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Le buste brinquebalant d’une Vénus joufflue trônait au-dessus de la porte, à côté d’une enseigne racoleuse. Avant d’entrer, un type étonnant nous extorqua une petite fortune. C’était un bordel, mais je n’y pouvais pas grand-chose ; au moins nous n’étions plus dans la rue. L’endroit était sombre et bien chauffé, et renforça sans nul doute Helena Justina dans sa piètre opinion de moi.

Le prix d’entrée serait pour ma poche – je me voyais mal demander au sénateur de vider ses coffres pour traîner sa fille dans un endroit aussi sordide.

Les tenanciers du lieu tiraient un maigre profit des fornications diverses, mais une coquette fortune en faisant les poches de leurs clients et en revendant toutes sortes d’habits volés. Dans une vaste pièce aux allures de caverne, des peaux accrochées à des tringles délimitaient une série de cabines où l’on pouvait extorquer, voler et tuer dans la plus parfaite intimité. Les autres formes de relations se pratiquaient là où l’on se trouvait, dans la déprime générale.

Un spectacle était en cours au centre de la pièce, éclairé par des flambeaux, au son enjoué des castagnettes. Trois adolescentes aux bras fluets et à la poitrine impressionnante s’en donnaient à cœur joie sur un tapis, sourire figé aux lèvres et fouet à la main. Un singe attendait dans un coin ; je préférais ne pas savoir quel était son rôle. Autour de la pièce, de sombres figures attablées devant des boissons au prix exorbitant contemplaient ce spectacle, lâchant de temps à autre un vague cri.

Une petite hôtesse bien en chair nous toisa du regard. Les épaules nues, elle portait une tunique de gaze violette, fendue à la taille de sorte à laisser voir un bon mètre de ses jambes pleines de varices. Contrairement à l’effet recherché, sa tenue transparente me passait toute envie d’en voir plus. Elle demanda, avec un reste de provocation lasse :

— Cogne-moi un peu les tambourins, centurion !

Sans me laisser le temps de réagir, Helena lança :

— Vous allez me couper tous mes effets ! Ce beau prince est avec moi.

Cette touche inattendue ranima la servante ; et moi par la même occasion…

— Ce sera deux p’tites pièces en or, quatre si on amène sa propre fille.

Le type à l’extérieur m’avait taxé plus, mais sans doute que lui et le singe touchaient leur part.

— Ça coûte cher d’amener sa consommation ! lança Helena.

J’étais choqué d’entendre de telles grossièretés dans la bouche d’une femme.

— Vous pourriez mieux vous tenir… Par Vénus, pourquoi a-t-il fallu qu’on nous suive… Nous voilà dans de beaux draps !

J’aperçus soudain sur le pas de la porte quelques types baraqués, aux intentions peu joviales. À entendre le portier protester, ils n’avaient pas payé leur entrée ; mais ils n’avaient pas l’intention de rester, une fois qu’ils nous auraient mis le grappin dessus…

Ma compagne murmura à sa nouvelle copine :

— Ce clown se serre les jambes ! Il n’y aurait pas des toilettes ?

— Dans la cour, chérie.

— Viens Falco, je t’y accompagne !

Elle me fit traverser au beau milieu du spectacle, mais personne ne parut surpris. On crut sans doute que nous en étions – ce qui fut d’ailleurs le cas, l’espace d’un instant cocasse. Une jeune Amazone toute gigotante recula dans les bras d’Helena ; elle me la transmit comme on passe un plat. J’embrassai la fille vigoureusement et le regrettai aussitôt – l’ail ne se supporte que si les deux en ont mangé… Je la posai sur une table et elle disparut sous les embrassades insistantes d’un groupe de Corses réjouis par une telle aubaine. D’autres groupes d’étrangers rugirent de jalousie. La table se renversa, arrachant au passage un rideau, et l’on découvrit un citoyen très affairé auprès d’une jeunette de la maison, son arrière-train blanchâtre s’élevant en rythme tel quelque dieu lunaire. Le pauvre lapin se crispa dans son élan, puis s’éclipsa. On applaudit. Helena riait.

— Bon vent !

Les chauffeurs et dockers enragés s’étaient levés, prêts à tâter du poing avec le premier venu et sous n’importe quel prétexte. Le singe croquait une pomme en attendant qu’on fasse appel à lui. Je claquai des doigts au-dessus de sa tête, m’emparai de sa pomme dès qu’il eut levé les yeux, et la projetai à la manière d’un lanceur de javelot vers le gang qui nous avait suivis. Montrant les dents, le singe sauta vers eux et mordit tous les visages qui s’offraient à lui.

Helena Justina avait trouvé une porte basse. Elle me fit sortir dans l’allée qui courait derrière l’immeuble. Et nous n’avions même pas eu le temps de boire un verre.

Certes, on ne va pas au bordel pour boire un verre.

L’espace entre les immeubles mesurait tout au plus un mètre. Des balcons cachaient le ciel. Il y régnait une odeur aussi forte que l’urine de lion ; je me cognai le genou contre une caisse d’oignons. Je sentais la boue sous mes sandales et, après quelques pas, elle s’était infiltrée entre mes orteils.

Je boitais mais la fille du sénateur m’attrapa par le bras pour m’aider à aller plus vite.

— Je ne vous croyais pas si timide, Didius Falco !

— Et moi je croyais que vous l’étiez plus, marmonnai-je.

Je finis par sentir les blocs de lave d’une rue bien pavée.

— Maintenant que nous fréquentons le même bordel, vous permettez que je vous tutoie ?

— Pas question. Le spectacle promettait, dommage que nous l’ayons raté !

— Il était temps de partir. Ce singe galeux vous regardait bizarrement.

— C’était un chimpanzé, rétorqua Helena avec une certaine pédanterie. Et j’avais plutôt l’impression qu’il avait des visées sur vous.

Nous avions ralenti l’allure. Nous sommes finalement tombés sur une artère principale. Le couvre-feu avait été levé, et on faisait entrer les charrettes de livraison. Un trafic impressionnant convergeait vers le centre, en provenance de toutes les portes de Rome. Les essieux crissaient, les jurons fusaient ; il fallut nous couvrir les oreilles. Il faisait nuit sombre, malgré la lumière cahotante des lanternes sur les véhicules. Soudain, des cris. Nous étions repérés. D’imposantes silhouettes se lançaient à notre poursuite. À la démarche de ces ombres, je crus reconnaître des soldats. Ils venaient vers nous sans hâte excessive, des deux côtés de l’avenue. Ils se frayaient un chemin à travers les carrioles, avec l’aisance de bouchons de liège flottant en eau trouble.

— Encore des gros bras… Nous allons faire du stop…

— Par Junon ! gémit Helena. Falco, je ne me vois pas faire la course sur les sept collines…

La ville s’éveillait. Les rues s’emplissaient, des files d’attente se formaient, le bruit s’amplifiait. Je posai le pied à l’arrière d’une charrette assez lente, me hissai à bord et aidai ensuite Helena à monter. Pendant un pâté de maisons nous avons tenu compagnie à un buste en marbre ; nous avons changé de véhicule pour nous retrouver dans du fumier, avant d’atterrir enfin au milieu d’une cargaison de choux.

Je m’efforçais de piquer vers le sud où les rues m’étaient familières. Le transporteur de choux s’arrêta pour engueuler un concurrent qui venait d’érafler sa carriole. Nous en avons profité pour descendre.

— Gare à vos pieds !

Je reculai, évitant une roue de justesse.

— Merci ! Allez, là-dedans !

Nous avons sauté dans un haquet dont les quatre côtés étaient ouverts au vent.

— On vous a déjà dit que vous ressembliez à une amphore de bon rouge du Latium…

Je me laissai tomber, encore tout choqué ; Helena mima l’amphore, les mains sur les hanches pour représenter les anses, son visage rappelant un bouchon en craie craquelée.

Six chars à bestiaux plus tard, les ombres menaçantes gagnaient encore du terrain sur nous. Nous irions plus vite à pied. Nous nous sommes glissés à nouveau à terre. Mes sandales élégantes atterrirent dans quelque chose de tiède, laissé là par un chien. Je n’avais pas lâché le sac donné par Titus, et je redoutais de ne pouvoir accorder toute mon attention à Helena. J’avais eu peur de la perdre, mais au rythme où elle allait, le contraire était plutôt à craindre… Elle attrapa ma main libre, prête à bondir. À la lumière d’une taverne, j’observai l’éclat de son regard. Je m’étais bien trompé en la prenant pour une mijaurée ; elle vendrait chèrement sa peau. Elle éclata de rire en voyant mon air ahuri. Je ris avec elle et accélérai ma course, fouetté par l’excitation.

 

Les carrioles nous avaient permis de traverser le Forum et de franchir la via Aurelia, toujours en direction du sud. Après avoir dépassé le cirque Maximus pour nous retrouver du côté où partaient les courses, nous avons filé vers l’est pour atteindre l’obélisque central. Dès que la douzième Région fut en vue, je m’arrêtai et cherchai refuge dans une impasse pour souffler un instant. Je plaquai Helena contre un mur sans fenêtres, et la retins d’un bras tandis que je jetai un coup d’œil à la ronde, l’oreille aux aguets. Au bout d’un moment, j’abaissai mon bras et posai doucement mon sac sur le sol. Je n’entendais rien sinon le lointain murmure derrière les immeubles. L’endroit semblait paisible, un îlot de silence. Moi, la fille du sénateur, la silhouette d’un hibou se détachant au sommet d’un arbre, l’odeur de cosses de haricots dans une poubelle… Une scène d’un romantisme fou, pour qui aimait les pois mangetout…

— On les a semés, chuchotai-je. Vous passez une bonne soirée ?

Elle rigola presque silencieusement.

— Dire que j’aurais pu rester assise au bord d’une fontaine, à contempler des esclaves broder des ourlets sur des culottes !

Une envie me tourmentait. J’étais sur le point de me confier quand une voix inconnue vint occuper le terrain.

— Voilà un beau collier étrusque, ma belle ! C’est dangereux de traîner avec ça dans la rue ! Allez, passe la camelote !