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Ce n’est pas tous les jours qu’on vous convie au poste pour un petit tête à tête avec l’édile Atius Pertinax. Je m’attendais à être traîné à la prison Tullianum, voire, dans le pire des cas, à la Mamertine. En fait, ils m’escortèrent tout à l’est de la ville, dans la première Région. J’étais étonné. Avant ce matin-là, je n’avais jamais mis les pieds dans le secteur de la porte Capena – j’étais surpris d’avoir froissé les autorités en si peu de temps.

S’il y a une catégorie d’individus que je déteste par-dessus tout, ce sont bien les édiles. Pour les provinciaux parmi vous, sachez que six préteurs – élus parmi les sénateurs chevronnés – sont chargés de maintenir l’ordre public dans les différentes Régions de Rome. Chacun dispose d’un bras droit sur le terrain, l’édile – de jeunes politiciens fougueux, qui occupent là leur premier poste, dans l’attente de meilleures places aux pots-de-vin plus juteux.

Gnaeus Atius Pertinax était un modèle du genre. Le cheveu court, il gravissait quatre à quatre les échelons de la carrière politique, en aboyant comme un petit roquet, harcelant les marchands pour qu’ils astiquent leur devanture. La raclée qu’il m’administra n’avait probablement rien d’exceptionnel. Je ne l’avais jamais rencontré auparavant. Quand je repense à la scène, j’ai juste le souvenir d’une masse grise indistincte, que me cachait en partie un rayon de soleil aveuglant. Le gris tient sans doute à une perte de mémoire. Je crois qu’il avait les yeux clairs et le nez sévère. Il n’avait pas encore 30 ans – un peu plus jeune que moi – et son caractère étriqué transparaissait dans son air constipé.

Il y avait aussi un homme plus âgé qui se tenait dans un coin sans rien dire. Aucune trace de pourpre dans ses vêtements : ce n’était donc pas un sénateur. Il avait un visage d’une remarquable fadeur sous un crâne chauve des plus communs. D’après mon expérience, il faut toujours surveiller les hommes qui se tiennent à l’écart. Mais, il y avait d’abord l’échange de civilités avec Pertinax. Mon identité fut vite établie.

— Falco ! Où est la fille ?

Je l’ignorais encore mais j’avais un sérieux contentieux avec Pertinax. J’étais toujours en train de chercher la réponse la plus impertinente, quand il ordonna à son sergent de me donner un coup de pouce. J’arguai de ma qualité de citoyen libre, faisant remarquer qu’un coup porté sur moi serait un affront pour la démocratie… Pertinax et ses sbires n’étaient pas diplômés en sciences politiques. Ils s’attaquèrent à la démocratie, sans le moindre remords. J’avais le droit d’en appeler directement à l’Empereur, mais une telle démarche ne semblait pas prometteuse. J’aurais sans doute mieux supporté les coups si j’avais cru que Pertinax agissait par amour pour Sosia ; mais nous ne partagions vraiment aucun sentiment.

J’avais du mal à comprendre. Un sénateur pouvait toujours changer d’avis, dénoncer notre contrat et me livrer aux autorités… mais Decimus Camillus m’avait paru plutôt bonne pâte ; et lui savait plus ou moins où retrouver la jeune fille. Je serrai les dents et encaissai les coups avec fierté.

— Je ramènerai Sosia Camillina dans sa famille dès qu’on me le demandera. Vous pouvez toujours cogner, Pertinax, je ne la confierai à personne d’autre.

Je vis son regard se tourner vers le bourgeois silencieux. L’homme affichait un léger sourire, triste et compatissant.

— Merci, fit-il. Je m’appelle Publius Camillus Meto. Je suis son père. Je vous le demande donc dès à présent.

Je fermai les yeux un instant ; c’était sans doute la pure vérité. Personne ne m’avait précisé quel lien de parenté unissait le sénateur et Sosia. J’avais très certainement le frère cadet en face de moi, celui qui habitait l’austère maison d’à-côté. Et mon client n’était donc que l’oncle, alors que seul le père détenait l’autorité paternelle.

Après d’autres questions, toujours posées avec la même prévenance, j’acceptai de les conduire, lui et son charmant acolyte, chercher Sosia.

 

Arrivés à la blanchisserie, nous avons vu sortir Lenia, intriguée par le bruit désordonné de nos pas. Elle ne fut aucunement surprise de me voir en état d’arrestation.

— Falco ! Ta mère te fait dire… Oh !

— Dégage, vieille patate ! vociféra l’édile Pertinax, en la balançant sur le côté.

Afin de lui épargner la honte de se voir réduit en purée par une femme, je m’interposai calmement :

— Ce n’est pas le moment, Lenia…

Vingt années passées à essorer les toges humides lui avaient donné une force surprenante. Il aurait pu être sérieusement amoché, ce qui ne m’aurait pas déplu ; je l’aurais même très volontiers tenu immobile pendant qu’elle officiait… sans me priver d’ajouter quelques coups.

Mais pris dans notre élan, nous étions déjà en haut de l’escalier.

La visite fut brève. Lorsque nous pénétrâmes dans mon appartement, Sosia Camillina ne s’y trouvait plus.