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Le détournement des lingots s’opérait avec une grande ingéniosité. Apparemment, on avait puisé dans les mines britanniques – surveillées à mon époque de très près par l’armée… – aussi facilement que ces particuliers qui branchent des colonnes d’alimentation illégales tout le long de l’aqueduc claudien. L’argent en barres s’écoulait à flots jusqu’à Rome, comme les eaux des sources céruléennes. Je regrettais de ne pas m’être livré à un tel trafic avec Petro, dix ans plus tôt.

Comme je passais devant la prison de la porte Capena, j’en profitai pour prendre quelques nouvelles des deux vagabonds arrêtés le matin devant le domicile du sénateur. Manque de chance, Pertinax les avait laissés filer, affirmant qu’il manquait de preuves pour les garder. J’adressai un regard complice au planton de service, laissant transparaître tout mon dépit.

— Comme d’habitude ! Il a pris la peine de les interroger, au moins ?

— Juste le temps d’échanger quelques gentillesses.

— Génial ! C’est qui au juste, ce Pertinax ?

— Un type arrogant, se plaignit le deuxième classe.

Lui et moi connaissions trop bien ce genre de personnage. Nous échangeâmes un regard éloquent.

— Il est simplement incompétent ou bien est-ce qu’il y a autre chose ?

— Je dirai juste que sa tête ne me revient pas, mais il n’est pas le seul.

Je souris.

— Entre nous, fis-je du ton le plus cajoleur, vous n’auriez pas entendu parler d’un lingot de plomb ? C’est officiellement confidentiel, si vous voyez ce que je veux dire…

Du bluff parfait – je n’y comprenais rien moi-même. Il affirma sèchement qu’il avait reçu l’ordre de ne rien dire. Je lui balançai quelques piécettes, ça ne rate jamais !

— Un livreur l’a rapporté la semaine dernière, il espérait décrocher une récompense. Le magistrat s’est déplacé en personne pour le voir. Le livreur habite… (nouveau petit tintement magique)… une cabane au bord de la rivière, sur la rive transtibérine… à l’enseigne du turbot… juste à côté du pont Sulpicius…

 

Je trouvai sans peine la cabane, mais pas le livreur. Trois jours après que son cheval eut trébuché de nuit sur le cochon d’argent, deux pêcheurs en canot l’avaient retrouvé dans le Tibre. Ils l’avaient emmené sur l’île Tibre, à l’hospice du temple d’Esculape. La plupart des patients y mouraient ; le livreur n’avait pas de souci à se faire – il était déjà mort.

Avant de quitter l’île, je m’attardai un instant sur le vieux pont Fabricius et m’accoudai au parapet pour réfléchir. On m’aborda de façon un peu trop fortuite.

— C’est toi Falco ?

— Qui le demande, princesse ?

— Je m’appelle Astia. Tu t’intéresses au noyé ?

Ce devait être sa petite amie. C’était une créature chétive toute blanchâtre, le genre crevette, avec le visage dur et fatigué de ceux qui vivent au bord de l’eau. Je lui demandai carrément :

— Tu es sa compagne ?

Elle eut un rire amer.

— C’est plus d’actualité ! T’es de la prétorienne ?

Elle me cracha à la figure. Je gardai mon étonnement pour moi.

— La vie est bien trop courte, dis-je.

J’attendis la suite ; je pouvais difficilement faire autre chose, vu que je n’avais pas la moindre idée de ce qui pouvait suivre. Elle se demandait sans doute si elle pouvait me faire confiance. Soudain, elle vida son sac.

— Ils sont passés après, mais ils n’en avaient rien à foutre de lui ; ils voulaient juste poser des questions.

— Tu leur as parlé ?

— Et puis quoi encore ! Il était bon avec moi quand il avait de l’argent… J’ai été au temple et je l’ai enterré toute seule. Crois-moi, Falco, ils l’ont peut-être retrouvé dans la rivière mais il s’est pas noyé. Au temple, on m’a dit qu’il avait pu tomber parce qu’il était soûl. Quand il avait bu… (ce qui ne devait pas être trop rare, mais j’eus le tact de ne pas demander)… il avait l’habitude de s’allonger dans sa carriole et de laisser le cheval le ramener.

— Personne n’a retrouvé la carriole ?

— Elle était sur la place du marché à bestiaux… sans cheval.

— Hum. Et que t’ont demandé les gardes, ma jolie ?

— Il avait trouvé quelque chose de précieux. Il voulait pas me dire quoi, mais ça lui foutait la trouille. Il l’a déposé au poste du coin. Il aurait pu le vendre… les gardes savaient qu’il l’avait retrouvé mais pas ce qu’il en avait fait.

Bon. Ce n’était donc pas la garde prétorienne qui avait enlevé Sosia. Une hypothèse à vrai dire peu plausible : elle ne se serait pas échappée si facilement. Voire pas du tout.

— Il va falloir que je leur parle. Tu n’as pas un nom, par hasard ?

Astia ne savait pas grand-chose. Elle me dit tout de même que leur capitaine s’appelait Julius Frontinus. Appartenant à un régiment d’élite, ce devait être un homme d’un certain rang, donc doté de trois noms. Deux d’entre eux me suffiraient sans doute pour mettre la main dessus. Pour la première fois de ma vie, j’allais solliciter volontairement une entrevue avec la garde prétorienne de l’Empereur.