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— Maintenant vous allez me soupçonner.

— Quoi ?

On consacre des mois à résoudre une énigme qui se dérobe sans cesse. Et en une seconde, on progresse à pas de géant, trop vite pour un pauvre petit cerveau.

Je comprenais enfin le ton réservé de Decimus lorsqu’il m’avait parlé de Pertinax : c’était son misérable gendre. Atius Pertinax ! Désormais je savais. Je savais qui acheminait les cochons d’argent vers l’Italie et sous quelle couverture : dissimulés sous une cargaison des plus banales à laquelle les douaniers d’Ostie – des hommes de goût, chargés de prélever la taxe sur les produits de luxe – devaient jeter un coup d’œil grimaçant sans jamais s’abaisser à fouiller le navire. Cette pauvre Helena avait cherché à gagner Rome sur une embarcation croulant sous le poids des cochons d’argent !

Ce n’était pas tout. Pertinax, édile affecté au secteur de la porte Capena, avait joué les taupes dès le départ, dans le bureau du préteur. Il avait donc appris où Decimus, l’ami dudit préteur, avait caché au Forum le lingot égaré – et c’était sans doute lui qui avait fait enlever Sosia Camillina chez elle. Après que j’eus tout fait capoter, il avait découvert qu’elle se trouvait chez moi, avait prévenu son père, et s’était servi de Publius pour me faire arrêter, parce que je les menaçais. Et tout cela dans un vent de panique, car le lingot égaré dans la rue risquait de conduire à lui.

Helena était son épouse…

— Votre première idée, insista-t-elle, sera de penser que je suis impliquée.

Non… Après tout, elle n’était plus son épouse…

— Vous êtes trop sérieuse.

Passée ma première intuition, je ne me trompe jamais…

 

Elle n’allait pas me laisser en si bon chemin.

— Votre cervelle de moineau s’y retrouve ? Les deux noms soufflés par Triferus à oncle Gaïus doivent donc être : mon mari Pertinax et Domitien, le fils de Vespasien.

— Oui, fis-je.

Comme toujours face à elle, je me sentais d’une utilité folle ! Gaïus avait sans doute refusé de nous livrer les noms car Pertinax avait été le mari d’Helena.

Un long silence s’ensuivit. Un peu vexé, je finis par demander :

— Dites-moi, ma chère, il y a longtemps que vous avez compris tout cela ?

Elle resta muette un moment.

— Dès l’instant où le capitaine du navire appartenant à mon mari a refusé de nous prendre. Gnaeus et moi nous étions séparés en bons termes. J’ai trouvé cela si grotesque !

Elle l’appelait toujours Gnaeus.

— Le capitaine a dû être plutôt stupéfait par votre demande. Quels sont les rapports entre Gnaeus et votre oncle ? demandai-je soudain, songeant à une nouvelle piste.

— Oncle Publius ne peut pas être au courant.

— Vous en êtes certaine ?

— C’est impossible !

— Que pense-t-il de Vespasien ?

— Oncle Publius le soutient, bien entendu ; c’est un homme d’affaires, il aime la stabilité. Vespasien sait gérer le pays. Les impôts sont élevés, mais les profits du négoce aussi.

— Votre oncle procure pourtant une couverture idéale à Pertinax, et à plus d’un titre.

— Par Junon, pauvre oncle !

— L’est-il tant que ça ? Dites-moi plutôt quel parti votre oncle avait pris pendant les discussions sur Domitien, quand vous vous étiez disputée avec Pertinax ?

— Aucun, car il n’était pas présent. Il venait à la maison uniquement à l’occasion des réunions de famille. Et arrêtez de chercher des ennuis à mon oncle !

— Mais je n’ai pas le choix…

— Pourquoi, Falco ? Grands dieux, c’est le père de Sosia !

— Précisément. Il serait trop facile de l’écarter d’office…

— Mais Didius Falco, si vous devez avoir une certitude, c’est qu’aucun membre de sa famille – et surtout pas son père – n’a trempé de quelconque manière dans les souffrances de cette enfant !

— Et votre père à vous ?

— Vraiment, Falco !

— Pertinax était son gendre ; ça crée des liens…

— Mon père le trouve très antipathique depuis notre divorce.

Cela confirmait ce que j’avais pu remarquer : Decimus s’était montré irrité quand je lui avais parlé de Pertinax.

Je lui demandai qui était présent lors de la fameuse discussion sur Domitien. Elle énuméra quelques noms qui ne me disaient rien.

— Connaissez-vous le passage de la Louve ?

Elle me regarda, les yeux écarquillés, et je poursuivis.

— Sosia Camillina a été tuée dans un entrepôt situé dans cette ruelle. Il appartient à un vieil aristocrate, qui se meurt doucement dans sa villa de campagne. Il s’appelle Caprenius Marcellus…

— Je le connais un peu, fit Helena en me coupant, toujours imperturbable. Je me suis rendue dans son entrepôt ; Sosia m’accompagnait. Ce pauvre aristocrate tout flétri n’avait pas de fils. Il a adopté un héritier, ce qui n’a rien de choquant en soi. Un jeune homme fort présentable mais sans avenir ; trop heureux d’être accueilli dans une noble demeure, disposé à honorer les illustres ancêtres de Marcellus et à l’enterrer avec un dévouement respectueux – en échange de la belle fortune Marcellus. En vous donnant un peu de mal, vous auriez appris tout cela au bureau d’état civil. Le nom complet de mon ex-mari est Gnaeus Atius Pertinax Caprenius Marcellus.

— Croyez-moi, dis-je amèrement, votre ex-mari a d’autres petits noms tout aussi délicieux !

Je trouvai un peu de réconfort dans un silence prolongé.

— Falco, je suppose que vous avez fouillé l’entrepôt ?

— Vous supposez bien.

— Vide ?

— Du moins quand nous l’avons fouillé.

Quelques grenouilles sautaient dans le bassin, d’autres coassaient. Les poissons sautillaient aussi. Je ramassai un caillou et le jetai dans l’eau.

Je me raclai la gorge pour coasser à mon tour.

— À mon avis, déclara la fille du sénateur sur un ton qui rappelait sa tante britannique, une poignée de rustres dans l’entourage d’un préteur et quelques minables au Palais auraient du mal à prendre en main la politique mondiale.

— Évidemment. Cette tribu de singes doit avoir un chef.

— Je ne crois pas, ajouta-t-elle d’une voix plus faible, que Pertinax soit capable de commettre un meurtre.

— Si vous le dites…

— Mais je le dis ! Je vous laisse votre cynisme. Sans doute ne connaît-on jamais quelqu’un parfaitement, mais il faut bien s’y essayer. Je conçois que dans votre métier vous deviez suivre votre intuition, mais…

— J’ai confiance en la vôtre, reconnus-je avec simplicité.

Le compliment était sincère.

— Mais pas confiance en moi !

Mes côtes me gênaient sérieusement, et je ressentais une douleur à la jambe.

— Votre avis m’est très utile, dis-je. J’y accorde une grande importance. En mémoire de Sosia, je ne peux tolérer aucun laisser-aller. Plus question de loyauté ou de confiance. Et, avec un peu de chance, plus d’erreurs.

Je m’étais levé tant bien que mal et m’étais éloigné quelque peu en prononçant le nom de Sosia. Je n’avais pas pensé à elle aussi directement depuis très longtemps ; le souvenir demeurait insoutenable. Quitte à songer à elle, je préférais être seul.

Je me dirigeai vers le bassin, blotti dans mon manteau. Helena resta sur le banc. Je l’aperçus discuter un instant avec une forme grise dont le manteau claquait de temps en temps dans la nuit. Elle finit par m’adresser la parole.

— Avant que je retrouve les miens, il serait souhaitable que je sache comment ma cousine est morte.

Gaïus, qui lui avait selon toute vraisemblance appris la nouvelle, avait sans doute fait de son mieux pour lui épargner les détails. Mais, par respect, je lui livrai les faits tels quels.

— Où étiez-vous ? me demanda Helena d’une voix faible.

— Évanoui dans une blanchisserie.

— Cela avait un rapport ?

— Non.

— Vous étiez son amant ? parvint-elle tout juste à demander. (Silence.) Répondez-moi. Je vous rappelle que je vous paye, Falco !

Comme je connaissais bien son obstination, je lui répondis.

— Non.

— Vous l’auriez souhaité ?

Mon long silence fournit une réponse éloquente.

— Vous en avez pourtant eu l’occasion ! Je le sais… Alors pourquoi ?

— Nous n’étions pas du même monde, dis-je. L’âge. L’expérience… (Après un long silence je finis par ajouter :)… la bêtise.

Elle me parla ensuite de moralité. Je trouvais que la mienne n’avait nullement besoin d’être défendue. Ça ne la regardait pas, mais je finis par lui expliquer qu’un homme ne devait pas abuser des élans d’une jeune fille prompte à suivre ses instincts, mais dépourvue du courage nécessaire pour assumer les souffrances qui s’ensuivraient inévitablement.

— Si elle avait vécu, un autre lui aurait apporté des désillusions. Je ne voulais pas que ce soit moi.

Le vent nocturne se levait et accrochait les replis de mon manteau. Mon cœur virait au gris. Ça ne pouvait pas continuer.

— Je rentre.

Je n’avais pas l’intention d’abandonner ma cliente dans l’obscurité ; me connaissant, elle devait bien s’en douter. Les bruyantes festivités de la taverne parvenaient jusqu’à nous. Elle ne se sentait pas à l’aise en public, et Massilia aux heures de grande beuverie n’est pas l’endroit le plus accueillant pour une femme… Moi-même, je ne me sentais plus trop à l’aise dehors.

J’attendis avec patience.

— Il vaudrait mieux que je vous raccompagne à votre chambre.

Je l’escortai jusqu’à sa porte, comme toujours. Elle ne soupçonnait sans doute pas le nombre de types louches que j’avais eu à éconduire au cours du voyage. Une nuit, dans un endroit qui ignorait encore l’invention de la serrure et affichait une clientèle particulièrement gratinée, j’avais même dormi devant sa porte, un couteau à la main. Comme je ne lui avais rien dit, elle ne pouvait pas se montrer reconnaissante. Je préférais qu’il en fût ainsi. Je ne faisais que mon devoir. Même si elle n’avait pas dit les choses aussi clairement, c’est pour cela que la noble dame me payait.

Elle souffrait de la mort de Sosia plus que je ne l’avais cru. En me retournant dans ce sombre couloir pour lui souhaiter une bonne nuit, je vis qu’elle avait pleuré dans le jardin, même si je n’avais rien entendu.

Je restai immobile face à ce tableau surprenant.

— Merci, Falco, fit-elle, détachée à son habitude.

Je pris un air naturel, quoiqu’un peu trop humble pour être vraiment sincère. Égale à elle-même, elle n’y prêta pas attention. Juste avant de s’éclipser elle murmura :

— Joyeux anniversaire.

Puis, en guise de cadeau, elle déposa un baiser sur ma joue.