didius Falco, ne faites pas tant d’histoires ! lança-t-elle, cinglante.

Marcia avait arrêté de faire des bulles. Elle se dandinait avec une joie manifeste.

— Vas-tu rester un peu en place ! ordonnai-je. (Elle était aussi lourde et gauche qu’un veau.) Vous feriez mieux de me la rendre, je ne peux pas parler avec vous si j’ai la tête ailleurs…

Helena la redressa sur ses genoux et lui essuya à nouveau le visage (trouvant d’elle-même le linge que j’utilisais à cet effet). Elle arrangea ses boucles d’oreilles tout en reprenant le cours de la conversation.

— Elle ne me gêne pas. Et pourquoi parler ? Falco, vous êtes vraiment trop bavard.

— Mon papa est commissaire-priseur…

— Je ne vous crois pas ! Mais arrêtez de vous faire du souci.

Je plissai les lèvres, vexé. Je crus un instant qu’elle en avait terminé, mais elle finit par avouer :

— Falco, j’ai essayé de voir Pertinax.

Je préférai ne rien dire plutôt que blesser ces belles oreilles ciselées comme des coquillages. Le spectre d’une autre femme en blanc, allongée à mes pieds, me prenait à la gorge.

— Je me suis rendue chez nous. J’espérais sans doute le prendre à froid, mais il n’était pas là.

— Helena… protestai-je.

— Je sais bien que je n’aurais jamais dû y aller, balbutia-t-elle.

— Ma chère, il ne faut jamais vous présenter seule chez un homme pour lui annoncer qu’il est un criminel. Il le sait trop bien : il vous le prouverait en vous sautant dessus avec la première arme venue ! Vous aviez prévenu quelqu’un de cette visite ?

— C’est quand même mon ex-mari, je n’avais rien à craindre…

— Au contraire !

Soudain son ton s’adoucit.

— Voilà que vous avez peur pour moi… Je suis désolée. (Un frisson me prit à l’estomac.) Je comptais vous emmener…

— J’aurais très volontiers accepté.

— Si j’y avais mis les formes… se moqua-t-elle.

— Si je vous savais en danger, dis-je avec sérieux, je n’attendrais pas votre invitation !

Elle écarquilla les yeux, surprise et stupéfaite.

Je bus mon lait.

 

J’avais retrouvé un certain degré de quiétude. Marcia nous contemplait tout en cajolant sa tête ébouriffée contre l’élégante poitrine d’Helena. Je regardai l’enfant – le prétexte était trop beau… – en me faisant prier.

— Alors, vous viendrez ce soir ? Ce dîner ne vous engage à rien, Falco. L’un de vos employeurs est venu spécialement de l’étranger pour vous rencontrer. Curieux comme vous êtes, ça m’étonnerait que vous ne mordiez pas…

— J’ai tant d’employeurs que ça ?

Elle dit qu’elle m’en connaissait bien deux, et même peut-être trois. Je tentai de faire un lien entre double employeur et double salaire, mais elle répliqua :

— Vous recevrez ce dont vous êtes convenus avec mon père. Soyez en toge, n’oubliez pas votre serviette, et vous pourriez envisager un placement chez votre barbier… Et surtout, ne me faites pas honte !

— Pour ça, ma chère, vous vous débrouillez fort bien toute seule. Rendez-moi ma nièce, grognai-je avec humeur.

Elle s’en débarrassa enfin.

 

Après son départ j’ai pris Marcia par la main et nous sommes allés sur le balcon. Une fois débarrassé du serveur qui ronflait sur son grabat, vêtu d’un simple linge, nous avons attendu dans les effluves pestilentielles de voir sortir Helena. Nous l’avons vue monter dans sa chaise ; sa tête minuscule faisait l’effet d’un bouton de tek brillant, comme posé sur un voile de neige. Elle ne regarda pas vers nous, ce qui me peina un brin.

— Quelle jolie dame, déclara Marcia qui avait d’ordinaire un certain penchant pour les hommes – je l’encourageais dans cette voie, estimant qu’elle aurait ainsi le temps de s’en lasser, ce qui me garantirait un peu de tranquillité quand elle aurait 13 ans.

— Je ne dirais pas les choses comme ça, marmonnai-je.

Marcia me lança un regard en biais d’une maturité surprenante.

— Oh, Didius Falco, ne faites pas tant d’histoires !

 

Je me rendis à mon tour chez Pertinax. Comme je l’avais dit à Helena, c’était idiot… Heureusement, la brute épaisse n’était toujours pas rentrée.