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Les idées se bousculaient dans ma tête, mais je parvins à masquer mon excitation.

— Vous y comprenez quelque chose, Excellence ?

— J’ai fait passer l’endroit au peigne fin pour tenter d’y voir plus clair.

— Qu’est-ce qu’on a trouvé ?

— Rien pour nous, mais pour cette jeune femme, un somptueux assortiment d’épices et suffisamment de parfum pour se baigner à la Cléopâtre le restant de ses jours. (Il se tourna vers elle, le ton plus clément qu’auparavant.) Helena Justina, vous devez être éprouvée. Pertinax n’avait aucune famille si l’on excepte son père adoptif. Il vous a sans doute conservé son affection après votre divorce.

Elle était clairement marquée. Je n’esquissai aucun mouvement. J’ignorais si Pertinax avait gardé quelque estime pour elle, et elle seule savait à quel point cette idée lui répugnait ou non.

Titus continua à la cuisiner, ne laissant aucun répit à son esprit paniqué.

— Les biens d’un traître lui sont confisqués. Mais en raison de votre collaboration, mon père souhaite maintenir votre legs. En temps voulu, vous pourrez récupérer ce don…

Elle fronça les sourcils. J’aurais donné cher pour la voir régler son compte à Titus, histoire de ne pas toujours être le seul à prendre des coups…

Mais je lui conseillai sagement :

— Helena Justina, vous devriez raconter l’épisode de la réunion chez votre mari, ce que vous m’avez confié à Massilia.

Je me raidis en prononçant le nom de Massilia, préférant ne pas trop penser à ma bévue. Helena reçut mon conseil avec sa froideur coutumière.

Elle répéta l’histoire à Titus, toujours aussi laconique. Il demanda des noms ; elle énonça la liste. Je m’en rappelais quelques-uns, mais ils ne me disaient toujours rien. Aufidius Crispus, Curtius Gordianus, Longinus (frère de Gordianus), Faustus Ferentinus, Cornelius Gracilis…

Titus se précipita sur une tablette et prit les noms rapidement en note avec son stylet, jugeant inutile – voire dangereux – de recourir à un secrétaire. De toute manière, il était connu pour la célérité de ses prises de notes.

Tandis qu’il étudiait la liste, je demandai :

— Je suis sans doute indiscret, mais est-ce que votre frère a été contraint d’agir contre son gré ?

Il me répondit froidement.

— Rien ne prouve l’implication de Domitien.

Il n’avait pas fait des études d’avocat pour rien… Soudain il s’anima.

— Vous savez pourquoi je suis rentré si précipitamment ? À cause des rumeurs ! s’emporta-t-il. Je venais d’assister à la consécration du Taureau Apis, à Memphis. On m’avait couronné d’un diadème – cela fait partie du rituel – et il n’en faut pas plus pour que tout Rome en déduise que je me suis proclamé empereur à l’Est !

— D’après ce qui se disait cet après-midi chez mon barbier, remarquai-je, même votre père aurait eu quelques doutes…

— Votre barbier aurait dû nous voir, mon père et moi, quand je suis arrivé au Palais hier ! Quant à mon frère, il a failli perdre la vie sur le Capitole, pendant la guerre civile, dans l’incendie du temple de Jupiter. Mon oncle, qui l’aurait volontiers conseillé, venait d’être assassiné par les partisans de Vitellus. À 18 ans et sans la moindre expérience politique, Domitien s’est retrouvé représentant de l’Empereur à Rome. C’était tout à fait inattendu. Il a pris quelques décisions maladroites, mais il est le premier à le reconnaître. Je ne vais pas condamner mon frère simplement en raison de son extrême jeunesse.

J’échangeai un regard avec Helena ; nous demeurâmes silencieux.

 

Titus se passa la main sur le front.

— Que dit-on de ce sac de nœuds chez votre barbier, Falco ?

— On dit que votre père méprise les gens déloyaux, mais qu’il vous écoute toujours. Et que lorsque vous vous êtes trouvés tous les deux à Alexandrie, Vespasien s’est emporté en apprenant que votre frère projetait d’aller réprimer la révolte des Germains. Vous l’auriez convaincu de se montrer moins sévère avec Domitien. (Voyant qu’il ne niait rien, je poursuivis gaiement :) Vous voyez que j’ai choisi un barbier à la pointe de l’information. Et maintenant, César ?

Helena eut un regard triste, me sembla-t-il, pour mes boucles disparues. Je m’efforçai de ne pas la regarder.

Titus soupira.

— Mon père a demandé au Sénat de lui accorder un Triomphe. Nous allons célébrer la prise de Jérusalem avec le plus imposant défilé jamais vu à Rome. Si vous avez des enfants, n’hésitez pas à les emmener – ils ne reverront jamais rien de semblable. Ce sera notre présent à la ville – et cela ne manquera pas de consolider l’avenir de la dynastie des Flavien.

Helena résuma bien la situation.

— Votre père présente un avantage comme empereur : ses deux fils, remarqua-t-elle pensivement. Les Flavien apportent à Rome la perspective d’une stabilité à long terme. Vous et Domitien ne pouvez donc faire autrement que de figurer dans le défilé. L’harmonie doit prévaloir…

Titus ne releva pas.

— D’ici à la fin de la semaine, la position de mon père sera confortée. Falco, chez mon barbier on dit que ni mon frère ni la garde prétorienne n’envisage de rejoindre le camp des opposants de mon père. Ces individus souhaiteront se faire oublier, et ne plus remuer d’anciennes querelles. Maintenant que j’ai cette liste en main, je suis tenté de les laisser filer…

Je le fixai longuement.

— Vous avez donc choisi votre barbier pour la qualité de ses coupes, raillai-je.

Titus César avait une belle tignasse, coupée pour ne pas faire désordre sous la couronne tressée en or, mais assez longue pour conserver de belles boucles. Les beaux gars me tapent sur les nerfs, surtout quand ils lorgnent la femme qui m’accompagne.

— Qu’entendez-vous par là, Falco ? demanda Titus, peu amusé.

— Si j’en juge d’après ses informations, votre barbier est un vaurien.

— Falco !

Helena tentait de me sauver d’une nouvelle noyade, mais je ne voulus pas en démordre.

— Il se trompe pour deux raisons, et le fait qu’on ait jugé utile d’assassiner Pertinax devrait vous en convaincre. (Sans grand enthousiasme, Titus m’invita à poursuivre.) César, ni vous ni moi ne devons laisser échapper ces inconnus. Même en tenant compte de la fourberie de Triferus, ils détiennent une quantité appréciable d’argent impérial dont votre père a besoin. L’autre raison, sauf votre respect, c’est une jeune fille de 16 ans, loyale, brillante, radieuse, qui s’appelait Sosia Camillina.

Helena Justina me regardait avec une fixité qui me mit mal à l’aise. Je ne me laissai pas démonter.

Titus passa ses doigts dans sa chevelure soignée.

— Vous avez raison, mon barbier est un vaurien.

Il me contempla un instant.

— Les gens vous sous-estiment, Falco.

— Vespasien a bien connu le même sort pendant soixante ans !

— Et il reste quelques imbéciles qui persistent ! Laissez-moi vous exposer ses instructions.

Ils avaient tenté de m’embobiner. Titus espérait toujours m’écarter et étouffer gentiment les soupçons pesant sur Domitien. Il avait malgré tout préparé son petit discours en cas d’échec. Il se pencha vers moi avec un air de franchise.

— Rayez le nom de mon frère de vos recherches, retrouvez l’argent – et le meurtrier de cette jeune fille. Et surtout, identifiez celui qui a échafaudé tout cela.

J’évoquai une petite augmentation ; il prétendit que l’enquête demeurant la même, mes émoluments n’avaient pas à changer. Je n’ai jamais su m’opposer au bon sens…

— Mais il m’est impossible d’écarter Domitien…

— Vous le devez, déclara sèchement Titus.

Derrière nous, le rideau s’entrouvrit brusquement.

J’allais me retourner quand le nouvel arrivant se mit à siffloter. Stupéfait, je reconnus l’air.

C’était une chanson sur Vespasien, Titus et Bérénice. Les soldats titubants l’entonnaient en fin de nuit. On la chantait dans les bars et les bordels, avec un brin d’envie et d’approbation, mais aucun soldat n’aurait jamais osé la répéter en ces lieux.

Les paroles étaient les suivantes :

« Et le vieillard – sourit !

Et le gamin – sourit !

Alors la reine des Juifs

Pouvait pas perdre

L’avait qu’à choisir

Quand le vieillard

Et le gamin lui ont souri ! »

 

Une seule autre personne pouvait oser siffler ainsi sans vergogne devant le jeune César : un autre César… Vespasien présidant au banquet, je devinai aisément l’identité de ce visiteur téméraire.

Domitien, le jeune frère de Titus César, le play-boy impérial impliqué dans notre complot.