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J’accompagnai mes sœurs et leurs douze gamins au Triomphe de Vespasien. Cela devrait suffire à assurer le repos éternel de mon âme aux Champs Élysées.

Je me débrouillai pour rater la partie rasoir du défilé, avec les consuls et sénateurs, tout simplement en oubliant de me réveiller – même avec le vacarme, je n’eus aucune peine à dormir paisiblement, perché au sixième étage tel un œuf de colombe posé dans un nid à la cime d’un pin. L’armée se regroupa sur le Champ de Mars avant de défiler. Vespasien et Titus prirent place sur des trônes en ivoire, sous le portique d’Octavia, pour recevoir l’acclamation des troupes. Lorsque leurs vivats déchirèrent les cieux, même un type hibernant sur l’Aventin n’aurait eu d’autre choix que de sauter hors du lit. Tandis que la famille impériale se tapait un petit déjeuner sous l’Arc de Triomphe, je sortis ma tunique des grands jours, pris le temps d’arroser les fleurs sur le balcon et de me coiffer. Je me dirigeai vers le nord, à la lèvre un doux chant, et passai sous les arcades enguirlandées, avant de m’enfoncer dans un océan sonore.

C’était une belle journée, délicieuse et chaude. Sale temps pour les retardataires : quand je sortis, la foule était déjà dense. Les temples étaient grands ouverts, mais on avait fermé les thermes. L’encens brûlait sur des milliers d’autels et se mêlait aux odeurs dégagées par un demi-million d’individus transpirant dans leurs tenues de fête sans pouvoir se baigner de la journée… Hormis un ou deux cambrioleurs acharnés se faufilant discrètement avec leur butin dans des ruelles à l’écart, tous ceux qui ne se trouvaient pas dans le défilé étaient occupés à le regarder. Une telle masse de curieux s’était agglutinée le long du parcours que les chars et marcheurs peinaient à se frayer un chemin.

Mon beau-frère Mico (le plâtrier) avait pour une fois fait preuve d’utilité. On l’avait envoyé à l’aube dresser pour nous un échafaudage devant la demeure d’un pauvre citoyen qui n’en demandait pas tant. Il n’y avait pas vraiment la place pour un échafaudage… Mais quand les troupes de l’édile surprirent la famille Didius au grand complet, perchée sur ce nid de fortune, coiffée de chapeaux de paille et se goinfrant de melon juteux, les gourdes de vin bien entamées et les injures prêtes à fuser, ils acceptèrent une tranche de melon chacun et s’éloignèrent sans chercher à démonter l’installation.

Heureusement j’avais raté le passage des sénateurs et j’arrivai au moment où les trompettes et les cors défilaient devant nous, leurs pavillons en forme de cloches retournées se dressant au niveau de nos têtes. Victorina et Allia me couvrirent d’injures, mais le reste de la famille préféra ne pas s’user les cordes vocales à me reprocher mon retard.

Profitant d’une pause momentanée dans les rangs des trompettistes époumonés, Victorina se souvint à voix haute :

— Vous vous rappelez le Triomphe donné après la conquête de la Bretagne, quand Marcus a été malade tellement il avait peur des éléphants de l’empereur ?

Les éléphants n’y étaient pour rien. À l’époque, j’avais 7 ans, et j’étais assis par terre, devant un plateau de confiseries persanes qu’on avait placées à l’ombre. Du Triomphe britannique, je ne vis que des jambes… Je passai l’après-midi à grignoter cinq kilos de dattes frites fourrées au miel ; mes lèvres étaient tout endolories d’avoir léché tant de sel, et mon estomac ne manqua pas de se révolter. Je n’eus même pas le plaisir de voir les éléphants…

Maïa me lança un chapeau. De toutes mes sœurs, Maïa était celle qui me témoignait le plus de bienveillance – à l’exception d’avoir importé dans la famille mon beau-frère Famia. Ce Famia était vétérinaire pour chevaux – pour les courses de chars, je vous prie ! Il était employé par l’équipe des Verts. Même si je n’avais pas été un fervent supporter des Bleus, je l’aurais trouvé d’une médiocrité crasse. À vrai dire, je ne pouvais sentir aucun de mes beaux-frères, ce qui expliquait en partie mon aversion pour les réunions de famille. Affecter d’être courtois envers des imbéciles et des paniers percés ne me semblait pas la meilleure façon de passer un jour de fête. À part le mari de Galla – qu’elle avait provisoirement abandonné dans une décharge – ces lamentables individus se montrèrent à un moment ou à un autre de la journée, et je me consolai d’avoir à les subir en imaginant à quel point leurs épouses leur menaient la vie dure.

La journée traînait en longueur. Après les louanges à la trompette, on eut droit au butin de guerre. Titus n’avait pas menti : on n’avait jamais rien vu de semblable nulle part dans le monde. Une année s’était écoulée depuis l’arrivée de Vespasien sur le trône, six mois depuis son retour de campagne : plus de temps qu’il n’en fallait au Palais pour organiser un spectacle grandiose… Au fil des heures, nous avons assisté à une série de tableaux figurant les moindres faits et gestes de la campagne de Vespasien en Judée : déserts et rivières, villes capturées et villages incendiés, armées dévalant des plaines sous un soleil de plomb, engins pour tenir les sièges (conçus par Vespasien lui-même)… Tout cela défila sous nos yeux sur des chars mesurant jusqu’à deux ou trois étages… Vinrent ensuite de longues estrades décorées de rames sur leurs flancs, figurant des voiliers à la haute mâture, dans de violents crissements d’essieux et des vapeurs de peinture fraîche. J’eus un petit faible pour ce genre de navire ; voguer sur la terre ferme ne me semblait pas une si mauvaise idée.

Cela n’en finissait pas. Les interminables rangs de portefaix en tenue rouge, coiffés de la couronne de lauriers, paradaient à travers la ville. Après avoir quitté le Champ de Mars, leur itinéraire les conduisait devant tous les théâtres, aux pieds desquels la foule s’était massée, puis les amenait à traverser le marché aux bestiaux, contourner le Cirque pour aboutir au Forum, terme du parcours, après être remontés entre le Palatin et le Caelius, par la via Sacra. Ils portaient des bannières et des tentures, tissées dans les plus riches étoffes babyloniennes, peintes par les plus grands maîtres ou incrustées des plus fines broderies. Balancées sur des palanquins, les statues des dieux chéris de la ville étaient livrées à notre admiration, costumées pour l’occasion. Et les trésors s’étalaient à l’envi, dans une démesure insensée : bien sûr l’or et les bijoux récupérés dans les ruines de Jérusalem, mais aussi toutes les merveilles inouïes arrachées avec ruse aux contrées les plus riches de la planète, à l’instigation de Vespasien. On avait entassé les pierres précieuses comme elles venaient, sur des litières, comme si toutes les mines des Indes avaient eu le hoquet dans la nuit : onyx, sardoines, agates, améthystes, émeraudes, cristaux de gypse, jacinthes, saphirs, turquoises, lapis-lazuli… Suivaient, empilés sur des brancards, les couronnes et diadèmes en or des princes vaincus, comme hérissés de rayons de soleil, et d’autres ornés de rubis effarants et de perles énormes. Et toujours plus d’or, à en faire briller les rues tandis que ce flot ininterrompu s’écoulait pesamment vers le Capitole en une extravagante boursouflure.

Je me souviens que, vers le milieu de l’après-midi, le niveau sonore commença à faiblir – non tant parce que la foule avait perdu la voix ou se lassait, mais comme si cet étalage d’exubérance impériale n’était plus accueilli avec la joie enfantine un peu démonstrative du début. De simples applaudissements ne semblaient plus suffire. L’interminable colonne redoubla de fierté au passage du joyau de la procession : le trésor du Temple sacré de Jérusalem – un étrange chandelier à sept branches, une massive table en or et le célèbre Pentateuque, les cinq manuscrits de la loi juive.

— Festus aurait mérité de voir ça, gémit Galla.

Nous avions tous la larme à l’œil – il faut reconnaître que le vin avait généreusement coulé…

Il y eut comme un temps mort. Maïa et moi avons aidé les enfants à redescendre sur le trottoir, et nous les avons escortés, une fois regroupés par famille, vers les latrines publiques les plus proches. Tout ce petit monde regagna ensuite l’échafaudage et l’on distribua de l’eau pour éviter de se déshydrater.

— Oncle Marcus, je vois un monsieur qui a mis la main dans la jupe d’une dame !

Marcia ! La petite avait le sens de l’observation ; elle n’en était pas à son premier coup d’éclat de la journée. Sa mère Marina ne releva pas ; épuisée par les commentaires gênants de sa gamine, elle ne réagissait que rarement.

— Pour être pris la main dans le sac… remarquai-je sans réfléchir.

— Grands dieux, Marcus, c’que tu peux être vulgaire ! lança Maïa, outrée.

 

Des bêtes d’une blancheur éblouissante, les cornes fleuries, étaient conduites par des prêtres à la démarche souple, choisis parmi chaque collège sacré de la ville. Des joueurs de flûte les accompagnaient dans des volutes d’encens, tandis que de jeunes danseuses se livraient à leurs acrobaties démonstratives là où il restait un peu de place. Des acolytes portaient des encensoirs en or et les instruments devant servir au sacrifice.

— Oncle Marcus, le monsieur est là, celui qui pue !

Un visage dans la foule… enfin, une odeur…

Je l’aperçus dès qu’elle eut crié. Il se tenait adossé à une colonne de portique, de l’autre côté de la rue. Ce long visage au teint bilieux, cette maigre chevelure dégoûtante, c’était bien lui : le serveur que j’avais retrouvé chez moi à mon retour de Bretagne. Ce n’était sans doute pas un hasard si Smaractus avait profité de mon absence pour me trouver un remplaçant. On avait planté ce débris putride chez moi à dessein, pour m’espionner. Et il m’espionnait toujours… Me débarrassant d’une petite de 2 ans qui trônait sur mes épaules, je chargeai discrètement Maïa de superviser la situation tandis que je m’absentais, prétextant une histoire de tuyau hippique.

Je ne crois pas que Maïa m’ait jamais vraiment pardonné.