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La conduite des carrioles semblait une tâche assez simple. On utilisait des mulets plutôt que des bœufs, à cause des raidillons. Chaque carriole pouvait contenir quatre lingots. Ça représentait un sacré poids et le transport était d’une lenteur effroyable. On me plaça à l’avant du convoi, derrière la carriole de tête, prétextant qu’un nouveau ne connaissait pas la route. En fait, c’était pour éviter qu’on s’échappe, tant qu’on ne s’était pas avéré être un type fiable.

On ne ferait jamais confiance à un esclave sorti des mines. Je m’étais tout de même glissé dans le moule et je me montrais aussi sûr qu’un autre.

Une dernière vérification était prévue afin d’éviter tout vol du magot de l’Empire. En quittant les mines nous passions devant le fort où des soldats comptaient chaque lingot avant de dresser un procès-verbal. Ce document accompagnait la cargaison d’argent jusqu’à Rome.

Une seule route en bon état permettait de quitter Vebiodunum, celle qui partait en direction de la frontière. Toute charrette chargée de lingots devait l’emprunter, car les chemins secondaires étaient trop étroits et cahoteux pour supporter une telle charge. Tout lingot sortant de la mine figurait donc nécessairement sur un procès-verbal.

Notre destination était le port militaire d’Abona. Pour rejoindre le grand estuaire il nous fallait d’abord lui tourner le dos, parcourir dix milles à l’est afin de rejoindre la grand-route de la frontière, l’emprunter vers le nord jusqu’aux sources sacrées de Sul, puis encore à l’ouest, comme pour boucler le troisième côté d’un carré. En tout, une trentaine de milles romains. De lourdes barges remontaient l’estuaire avec les lingots, passaient les Deux Promontoires et traversaient le détroit Gallieus, sous l’escorte de la flotte britannique ; de Gaule, le transport se faisait par voie de terre. La majeure partie de l’argent gagnait le sud par la Germanie, où un fort contingent militaire en garantissait le passage.

Je connaissais déjà Abona.

Rien n’avait changé. Petronius Longus et moi y avions passé deux longues années dans un poste de douane, sous le crachin. Le poste n’avait pas bougé, géré comme toujours par des soldats encore gamins, arborant leurs manteaux flambant neufs aux couleurs encore vives, qui déambulaient, tels des seigneurs, ignorant les pauvres esclaves chargés de transporter le trésor de l’Empire. Ces jeunots avaient tous l’air pincé et le nez coulant mais, contrairement aux fouines de la mine, eux savaient compter. Ils inspectaient notre bordereau, comptabilisant les lingots ; ils les comptaient à nouveau quand on les chargeait sur les barges. Le concessionnaire Triferus n’avait qu’à prier pour que ça colle à chaque fois.

Et ça collait toujours. Ce qui n’était pas surprenant. Après avoir quitté Veb., nous nous arrêtions toujours dans le même village, juste avant la frontière, pour que le conducteur fasse ses besoins. On s’arrêtait même si personne n’avait envie.

C’est au cours de cette pause que notre bordereau était modifié.

 

J’étais presque au bout de mes peines.

Après trois voyages, je parvins à me faire poster dans une des carrioles en queue de cortège, de façon à observer ce qui arrivait une fois que nous avions quitté cette poignée de baraques où un fonctionnaire corrompu falsifiait les papiers. Au moment de tourner vers le nord pour longer la frontière, les deux dernières charrettes se décrochaient discrètement pour filer au sud. Il aurait pu paraître osé pour des voleurs d’emprunter cette route militaire, même si cette solide voie rapide donnait accès à toutes les criques de la côte sud. Sans doute les troupes laisseraient-elles passer, d’un simple geste amical, un convoi régulier passant semaine après semaine ; de toute manière, le déplacement de la deuxième Augusta plus au nord, à Glevum, signifiait clairement que cette portion de route n’était plus surveillée.

J’avais retrouvé ma forme. Mon objectif était clair : m’attirer suffisamment de confiance pour me voir confier la conduite d’une des carrioles qui s’échappaient vers le sud. Il me fallait à tout prix connaître leur destination. En identifiant le port d’embarcation, nous pourrions retrouver le bateau qui transportait les cochons volés vers Rome, le vaisseau et l’armateur, qui devait être dans la conspiration.

J’avais assez de bouteille pour peser les risques. Aurais-je le sang-froid nécessaire ? Après trois mois de travaux forcés et de brimades, sans parler du pire régime alimentaire de tout l’Empire, j’étais dans un état physique déplorable. Néanmoins, la perspective d’un nouveau défi peut accomplir des miracles. Avec une concentration retrouvée, je parvins à garder un calme impérial. J’oubliai cependant un détail : la chance « légendaire » de Didius Falco.

 

Je me vis offrir une opportunité à la fin du mois de janvier. La moitié des gars étaient confinés aux baraques, feignant d’être malades, certains avec une telle efficacité qu’ils finirent par mourir. Ceux d’entre nous qui restaient sur pied se sentaient hagards, mais l’effort en valait la peine car les rations étaient accrues. Bouffer cette bouillie infâme était un calvaire, mais ça aidait à combattre le froid.

Il y avait eu de faibles chutes de neige, et l’on s’interrogeait sur le maintien éventuel du convoi hebdomadaire. Mais le temps s’éclaircit, et l’on jugea que le plus dur de l’hiver restait à venir. On envoya donc une cargaison de dernière minute avec une équipe rassemblée au pied levé. Même le conducteur principal était un remplaçant. Je me suis retrouvé dans l’avant-dernière carriole. On ne m’a rien dit, mais je n’avais pas besoin qu’on me fasse un dessin.

Nous sommes passés devant le fort. Un décurion désabusé, les yeux gonflés par la fièvre, sortit et signa notre bordereau. Nous partîmes.

Il faisait tellement froid qu’on nous avait accordé des manteaux de gabardine munis de capuches pointues. Et même des moufles pour que nos mains engourdies ne lâchent pas les rênes. Sur les hauteurs, nous plissions les yeux, mâchoires serrées, pour affronter les bourrasques d’un vent cinglant qui déchirait nos vêtements, sous le ciel bas et plombé. Le sombre défilé de carrioles cheminait sur cette route déserte. Après avoir glissé dans un ravin où les mulets patinèrent sur la neige fondue, il fallut descendre des bêtes pour leur faire remonter la pente raide dans un vent hurlant. Nous avons parcouru des paysages gris où les cairns funéraires de rois oubliés se dressaient, menaçants, avant de disparaître à nouveau dans la bruine.

Au moment de nous arrêter pour falsifier le bordereau, nous étions tous effroyablement gelés, esclaves et maîtres unis pour une fois dans la douleur. L’employé véreux eut toutes les peines du monde : il faisait trop sombre à l’intérieur, trop venteux devant la porte de son cabanon. L’attente parut durer une éternité. Nous nous tenions accroupis au pied des carrioles, misérablement recroquevillés derrière le moindre abri pour fuir ce vent. Nous avions mis deux fois plus de temps que d’habitude pour arriver jusque-là, et le ciel virait à un gris jaunâtre déprimant qui annonçait la neige.

Le moment vint enfin de repartir. Plus que deux milles avant de tourner à la frontière. Le conducteur en chef m’adressa un clin d’œil. Le convoi s’ébranla. Avec une telle charge, le départ était toujours éprouvant pour les mulets ; ce jour-là, avec la route dans un état déplorable, ils rechignaient davantage encore. Les miens glissaient sur leurs fers, sur cette neige fondue qui tournait au verglas quasiment à vue d’œil. Ils s’arc-boutaient frénétiquement. L’un des essieux de la carriole se coinça, gelé. Les roues arrière, bloquées, dérapèrent sur le côté, l’essieu craqua, la roue céda et un des coins de la carriole plongea brusquement. Les mulets se braquèrent en brayant. Je me levai – et me retrouvai aussitôt projeté vers la route. Ma cargaison dégringola dans un fossé et la carriole se coucha sur le flanc. Un des mulets s’était blessé si gravement qu’il fallut lui trancher la gorge, et l’autre s’était enfui après avoir rompu ses rênes.

Allez savoir pourquoi, tous les autres me désignèrent comme responsable.

On discuta longuement du sort de ma cargaison. La transporter vers Abona impliquait une nouvelle modification du bordereau, sans compter la difficulté du transport des lingots supplémentaires, cinq par carriole. De plus, j’avais quatre barres très spéciales : des cochons volés destinés à être vendus à des inconnus, des cochons contenant toujours leur argent. Certainement pas pour Abona. L’autre carriole destinée à gagner le sud ne pourrait jamais en porter huit. Après quantité d’arguments ineptes – ces incapables n’avaient pas vraiment l’habitude de prendre des décisions, alors dehors par une journée sombre et glaciale… – il fut décidé de laisser ma cargaison sur place et de la ramener incognito à Vebiodunum au retour.

Je me portai volontaire pour demeurer auprès du précieux chargement.

 

Après le départ des autres, un silence éprouvant s’installa. Quelques huttes indigènes servaient l’été à des bergers mais se trouvaient vides à cette époque. J’avais un gîte, mais en voyant le temps s’aggraver, je compris que mes compagnons risquaient d’être retardés. Je pouvais me retrouver coincé là sans vivres pendant un certain temps. La pluie arriva des plateaux, si fine qu’elle ne semblait pas tomber, mais me collait au visage ou sur les habits dès que je pointais le nez dehors. Pour la première fois depuis trois mois, je me trouvais parfaitement seul.

— Ave, Marcus ! dis-je, comme pour accueillir un ami.

Je demeurai là, pensif. Le moment pouvait paraître propice pour s’évader. Mais on m’avait laissé seul, précisément car ces plateaux restaient coupés de tout, au cœur de l’hiver. Quiconque aurait tenté de s’évader aurait été retrouvé mort au printemps, avec le bétail gelé et les moutons noyés. Avec un peu de chance je serais parvenu jusqu’aux Gorges, mais je n’y aurais rien trouvé.

Et j’étais toujours curieux de savoir comment les lingots quittaient le pays.

Les pluies cessèrent. Le froid empirait. Je décidai d’agir. Plié en deux, je saisis les lingots un par un et traversai tant bien que mal le fossé pour m’éloigner le plus possible de la route. Je creusai une cachette dans le sol. C’est alors que je remarquai qu’une seule des barres portait les quatre poinçons indiquant qu’elle conservait son argent. Triferus trompait les conspirateurs : on cherchait à acheter la garde prétorienne avec du plomb ! Je restai accroupi. Si les prétoriens l’apprenaient, les conspirateurs auraient quelques ennuis, et Vespasien n’aurait plus rien à craindre.

J’enterrai les quatre barres. Je marquai l’endroit avec un monticule de pierres. Je décidai ensuite de regagner les mines à pied. Je me trouvais à huit milles, largement le temps de ruminer ma bêtise. Pour me donner du cœur, je parlai longuement à Festus. Ce qui n’aida pas vraiment : lui aussi me trouvait cinglé.

Parler à un héros mort peut sembler étrange, mais Festus avait ce don de vous alléger le cœur quand vous lui parliez, même du temps de son vivant. Sous ce ciel chargé, traversant ce plateau sombre pour regagner volontairement un douloureux esclavage, je trouvais ma conversation avec Festus plus réelle que les vastes étendues autour de moi.

Quelques heures plus tard, alors que j’approchais du but, je décidai de quitter la route pour couper un virage. Les routes romaines sont droites, sauf quand une bonne raison l’interdit. Et dans ce cas le virage avait sa raison d’être : éviter les galeries et les puits d’une mine désaffectée. Je me faufilai dans des fourrés qui m’arrivaient au torse quand le sol se déroba sous mes pieds. J’avais dérapé sur la glace. Je me retrouvai sur le dos, dévalant un des puits. Un de mes talons atterrit maladroitement. Je ne ressentis rien au début. Mais lorsque que je tentai de grimper, j’éprouvai une vive douleur et compris que je m’étais cassé quelque chose dans la jambe. Festus me souffla que ça ne pouvait arriver qu’à moi.

Je restai allongé à contempler le ciel gelé et sortis ses quatre vérités à mon héros de frère.

 

La neige se mit à tomber. Le silence me pesait. Si je demeurais là, j’allais mourir. Mourir ainsi rachetait sans doute ce qu’avait enduré Sosia Camillina, mais hormis le compte rendu transmis à Hilaris – si jamais Rufrius Vitalis parvenait à le trouver, et à lui rapporter clairement les faits… – je n’avais rien accompli. Si je disparaissais sans raconter mon histoire, mes souffrances n’auraient aucun sens.

La neige, implacable et cruelle, continuait de tomber. J’avais trouvé un peu de chaleur en marchant mais, allongé, je sentais bien mon corps se refroidir. Je recommençais à divaguer à voix haute ; personne ne me répondait plus.

Il faut toujours tenter quelque chose, quitte à échouer. Je confectionnai une attelle de fortune – un pieux abandonné, attaché avec la corde en poil de chèvre qui m’avait servi de ceinture. Ce n’était pas du grand art, mais j’arrivais tout juste à me tenir debout.

Je commençai à clopiner. Vers Veb. J’y serais totalement inutile, mais je n’avais aucun autre endroit où me rendre.

Quelqu’un – et oui, une femme… – m’a demandé par la suite pourquoi je ne m’étais pas réfugié au fort. Il y avait deux raisons ; enfin, trois… Primo, j’avais toujours l’espoir d’apprendre où les cochons volés étaient envoyés. Secundo, un esclave chétif et fou, surgi de la lande, clamant être l’envoyé du procureur Hilaris pour une affaire touchant l’Empereur, recevrait une déculottée. Tertio, tous les enquêteurs ne sont pas parfaits : je n’y ai jamais songé !

J’étais tout engourdi, épuisé, battu et rebattu par le vent. Entre la douleur et la déception, ma pauvre tête était lessivée. J’atteignis enfin les mines. Je boitai vers le site en cours d’exploitation, je m’écroulai devant le maître de chantier Cornix. Il rugit en apprenant que j’avais laissé quatre lingots volés sans surveillance. Il s’empara d’un des montants servant à soutenir les galeries. J’ouvris la bouche, prêt à avouer que je les avais enterrés. Avant de pouvoir dire un mot, je distinguai vaguement, entre les flocons de neige, Cornix balancer son pic vers moi. Je pris le coup en plein thorax et sentis plusieurs côtes se briser. Ma jambe céda et l’attelle se rompit. Je m’évanouis en tombant.

Quand on me jeta dans une cellule, je repris connaissance, juste le temps d’entendre Cornix vociférer :

— Qu’il crève !

— Et le chasseur de primes ?

— Personne n’ira jamais réclamer cette vermine ! fit-il en lâchant son rire rauque. Si on le cherche, dites qu’il est mort. Ça ne saurait tarder !

Je commençais à croire sérieusement que je ne rentrerais pas chez moi de sitôt.