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Titus César replia les bras.

— Cela ne change pas grand-chose ; nous devrons découvrir la vérité par nous-mêmes. Soupçonnez-vous plus particulièrement l’un des deux frères ?

— Non. Il peut s’agir du sénateur, malgré l’empressement qu’il met à aider votre père. Peut-être agit-il de la sorte pour se ménager l’occasion de contrecarrer nos efforts… Mais ce pourrait tout aussi bien être son frère, qui était un proche associé de Pertinax… Et pourquoi pas les deux ?

— Falco, depuis combien de temps avez-vous ces soupçons ? me demanda-t-il avec curiosité.

— César, si vous souhaitiez des hypothèses gratuites, j’aurais aisément pu vous soumettre une liste de mille noms il y a six mois…

Les bras toujours croisés sur la poitrine, Titus redressa ce menton si reconnaissable des Flavien.

— Vous n’auriez pas cherché à garder vos soupçons pour vous ? Après tout, vous êtes proche d’eux…

— Absolument pas, César, protestai-je avec insistance.

L’explication menaçait de devenir houleuse. Cela n’aurait rien eu de surprenant, je m’étais déjà fâché avec toutes les autres personnes impliquées dans l’affaire. Mais Titus, ce grand sentimental, se ravisa brusquement. Il rejeta la tête encore plus en arrière et s’exclama d’une voix triste :

— Falco, si vous saviez à quel point je déteste tout cela !

— Le problème doit malgré tout être résolu, dis-je, non sans fermeté.

 

On s’affairait de nouveau derrière la porte. Un autre tribun pénétra dans la pièce – un peu plus âgé que le premier et vêtu cette fois des larges bandes violettes réservées aux sénateurs. Nous voyant en pleine conversation, il s’arrêta et demeura silencieux. On le tenait sans doute en grande confiance et il ne s’attendait donc pas à être éconduit. Il estimait que les cérémonies du lendemain l’emportaient sur mes petites intrigues passagères. Sa présence insistante rappela Titus aux soucis du moment.

— Y a-t-il un problème ?

— Domitien a pris les devants, mais votre père vous attend pour partir.

— Bien, j’arrive.

Le tribun attendit. Titus ne le fit pas sortir.

— Nous avons besoin que vous identifiiez les autres conspirateurs, me pressa Titus.

J’hésitai. J’étais désormais trop proche des personnes en cause pour pouvoir porter un jugement serein. Je vis qu’il avait prévu mon hésitation.

— César, la garde prétorienne peut très bien prendre l’affaire en main. Je vous ai déjà parlé d’un capitaine qui est un peu au courant de l’enquête, un certain Julius Frontinus. Il a eu vent de l’affaire dès la disparition du premier lingot, c’est lui qui m’a mis sur la bonne piste…

— Un ami ?

— C’est un camarade de classe de mon frère.

— Ah !

Cette conversation tout empreinte de civilités me devenait inconfortable. Ses bonnes manières accentuaient mes états d’âme : au lieu de pouvoir me défiler, je sentais la pression monter sur moi.

— Falco, j’aimerais que vous poursuiviez l’enquête, mais je ne peux pas vous y contraindre. Acceptez au moins de remettre votre décision d’une journée. Rien ne devrait se passer d’ici vingt-quatre heures, tout Rome sera mobilisé. Mon père récompensera toutes les personnes à son service. Vous devriez en profiter, vous l’avez bien mérité. Accordons-nous un temps de réflexion. Et revenez me voir après le Triomphe.

Il se leva, prêt à répondre aux sollicitudes de son entourage, mais il me laissa continuer.

— Je ne suis vraiment pas de leur monde, reconnus-je avec un certain embarras. Je saurais mettre la main sur un cambrioleur ou un casseur et le déposer à vos pieds, la corde au cou, mort ou vif suivant votre bon vouloir. Là, je manque d’entregent.

Titus César haussa un sourcil sardonique.

— Un traître poussé dans ses derniers retranchements s’en tient rarement à l’étiquette de la cour. Didius Falco, mon père a reçu une lettre dans laquelle Flavius Hilaris vante votre courage physique et votre agilité intellectuelle. Il a usé trois feuilles du meilleur parchemin pour vous dresser des louanges. Vous n’avez pas rechigné, quand c’était nécessaire, à user de la manière forte pour écarter les gêneurs, et maintenant vous auriez des hésitations ?

— Très bien, Excellence. Je vais honorer mon contrat et identifier celui qui a monté le complot…

— Et retrouver les cochons d’argent.

— Sosia Camillina avait son idée sur la cachette. Je crois qu’elle avait raison.

— Passage de la Louve ?

— Passage de la Louve.

Titus ne dissimula pas son exaspération.

— Falco, je ne peux pas y maintenir mes hommes ! On a besoin d’eux ailleurs ! Nous avons quasiment démonté et reconstruit l’entrepôt à plusieurs reprises ! Et la tâche de l’officier responsable n’est pas simple, compte tenu de la valeur des marchandises. Nous avons promis à la jeune femme pour laquelle vous agissez que les officiers libéreraient…

— Mais qu’ils partent ! suggérai-je avec un léger sourire. Je me charge d’annoncer à Helena Justina que vos hommes seront affectés ailleurs dès demain, jour de votre Triomphe. Il ne serait pas inutile de répandre cette nouvelle parmi son entourage…

Je ne lui expliquai pas pourquoi mais, en homme intelligent, il aimait les conversations où tout le travail ne lui était pas mâché…

— Je suis bien d’accord ; rien ne se passera tant que mes soldats seront perchés sur les cochons. Vous pouvez annoncer à Helena Justina que l’entrepôt est à sa disposition. Je vais demander aux prétoriens d’y jeter un coup d’œil de temps à autre… Mais je compte sur vous, Falco.

 

En sortant du Palais côté nord-est, je descendis vers le Forum par le Clivus Victoriae. Toutes ces rues, si sombres d’ordinaire, brillaient sous les torches éclairant une multitude de figures indistinctes occupées à orner leur portique de guirlandes. On construisait des estrades. Dans les caniveaux, un flot constant de boue s’écoulait, charriant les débris d’un quartier à l’autre. Les régiments se succédaient sans fin, convergeant vers leur point de ralliement, sur le Champ de Mars. Des citoyens, qui, en temps normal, se barricadaient dès la nuit tombée dans leurs échoppes et maisons, s’attardaient en groupes, peu pressés d’abandonner cette ambiance fébrile. La ville bourdonnait déjà.

 

J’envoyai un de mes neveux porter une missive chez Helena Justina. Je l’informai qu’elle pouvait disposer des épices, mais que, contrairement à ce que nous avions prévu, je ne pourrais l’accompagner dans ses explorations. Je n’avançais aucune explication ; elle finirait bien par comprendre avec quel embarras je revenais sur ma promesse. Pour l’heure, elle croirait que je cherchais à l’éviter.

Ce n’était peut-être pas une mauvaise idée. Je n’avais jamais écrit à Helena auparavant, et je ne lui écrirais sans doute jamais plus. Selon toute vraisemblance, en apprenant ce que j’avais fait sur le Palatin, l’honorable Helena Justina n’éprouverait pas le besoin empressé de me revoir.

J’avais demandé à mon neveu d’attendre la réponse, mais elle n’en transmit aucune.

 

Ce soir-là, je me rendis chez Petronius. Son épouse, peu tendre à mon égard – dans ses meilleurs jours –, ne se montra pas ravie ; elle souhaitait qu’il consacre un peu de temps à ses enfants, en compensation de la journée du lendemain qu’il passerait à traquer les cambrioleurs le long de la via Ostia.

Je lui exposai ce qui, selon moi, se tramait, et il promit de m’aider à surveiller l’entrepôt dès que cela serait nécessaire. Je l’abandonnai à quatre pattes, monté tel un éléphant par ses trois filles. Sa femme m’offrit du pain d’épices, sans doute pour me remercier de débarrasser le plancher.

Je me serais bien saoulé. Heureusement pour la femme de Petro, le seul moment d’une enquête où je m’interdis de boire, c’est quand j’ai enfin découvert le nom du coupable.

En me rendant au Palais j’avais cru que tout était fini, mais les enquêtes les plus détestables ont le chic pour durer…