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Le lendemain matin, après m’être habillé, je fis mes bagages et frappai à la porte d’Helena avant de descendre. J’étais assis sur les marches devant la maison, occupé à lustrer mes bottes avec de la graisse d’oie, lorsqu’elle fit son apparition. Elle s’arrêta derrière moi. Je m’appliquai à lacer mes bottes pour éviter de lever les yeux vers elle. Je ne m’étais jamais senti aussi gêné.

Helena Justina lança sèchement :

— Nous aurions mutuellement intérêt à mettre un terme immédiat à notre contrat.

— Madame, j’ai pour habitude de terminer ce que je commence.

— Je ne vous payerai pas, fit-elle.

— Vous pouvez vous estimer délivrée de tout engagement, dis-je.

 

Il me semblait exclu de l’abandonner purement et simplement. J’attrapai ses bagages sans lui demander son avis et me mis en route pour aller retrouver notre bateau. Un marin l’aida fort galamment à monter à bord ; on ne se soucia pas de moi. Elle se dirigea vers la proue où personne ne vint la déranger. Pour ma part, je m’allongeai à même le pont, les pieds posés sur ses bagages.

Contrairement à moi, elle eut le mal de mer. Je m’avançai vers elle.

— Je peux faire quelque chose ?

— Laissez-moi !

Je m’exécutai, et elle ne parut pas s’en porter plus mal.

 

Durant toute la traversée de Gaule en Italie, ce furent nos seules paroles échangées. Arrivés à Ostie, elle se retrouva à mes côtés dans la cohue du débarquement. Ni elle ni moi n’avons prononcé un seul mot. Je laissai plusieurs voyageurs la bousculer sans lever le petit doigt. Je finis par la faire passer devant moi et je pris les coups à sa place. Elle gardait les yeux fixés droit devant elle ; moi aussi.

Je franchis la passerelle en premier et parvins à louer une chaise ; elle s’y installa sans rien dire. Je flanquai les bagages sur le siège en face d’elle et trouvai une deuxième chaise pour moi.

Nous entrâmes dans Rome en fin d’après-midi. Le printemps était là. Les rues grouillaient d’une animation retrouvée. Arrivés à la porte Ostia, nous avons dû patienter un certain temps. Je payai un jeune garçon qui partit prévenir sa famille de son arrivée. Je fis quelques pas en avant pour tenter de comprendre la raison du délai. En me voyant, Helena Justina passa la tête à la fenêtre de sa chaise. Je m’arrêtai.

Je continuai à scruter l’horizon.

J’allais repartir quand elle me demanda :

— Vous parvenez à voir quelque chose ?

Je m’accoudai au rebord de la chaise.

— Des carrioles de livraison, répondis-je, le regard toujours fixé plus loin devant. Ils attendent le couvre-feu pour entrer. On dirait qu’une charrette de vin a déversé sa cargaison poisseuse… (Je me tournai vers elle pour la regarder droit dans les yeux.) J’aperçois aussi une espèce de cortège officiel. Des soldats, des bannières… Sans doute un type important et son escorte, prêts à entrer en ville en grandes pompes…

Elle soutint mon regard. Je n’ai jamais été très doué pour les réconciliations. Je sentais les veines de mon cou se contracter.

— Didius Falco, savez-vous que mon père a fait un pari avec oncle Gaïus ? demanda-t-elle avec un vague sourire. Oncle Gaïus étais sûr que je vous congédierais d’un claquement de doigts. Mais père pensait que vous me plaqueriez avant.

— Ce sont de vilains personnages, remarquai-je prudemment.

— À nous de leur donner tort, Falco.

Mon front se plissa.

— On ne va pas gâcher un pari si amusant !

Croyant que j’étais sérieux, elle détourna brusquement le regard.

Je sentais une douleur au creux de mon estomac ; je diagnostiquai sans peine une bonne dose de culpabilité. Je lui effleurai la joue avec un doigt, comme je le faisais à Marcia, ma petite nièce. Elle ferma les yeux, sans doute par dégoût. Les véhicules s’ébranlèrent. Alors elle murmura, abattue :

— Je ne veux pas rentrer à la maison.

Je compatissais, comprenant très bien ce qu’elle éprouvait. Elle les avait quittés au moment de son mariage, avait dirigé sa propre demeure – sans doute avec talent. Elle n’avait plus de foyer à elle. Elle n’envisageait pas une seconde de se remarier – son frère me l’avait dit en Germanie. Elle devait donc rentrer chez son père : Rome n’offrait aucun autre choix aux femmes. Elle serait condamnée à une vie futile qui ne lui disait plus rien. Elle avait connu une brève évasion, avec son séjour en Bretagne. Mais l’heure du retour avait sonné.

Je compris qu’elle paniquait pour de bon, ce qui l’avait sans doute poussée à se confier à moi.

Me sentant toujours coupable, je lançai :

— On dirait que vous avez encore le mal de mer. Je préfère remettre mes clients en meilleur état. Venez, je vais vous montrer Rome vue des hauteurs, ça vous donnera meilleure mine.

Je dois avoir un don pour monter les plans les plus abracadabrants. À l’est de la ville, à des milles d’où habite son père, on peut gravir les remblais de l’ancien mur d’enceinte. Une fois que l’on a laissé derrière soi les cahutes criardes des marionnettistes, les dresseurs de ouistitis et autres tisseurs indépendants quémandant du travail, les vieux remparts construits sous Servius Tullius offrent un cadre agréable pour une balade. Pour y arriver, nous avons dû plonger au cœur de la ville, traverser le Forum et gagner l’Esquilin. La plupart des gens préfèrent passer par le nord, à la porte Collina ; j’eus le bon sens de la conduire dans l’autre direction, ce qui permet de descendre ensuite par la via Sacra, avec une bonne moitié du chemin déjà parcourue.

 

Les dieux seuls savent ce que pensèrent les porteurs. Mais, sachant ce qu’ils ont coutume de voir, j’ai ma petite idée sur le sujet…

Une fois gravis les remparts, nous nous sommes promenés côte à côte. En ce début d’avril et à une heure où les gens s’apprêtaient à dîner, nous étions quasiment seuls. Je retrouvai un spectacle familier. Je ne connais rien de comparable au monde… Des immeubles de six étages dans des ruelles étroites qui toisent les palais et villas privées sans le moindre respect des préséances sociales… Cette lumière d’un beige doré qui s’égrène sur les toits des temples et scintille dans le jet des fontaines… Même en avril, l’air semblait chaud comparé à l’humide fraîcheur britannique. Au cours de notre promenade, nous avons compté une à une les sept collines. En arrivant à l’ouest, le long de la crête de l’Esquilin, la brise nocturne nous soufflait au visage. On y décelait le fumet envoûtant des ragoûts de viande mijotant dans des centaines d’échoppes plus ou moins douteuses, ou encore une délicate senteur d’huîtres au coriandre marinées dans une sauce au vin blanc, et de porc braisé au fenouil, agrémenté de poivre en grains et de pignons de pin – le menu concocté dans la cuisine débordant d’activité de quelque villa située juste en contrebas. L’écho lointain d’un tumulte animé parvenait jusqu’à nous : les vendeurs ambulants, les orateurs, le bruit des ânes, des sonnettes et des ballots qu’on déchargeait, le pas cadencé d’un détachement de gardes, les sons grouillants d’une humanité entassée comme nulle part dans l’Empire ou dans le reste du monde connu.

Je m’arrêtai. Je tournai mon visage vers le Capitole, en souriant. Je sentais par instants la longue cape d’Helena me frôler. Je pressentais confusément que nous touchions au but. Quelque part dans cette métropole rôdaient mes proies. Il me restait à trouver les preuves susceptibles de convaincre l’Empereur et à identifier la cachette des cochons d’argent volés. J’avais déjà une partie de la réponse. Le dénouement approchait, et ma confiance grandissait. Heureux de me plonger dans ce décor familier et convaincu d’avoir fait de mon mieux en Bretagne, je sentis enfin se relâcher le désespoir qui m’avait saisi après la mort de Sosia.

Me tournant vers Helena Justina, je la surpris en train de me regarder. Elle aussi avait surmonté sa tristesse. Son problème n’avait jamais été très grave ; elle avait fait son propre malheur, pour un temps seulement. Beaucoup de personnes agissent de la sorte, quelquefois pendant une vie entière. Si certains se complaisent dans le malheur, ce n’était pas le cas d’Helena. Elle était trop lucide et ne se jouait pas la comédie. Quand on la laissait en paix, son visage était calme et son âme sereine. Je ne doutais pas qu’elle finirait par retrouver un peu d’indulgence envers elle-même. Peut-être pas à mon égard, mais je ne pouvais lui en vouloir de me détester. Quand je l’avais rencontrée, je n’étais moi-même pas tendre à mon égard.

— Vous allez me manquer, fit-elle, moqueuse.

— Comme une ampoule dès que la douleur s’en va…

— Tout à fait !

Cette plaisanterie nous fit rire.

— Certaines clientes demandent à me revoir, la taquinai-je.

— On se demande bien pourquoi ? me lança-t-elle avec son impertinence coutumière, les yeux malicieux. Vous exagérez tant que ça le montant de la facture ?

Elle avait perdu quelques kilos récemment, mais elle conservait des formes attrayantes et sa coiffure me plaisait toujours autant. Je lui souris.

— Seulement si j’ai envie de les revoir.

— Je demanderai à mon comptable de ne laisser passer aucune erreur, railla-t-elle.

Son père et son oncle avaient perdu leur pari. Cela n’avait aucune chance de durer, mais pour l’instant nous restions amis.

Son teint avait rosi et ses cheveux voletaient dans le vent ; dans cet état, je pouvais la remettre sans crainte à sa famille. Ils auraient une piètre idée de moi, mais cela valait mieux que la vérité.

 

Je connais deux bonnes raisons d’emmener une fille se promener sur les remparts. On y respire le bon air, ce que nous avions fait. J’envisageai un instant la deuxième raison, puis me ravisai. Notre long voyage s’achevait. Je la ramenai chez elle.