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Le sénateur décida de se rendre au Palais le soir même. Il transmettrait tout ce que nous avions appris, et notamment les soupçons pesant sur Domitien. Jusqu’à nouvel ordre, je n’avais plus rien à faire ; je saurais m’en accommoder. Ils m’invitèrent à dîner et m’offrirent de passer la nuit dans une de leurs couches en plumes d’oie, mais je choisis de rentrer. Pour diverses raisons j’avais besoin d’un peu de temps à moi.

Trouvant la blanchisserie fermée, je remis au lendemain les aventureuses retrouvailles avec Lenia. Un voyageur rompu de fatigue méritait mieux que de gravir six étages. En cours d’ascension je pris la ferme décision de chercher un nouveau logement. Mais une fois arrivé à mon appartement, j’avais repris courage et décidé de rester.

Rien n’avait changé. Un chien maigre, la queue entre les jambes, n’aurait toujours pas plus de place pour se retourner dans la pièce principale. La table bancale, le banc incliné, l’étagère et ses pots, le tas de briques, la grille de cuisson, les jarres à vin (sales), la poubelle (pleine à ras bord)…

Pourtant la table n’était pas à sa place. Et les briques étaient noires de suie… Un pauvre moineau enfermé dans une cage crevait de faim… Quelqu’un occupait mon appartement – un type sans cœur, à en juger par la mine du moineau.

Je sentis d’abord son odeur. La pièce empestait la vieille tunique en laine toute poussiéreuse, portée plusieurs semaines sans être lavée. J’aperçus une tenue de soirée rouge nauséabonde qui m’était inconnue, et une paire de mules dont l’odeur parvenait sans mal jusqu’à moi. Decimus avait grassement dédommagé Smaractus pour mon loyer, mais cela n’avait pas empêché mon odieux logeur de sous-louer l’appartement à un serveur de taverne doté d’une sacrée palette d’odeurs corporelles.

Il était sorti. Sur le coup, cela valait mieux pour lui.

Je fourguai ses affaires sur le balcon, dégageai d’un coup de pied ses savates vers le palier, nourris le moineau, et redisposai ma misère à ma convenance. Je mangeai les œufs d’anchois qu’il avait laissés dans mon bol préféré – ils n’étaient pas de la première fraîcheur. Il finit par rentrer. Il avait les cheveux gras, les dents gâtées, et la fâcheuse manie de péter quand il avait peur – c’est-à-dire à chaque fois que je jetais un coup d’œil dans sa direction. Ce que je ne manquais pas de faire : ce genre de type doit être tenu à l’œil.

J’informai cette loque que les sommes versées à Smaractus me revenaient de droit, et lui offris le choix entre dormir sur le balcon à la belle étoile, en attendant de trouver mieux, ou de dégager le plancher. Il choisit le balcon.

— Vous avez mangé mes œufs !

— Croyez-moi, je m’en veux ! fis-je avec mauvaise humeur.

Il ne pouvait pas savoir que sa remarque m’avait rappelé quelqu’un d’autre.

Je ne dirais pas qu’elle me manquait. Les femmes au sale caractère qui s’imaginent en permanence vivre une tragédie, ça court les rues… Non, ce qui me manquait, c’était l’agréable sensation de gagner de l’argent en lui tenant compagnie. J’avais aimé me sentir responsable de quelqu’un. J’en regrettais presque les montées d’angoisse quand je me demandais quel nouveau moyen elle allait trouver de me taper sur les nerfs.

 

Les nouvelles circulaient toujours aussi vite sur l’Aventin. Petronius Longus cogna à ma porte avec une bonne heure d’avance sur mes prévisions. Il avait l’air aussi solide qu’avant et gardait son sourire modeste. Il s’était laissé pousser la barbe, ce qui ne lui allait pas du tout. Je le lui dis ; il ne répondit rien, mais je savais que je le retrouverais rasé à notre prochaine rencontre.

Le serveur avait sifflé ma cave – même s’il nia, avec l’aplomb caractéristique de sa profession. Heureusement Petro avait monté une amphore de son vin préféré de Campanie. Il s’installa sur le banc et s’adossa au mur, étirant ses longues jambes pour poser ses pieds bottés sur la table, en serrant confortablement son gobelet contre son ventre. Une éternité semblait s’être écoulée depuis la dernière visite de Petro. Il lança un bref regard vers mes traits creusés et dit :

— Dur ?

Tout en me massant les côtes, je lui résumai les quatre mois.

— Dur.

Il aurait volontiers écouté le récit complet de mes aventures, mais il savait que pour l’heure j’avais besoin d’un bon verre avec un ami, en silence. Ses yeux marron brillaient.

— Comment était la jeune femme ?

Petronius s’était toujours imaginé, avec une certaine fascination, que des hordes de femmes torrides m’assiégeaient sans relâche. Je m’amusais généralement à lui livrer quelques détails pimentés, souvent de mon invention. Il comprit mon état d’épuisement quand je lui sortis tout juste :

— Pas de quoi se vanter, c’est une fille très quelconque.

— Elle t’a donné du fil à retordre ? demanda-t-il, curieux d’en savoir plus.

Je parvins à afficher un sourire désabusé.

— Je l’ai vite remise à sa place.

Il ne me crut pas.

Nous avons bu son rouge gouleyant jusqu’à la dernière goutte, sans ajouter d’eau. Ensuite j’ai dû m’endormir.