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Je filai vers la chambre. Le rideau fusa sur la tringle. La demoiselle se redressa vivement, l’air coupable, laissant échapper mes carnets de notes.

— Donnez-moi ça ! vociférai-je.

Là, j’étais vraiment fâché.

— Vous êtes poète ? fit-elle, cherchant à gagner du temps. Aglaïa, blanche colombe semble parler d’une femme. Vous écrivez toujours sur les femmes ? Je trouve vos vers plutôt grossiers… Je suis vraiment désolée. J’étais curieuse de…

Aglaïa était une vieille connaissance, pas plus blanche que colombe… D’ailleurs, Aglaïa n’était pas son nom.

Elle me fixait toujours avec son regard désarmant, mais cela aggravait son cas. Les plus jolies femmes perdent de leur éclat si elles mentent comme elles respirent.

— Question grossièreté, je peux faire beaucoup mieux, lui balançai-je, cinglant. Sosia Camillina… pourquoi portiez-vous un sauf-conduit avec une fausse identité ?

— J’avais peur, protesta-t-elle. Je n’ai pas voulu vous dire mon vrai nom, parce que je ne savais pas quelle idée vous aviez derrière la tête.

Je n’en savais trop rien moi-même.

— Qui est cette Helena ?

— Ma cousine. Elle se trouve en Bretagne. Elle est divorcée.

— Pour faire l’originale… ou parce qu’elle trompait son mari ?

— Elle m’a dit que c’était trop compliqué à expliquer.

Jamais marié moi-même, j’étais pourtant expert en matière de divorce.

— Ah, l’adultère… fis-je tristement. J’ai connu nombre de femmes exilées vers de lointaines îles sous prétexte d’immoralité, mais les îles britanniques, je trouve ça un peu dur !

Étonnée, Sosia Camillina me demanda :

— Et pourquoi ?

— J’y suis déjà allé.

Je restai évasif, préférant ne pas m’étendre sur la débâcle qui avait suivi la révolte de Boudicca. Elle devait avoir 6 ans à l’époque et ne s’en souvenait donc pas. Je n’avais aucune envie de m’embarquer dans une leçon d’histoire.

Elle me demanda de but en blanc :

— Pourquoi votre ami vous a-t-il traité de sournois ?

— Je suis un farouche républicain, ce qui me rend dangereux aux yeux de Petronius Longus.

— Et pourquoi êtes-vous républicain ?

— J’estime que tout homme libre doit avoir son mot à dire sur le gouvernement de la cité où il réside. Il est anormal que le Sénat confie tous les pouvoirs, à vie, à un seul homme. Même s’il n’est pas fou, corrompu ou immoral, il a toutes les chances de le devenir. Et je déteste voir Rome transformée en un asile dirigé par une poignée d’aristocrates, eux-mêmes manipulés par des esclaves affranchis beaucoup trop cyniques… alors que la majorité de la population n’arrive pas à gagner de quoi vivre décemment.

Je n’aurais su dire ce qu’elle pensait de tout cela. Sa question suivante fut pragmatique à souhait.

— Un enquêteur privé gagne bien sa vie ?

— En ne négligeant aucun moyen légal, on arrive à grappiller de quoi tenir. Les jours fastes, une table garnie d’un rien suffit à nous mettre la rage au ventre. Alors, on s’en prend à toute l’injustice du monde.

À ma décharge, je dois avouer que j’étais bien ivre. J’avais suivi Petro verre pour verre.

— Comme ça, vous trouvez le monde injuste ?

— Petite, je n’en doute pas un instant.

Sosia me contemplait, pensive, comme triste à l’idée que la vie m’ait traité durement. Je la regardais droit dans les yeux. Moi aussi, j’avais le vague à l’âme.

 

Me sentant fatigué, je retournai dans le salon. Après quelques instants, elle me rejoignit.

— J’ai encore besoin d’aller aux toilettes.

J’éprouvais l’angoisse de celui qui, ramenant chez lui un mignon petit chiot, réalise seulement au sixième étage qu’il a un léger souci. Inutile de paniquer. Mon appartement était certes spartiate, mais j’avais une vie des plus hygiéniques.

— Eh bien, fis-je avec malice, il y a plusieurs solutions… Vous pourriez descendre et tenter de convaincre Lenia de vous ouvrir la blanchisserie, ou courir au bas de la rue jusqu’aux toilettes publiques ; mais n’oubliez pas d’emporter la piécette pour payer à l’entrée – ce serait dommage d’avoir à remonter les six étages !

— J’imagine, lança-t-elle d’un ton hautain, que vous et vos copains urinez du balcon ?

Je pris mon air le plus offusqué, même si je ne l’étais qu’à moitié.

— Vous ne savez pas que c’est interdit par la loi ?

— Je ne vous croyais pas si respectueux des lois sur les nuisances publiques ! railla-t-elle.

Elle commençait à se faire une petite idée du genre de la maison et de son patron. Je lui fis signe du doigt. Elle me suivit vers la chambre où je lui montrai l’installation rudimentaire dont je faisais usage.

— Merci, dit-elle.

— De rien.

Je ne me privai pas d’affirmer mon indépendance en allant uriner du balcon.

 

Quand elle revint, elle me trouva plongé en pleine réflexion. Contrairement à d’habitude, pour cette histoire d’enlèvement, j’avais du mal à me faire une idée générale. Je ne savais pas si l’essentiel m’échappait encore où si je possédais déjà tous les éléments. Le sénateur à qui on l’avait enlevée jouait-il un rôle politique ? On avait peut-être cherché à influencer son vote ? Cette hypothèse ne me contentait guère. Sosia était beaucoup trop belle. Il devait y avoir autre chose.

— Vous allez me ramener chez moi ?

— Il est trop tard. Ivre comme je suis, ce serait trop dangereux.

Lui tournant le dos, je me dirigeai vers ma chambre et m’effondrai sur mon lit. Elle demeura sur le pas de la porte.

— Où vais-je dormir ?

L’alcool m’avait vraiment monté à la tête. Allongé de tout mon long, je tenais mes carnets serrés tout contre moi. Je me sentais juste capable de quelques gestes maladroits ou de sortir quelques idioties.

— Contre moi, belle déesse ! m’exclamai-je, avant d’ouvrir grand mes deux bras, l’un après l’autre.

Elle prit peur.

— Parfait ! finit-elle par rétorquer.

La petite ne manquait pas d’aplomb. Je lui adressai un faible sourire, puis repliai les bras. Je n’étais pas très tranquille moi non plus. J’avais pourtant raison. Le risque aurait été trop grand de faire un pas dehors avec un être si convoité. Surtout à la nuit tombée. Dans Rome. À travers ces ruelles sombres à l’extrême, grouillantes de racaille. Elle était plus en sécurité auprès de moi.

« L’était-elle vraiment ? » m’a-t-on demandé par la suite. Je me débrouillai pour ne pas répondre. J’ignore toujours si Sosia Camillina se trouvait en sécurité avec moi cette nuit-là.

 

Je lui dis d’un ton bourru :

— Les invités prennent la banquette. Les couvertures se trouvent dans le coffre en bois.

Je la contemplai tandis qu’elle se confectionnait un cocon élaboré. Elle s’en sortait très mal et me rappelait les légionnaires fraîchement recrutés, lorsqu’ils se retrouvent à huit sous une tente, dans leur tunique qui les gratte, sans savoir comment on installe sa couche. Elle s’affaira autour de la banquette pendant une éternité, bordant bien trop serré un nombre trop élevé de couvertures.

— Il me faut un oreiller, se plaignit-elle enfin avec la moue boudeuse de l’enfant qui ne peut s’endormir sans avoir observé son rituel quotidien.

L’alcool aidant, grisé par toute cette excitation, je me sentais bienheureux. Que m’importait, à moi, d’avoir ou non un oreiller ? Je glissai la main derrière la tête et lui balançai le mien. Elle parvint à s’en saisir malgré mon lancer approximatif. Sosia Camillina l’inspecta comme si elle y cherchait des puces. Je sentis monter en moi un nouvel accès de ressentiment contre la noblesse. Même si quelques bestioles y avaient élu domicile, elles étaient prisonnières d’une taie rouge et violette que maman m’avait offerte à mon corps défendant. Je n’allais pas supporter beaucoup plus longtemps cette gamine un peu trop fouineuse qui se permettait de jeter un regard méprisant sur mon petit intérieur.

— Il est tout à fait propre. Vous pouvez vous en servir sans crainte. Et tâchez de montrer un peu plus de gratitude !

Elle l’installa avec soin au bout de sa couche. Je soufflai sur la lampe. Un enquêteur privé sait très bien se conduire en gentleman, surtout lorsqu’il a trop bu pour en faire autrement.

Je dormis comme un nouveau-né. J’ignore s’il en alla de même pour mon invitée. Sans doute pas.