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Pour un homme qui venait de passer cinq années dans le désert, il avait une forme étonnante. Et il avait du talent à revendre. On comprenait vite comment il avait obtenu le commandement d’une légion à 26 ans, avant de se rallier la moitié de l’Empire et de récupérer le trône pour son père.

Titus Flavius Vespasianus. Je sentis ma gorge, qui me picotait déjà depuis un bon moment à cause d’une sauce généreusement poivrée, s’assécher d’un coup. J’avais deux employeurs : Titus et Vespasien. Ou, en cas d’échec, deux victimes de poids.

Ce jeune général à la mine joviale était censé se trouver en plein siège de Jérusalem ; manifestement il avait réglé le problème, et je ne doutais pas un instant qu’il ait dans le même temps raflé la fabuleuse reine de Judée. On ne pouvait pas lui en vouloir. Certes, Bérénice avait connu un passé agité et sa moralité n’était pas des plus irréprochables – elle avait épousé son oncle, et on lui prêtait une relation avec son frère le roi… – mais cette reine restait la plus belle femme du monde.

— Helena Justina !

Je mâchonnai rageusement un morceau de carapace de homard. Ayant déjà mis la main sur une reine, il n’avait pas besoin de convoiter ainsi ma petite naïade. Je compris à quel point il l’avait impressionnée quand elle s’exprima d’une voix fluette.

— Vous souhaitez vous entretenir avec Falco ? Préférez-vous que je me retire, Excellence ?

J’éprouvai un bel accès de panique à cette idée. Mais il nous fit signe d’entrer tous les deux.

— Non, je vous en prie. Vous êtes concernée.

 

Nous nous trouvions dans une pièce avec six mètres de plafond. Aux murs, des figures mythologiques s’élançaient avec légèreté sur de somptueux panneaux, sous des charmilles de fleurs ciselées. La moindre surface apparente avait été dorée à la feuille. Je clignai des yeux.

— Je m’excuse d’un tel étalage, plaisanta Titus. Le bon goût d’après Néron ! Vous imaginez le dilemme de mon pauvre père : faut-il continuer à entretenir, ou construire un nouveau palais sur ce site…

J’aurais aimé avoir ce genre de problème, habiter un palais existant ou en faire construire un autre…

Titus poursuivit avec gravité.

— Certaines pièces sont tellement écœurantes que nous avons préféré les condamner. Le palais s’étend sur trois des sept collines, mais nous n’avons pas encore trouvé un logement adapté à une simple vie de famille, ni la moindre salle d’audience digne de ce nom ! Mais il y a plus urgent…

Je n’étais pas venu pour discuter décoration et je fus soulagé de voir qu’il en venait au vif du sujet.

— Mon père m’a demandé de vous recevoir de façon informelle, car une audience publique pourrait s’avérer dangereuse. Suite à votre découverte, on a laissé entendre aux prétoriens que les lingots volés ne recèleraient plus d’argent… Loyaux comme ils le sont, ils ont noté cela avec intérêt…

Il se montrait ironique sans pour autant verser dans le cynisme.

— Les conspirateurs sont toujours dans la nature… fis-je remarquer.

— Il y a du nouveau. Ce matin, nous avons fait arrêter Atius Pertinax Marcellus. Les preuves à son encontre sont assez minces, mais nous devons découvrir qui d’autre est impliqué, alors…

— La prison Mamertine ? demandai-je. Les cachots politiques ?

Ces cachots avaient triste réputation ; nombreux princes y avaient trouvé la mort. Helena Justina inspira profondément. Titus lui dit, s’excusant à peine :

— Pour un court séjour seulement. Contrairement au règlement, il a reçu de la visite. Nous ignorons toujours qui. Une demi-heure plus tard les gardes l’ont retrouvé étranglé.

— Non…

Il lui avait annoncé la mort de son ex-mari avec une certaine nonchalance. Helena Justina ne cacha pas son émotion ; moi non plus. Je m’étais promis le plaisir de rendre à Pertinax la monnaie de sa pièce ; un de ses comparses m’en avait privé.

— Helena Justina, vous aviez de bonnes relations avec votre ex-mari ?

— Nous n’avions aucune relation.

Elle avait répondu sans sourciller. Il la regardait avec un air songeur.

— Figurez-vous dans son testament ?

— Non. Il s’est montré généreux au moment du partage des biens, mais il a ensuite rédigé un nouveau testament.

— Vous en aviez discuté ?

— Non, mais mon oncle a servi de témoin au moment de la rédaction.

— Avez-vous rencontré Atius Pertinax depuis votre retour de l’étranger ?

— Non.

— Expliquez-moi donc, demanda Titus César avec calme, pourquoi vous vous êtes rendue chez lui aujourd’hui ?

Le fils de l’Empereur savait ménager ses effets avec un art que je n’aurais pas désavoué. En un clin d’œil, il venait de quitter le terrain des banalités pour se lancer dans un interrogatoire pur et dur. Helena ne trahit aucune surprise et répondit avec son calme coutumier.

— Le connaissant, j’espérais tirer parti d’une confrontation, en faisant état de nos soupçons. Ses esclaves m’ont dit qu’il n’était pas présent…

Et non, il était à la prison Mamertine, sans doute déjà mort.

Titus me lança un regard sournois.

— Et vous, Falco, pourquoi vous êtes-vous rendu chez lui ?

— J’intervenais au cas où le mari devienne grossier…

Titus sourit à mon explication puis il fixa de nouveau Helena. Elle s’était brusquement tournée vers moi. Les disques dorés de ses boucles d’oreilles tintaient encore. Je n’hésiterais pas un instant à intervenir si Titus dépassait les limites.

— Le testament de Pertinax contient un codicille, déclara-t-il. Rédigé hier, avec de nouveaux témoins. Cela mérite éclaircissement.

— Je n’en sais absolument rien, affirma Helena.

Les traits de son visage s’étaient tendus.

— Est-ce vraiment indispensable, César ? demandai-je en affectant un ton léger. (Sa mâchoire se durcit, mais je poursuivis :) Je m’excuse, mais une femme convoquée devant un tribunal a le droit qu’un ami parle en sa faveur.

— Je crois Helena Justina capable de s’exprimer elle-même.

— Pour ça… fis-je avec un sourire. Vous auriez intérêt à m’avoir comme interlocuteur !

Elle demeurait silencieuse, comme il convient à une femme lorsque des hommes parlent d’elle. Elle ne me quittait pas des yeux. J’aimais cela, mais son altesse un peu moins.

— Cette jeune femme n’est pas au tribunal, remarqua doucement Titus. Falco, je croyais que vous travailliez pour nous ! On ne vous paye pas assez ?

Pas très romantique, de la part d’un homme qu’avait séduit la plus belle femme du monde…

— Pour être franc, vos indemnités sont un peu chiches… dis-je sans me démonter.

Il sourit vaguement. Personne ne l’ignorait, Vespasien était près de ses sous.

— Je crains que le nouvel Empereur ne fasse pas mentir sa réputation. Il doit trouver quatre cents millions de sesterces pour rétablir une certaine prospérité dans l’Empire, et vous ne figurez pas parmi les priorités. Une fois qu’on aura restauré le temple de Jupiter, asséché le lac de la Domus Aurea de Néron… Il sera heureux d’apprendre qu’Helena Justina ne vous laisse pas mourir de faim ! Comme vous l’accompagnez devant cette cour de justice, sachez que son ex-mari lui laisse un legs assez surprenant.

— Connaissant ce rat, il ne fallait pas s’attendre à autre chose… De quoi s’agit-il ?

Titus mordilla son pouce. Visiblement il sortait de manucure.

— Le contenu d’un entrepôt à poivre situé passage de la Louve.