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Ils venaient de rentrer à l'hôtel après un après-midi de flâneries, la main dans la main. Elle avait tout aimé de Marseille, la bruyante rue Longue-des-Capucins aux victuailles étalées et criées, la halle aux poissons et ses gaillardes fortes en gueule, la rue de Rome, la rue Saint-Ferréol, la Canebière, le Vieux-Port, les étroites rues patibulaires et cordiales où circulaient dangereusement, déhanchés, des messieurs félins et grêlés de variole.

Contente parce qu'elle l'entendait fredonner dans son bain, elle se sourit dans la glace. Bonne idée d'avoir pensé à emporter les jolies mules et le collier de perles qui allait si bien avec cette robe de chambre. Avec le même sourire, elle inspecta ensuite le dîner froid qui venait d'être servi sur la table, se félicita d'avoir commandé la sorte de repas qu'il préférait. Hors-d'ceuvre, dames de saumon, viandes froides, mousses au chocolat, petits fours, champagne. Bonne idée aussi, ce chandelier à cinq branches qu'elle avait fait apporter. Ils dîneraient aux bougies, c'était plus intime. Tout allait bien. Il avait été très gentil depuis leur arrivée.

Elle se disposait à ouvrir le paquet des bougies, pour garnir le chandelier, lorsqu'il entra, merveilleux dans cette robe de chambre en soie écrue. Elle rectifia sa mèche frontale, désigna la table avec un geste gracieux de pédéraste.

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— Regardez les jolies couleurs de ces hors-d'œuvre. Il y en a des suédois et des russes, c'est moi qui ai eu l'idée. Ces petites choses blondes s'appellent des supions, c'est une spécialité provençale, m'a dit le maître d'hôtel, il paraît que c'est très bon, mais il faut les tremper d'abord dans cette sauce verte. Dites, aimé, vous savez quoi ? Vous allez vous mettre au lit et moi je vous servirai le repas. Et pendant que vous goûterez à ces bonnes choses, moi je vous lirai. Voulez-vous?

— Non, on dînera ensemble à table. Tu liras après le dîner, quand je serai couché. Pendant que tu liras, je mangerai des petits fours. Mais je t'en donnerai, si tu en veux.

— Oui, mon chéri, bien sûr, dit-elle avec la moue de l'amour maternel. (Comment lui en vouloir? pensa-t-elle.) Maintenant, je vais allumer ce chandelier, vous verrez, ce sera très doux. (Elle ouvrit le paquet, en sortit une bougie.) Elle est bien grosse, dit-elle, je me demande si elle pourra entrer.

Il se redressa, léopard alerté. Oh, cette main qui serrait, si pure ! Oh, cet atroce sourire angélique !

— Laisse cette bougie, je te prie, dit-il, les yeux baissés.

Pas de bougies, je ne veux pas de bougies, elles me sont antipathiques. Cache-les, je te prie. Merci. Écoute, je vais te poser une question, une seule, pas gênante. Si tu me réponds, je te promets queje ne me fâcherai pas. Est-ce que tu prenais une valise, le soir, lorsque tu allais passer la nuit. (Il ne finit pas. Dire avec Dietsch était épouvantable.) Une valise, le soir?

— Oui, dit-elle, tremblante, et il leva les yeux péniblement, soudain chien malade.

— Petite, la valise?

— Oui.

— Bien sûr. Petite.

Il vit le terrible contenu de la valise. Un très joli pyjama en soie ou peut-être une chemise de nuit

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transparente, aussitôt enlevée d'ailleurs. Le peigne, la brosse à dents, des crèmes, des poudres, le dentifrice, tout l'attirail pour le réveil du matin, réveil heureux. Oh, les baisers du réveil.

Ignoble Boygne. Et puis sûrement quelque livre qu'elle avait aimé et dont elle voulait lire un passage au type après les remuements. C'était son genre de vouloir partager. Et puis cette lecture distinguée en commun rassurait sa conscience, recouvrait de noblesse la saleté adultère. Est-ce qu'elle lui disait Serge? En tout cas, chéri comme à lui, aimé comme à lui, et les mêmes mots secrets dans l'ombre de la nuit. C'était peut-être du type qu'elle les avait appris. Et puis dans cette valise peut-

être une petite boîte de cachous pour faire croire à une haleine éternellement embaumée. De temps en temps, subrepticement, entre deux baisers de taille, vite elle prenait un cachou, sans avoir l'air de rien, vite elle le mettait tout au fond de la joue, à gauche, près de la dent de sagesse pour éviter toute rencontre avec la langue du chef d'orchestre.

— Tu en mettais un ou plusieurs dans la bouche?

— De quoi?

— De cachous.

— Je n'ai jamais pris de cachous, soupira-t-elle. Écoute, dînons. Ou bien sortons, si tu veux.

— Une dernière chose, et après je ne te poserai plus de questions. Une fois arrivée chez lui, te déshabillais-tu immédiatement? (Sa tension artérielle monta à vingt-deux. Elle, se déshabillant avec des impudeurs ou, pire, avec des pudeurs, et la langue de Dietsch pointant déjà de convoitise!) Réponds, chérie. Tu vois, je suis calme, je te prends la main. C'est tout ce que je veux savoir : est-ce que tu te déshabillais sur-le-champ, aussitôt entrée?

— Mais non, voyons

Oh, l'ignominie de ce voyons ! Ce voyons qui voulait dire je suis trop pure pour me déshabiller tout de

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suite, ça ne se fait pas, il y faut des progressions, un strip-tcase séraphique avec regards survolants et fortes doses d'âme. Bien sûr, toutes les saletés idéalistes de sa classe II lui fallait les transitions sentimentales, la crème fouettée, la crème recouvrant les pieds de porc ! Hypocrite, c'était tout de même pour se mettre à poil qu'elle y allait !

Assez, assez, ne plus penser, ne plus voir surtout. Avoir pitié de cette malheureuse, blanche de mort, dont les genoux tremblaient, qui attendait le verdict, la tête baissée, n'osant pas le regarder. Penser qu'elle mourrait un jour. Penser à ce jour de pluie à la Belle de Mai alors qu'il avait demandé s'il restait il ne savait plus quelle douceui, elle était allée en chercher à Saint-Raphaël sous la pluie torrentielle, et à pied parce que Das de train et pas de taxi. Onze kilomètres à l'aller, onze au retour, six heures de marche en tout. Et lui ne sachant rien parce qu'il était allé dormir. Le billet d'elle à son réveil. Je ne peux pas supporter que vous n'ayez pas ce dont vous avez envie. Oui, c'était du halva.

Dans quel état elle était rentrée le soir, et c'était alors qu'il avait appris qu'elle était allée à pied. Oui, mais c'était cela qui était terrible, une femme qui l'aimait si absolument et qui avait pu laisser la main poilue de Dietsch déboutonner la blouse. Oh, ces cheveux blancs, oh cette moustache noire qu'elle aimait !

Elle leva les yeux vers lui, suppliants, beaux yeux d'amour.

Mais alors pourquoi avait-elle autorisé la main poilue ? Et de quel droit lui avoir dit la première nuit à Cologny, lorsqu'il avait pris congé d'elle, de quel droit lui avoir dit qu'elle n'allait pas dormir, qu'elle allait penser à ce qui lui arrivait, à ce miracle? La dietschée n'avait qu'à rester avec son dietscheur.

— Mon seul étonnement, commença-t-il mélodieusement, en faisant faire de dangereux méandres à la petite nef d'argent qui contenait la sauce verte pour les supions frits, mon seul étonnement, c'est que tu ne

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m'appelles jamais Adrien, ni Serge. C'est curieux, tu ne confonds jamais malgré l'encombrement, tu m'appelles toujours Sol. Mais cela ne t'ennuie pas, toujours le même nom? Le chic serait de m'appeler Adrisergeolal, tu ne crois pas? Tu aurais ainsi tous les plaisirs à la fois.

— Laisse, je t'en supplie. Tu n'es pas méchant, je le sais.

Reviens à toi, Sol.

— Ce n'est pas mon nom. Si tu ne me dis pas mon vrai nom, jamais plus je ne t'embrasserai, jamais plus je ne t'adrisergeolerai. Ou plutôt appelle-moi monsieur Trois.

— Non.

— Pourquoi?

— Parce que je ne veux pas te déshonorer. Parce que tu es mon aimé.

— Je ne suis pas ton aimé. Je ne veux pas d'un mot qui a servi pour un autre. Je veux un mot rien que pour moi, un mot vrai. Allons, collectionneuse, un peu de vérité ! Dis-moi monsieur Trois !

— Non, dit-elle en le regardant droit dans les yeux, belle, intimidante.

Il l'admira. Aussi songea-t-il à lancer la saucière et son contenu contre le mur. Mais cela ferait des histoires avec l'hôtel. Il renonça donc et tourna le bouton du poste de radio.

L'affreux Mussolini parlait et tout un peuple l'aimait. Et lui, que faisait-il? Il torturait une femme sans défense. Si au moins elle pouvait tout à coup lui crier son dégoût de Dietsch et que jamais elle n'avait eu du plaisir avec cet homme. Mais les seuls mots, même menteurs, qui l'auraient calmé, elle ne les disait pas, ne les dirait jamais, trop noble pour renier ou salir ou ridiculiser son ancien amant. Il l'en respectait, il l'en haïssait.

—Reviens à toi, dit-elle en lui tendant les mains.

(Il fronça les sourcils. De quel droit le tutoyait-elle?) Sol, reviens à toi ! redit-elle.

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— Pas mon nom. Je reviendrai à moi si tu me le demandes correctement Allons, courage !

— Monsieur Trois, revenez à vous, dit-elle tout bas, après un silence.

Il se frotta les mains. Enfin un peu de vérité. Il la remercia d'un sourire. Mais soudain, en habit et cravate blanche, le chef d'orchestre déboutonna la blouse de soie. Oh, la moustache noire sur le sein doré ! Oh, elle tourterellante sous la bouche du bébé moustachu à crinière blanche qui tétait, tétait avec d'ignobles hochements de tête affirmatifs gloutons. Oh, la pointe emprisonnée par les incisives et la langue qui tournait autour de la pointe ! Et celle-ci devant lui qui osait faire la sainte en ce moment, la décente, tête baissée ! Et maintenant le bébé d'orchestre desserrait ses incisives et passait sa langue poilue, sa langue de bœuf sur le mamelon plus pointu qu'un casque allemand ! Et pendant que le taureau léchait, elle souriait, la pia-noteuse de chorals ! Oh, la main poilue qui soulevait la jupe maintenant ! D'horreur, il tressaillit, lâcha son chapelet d'ambre. Elle se pencha pour le ramasser, et le haut de sa robe de chambre s'entrouvrit, découvrant ses seins. Les mêmes, pas remplacés, les mêmes qui avaient servi pour l'autre! Tout y était! Il ne manquait plus que l'autre et ses poils !

—Est-ce qu'il avait des manières allemandes spé ciales pour copuler?

Elle ne répondit pas. Alors, il s'empara de la coupe de mousse au chocolat, en lança le contenu sur la copulée, en visant mal exprès pour ne pas l'atteindre. Mauvais calcul, car il était peu habile aux jeux du cirque. Le coup porta donc juste et la mousse au chocolat éclaboussa le beau visage. Elle resta immobile, éprouvant un plaisir de vengeance à laisser couler les traînées brunes, porta ensuite sa main à sa joue, contempla sa main salie. Voilà, c'était pour en arriver là, sa marche triomphale, le jour où elle attendait son

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retour. Il s'élança vers la salle de bains, en revint avec une serviette, passa le coin humide sur le visage déshonoré, l'essuya doucement. À genoux, il baisa le bas de la robe, baisa les pieds nus, leva les yeux vers elle. Couche-toi, dit-elle, je viendrai près de toi, je te caresserai les cheveux, tu t'endormiras.

Dans l'obscurité, soudain réveillés, ils se tenaient par la main. Je suis un ignoble, murmurait-il. Tais-toi, ce n'est pas vrai, tu es mon souffrant, disait-elle, et il lui baisait la main, lui mouillait la main de ses larmes, lui proposait de se mutiler le visage tout de suite, de se taillader avec un des couteaux de la table, pour lui prouver. Tout de suite, si elle voulait ! Non, mon chéri, non, mon souffrant, disait-elle, garde-moi ton visage, garde-moi ton amour, disait-elle.

Brusquement, il se leva, alluma le lustre puis une cigarette, aspira fort, fronça ses arcs, arpenta la chambre à grands pas, haut et mince, lançant de la fumée par les narines et du poison par les yeux, secouant les crêtes de ses cheveux, serpenteaux révoltés. Archange de colère, il s'approcha du lit, fît avec la cordelière de sa robe de chambre un mouvement menaçant de fronde.

— Debout, dit-il, et elle obéit, se leva. Demande Genève, et téléphone-lui.

— Non, je t'en prie, non, je ne peux pas lui téléphoner.

— Mais puisque tu as pu coucher! C'est pire que de téléphoner! Allons, téléphone-lui, tu dois savoir son numéro par cœur ! Allons, rappelle-lui des souvenirs!

— 11 n'est plus rien pour moi, tu le sais.

Le foie douloureux, il la considéra avec horreur. Alors, elle passait ainsi de l'un à l'autre, osait annuler un homme avec qui elle avait eu la plus grande intimité! Mais comment étaient-elles faites? Oh, elle

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osait le regarder, la regardeuse de Dietsch ! Et tout à l'heure, elle avait osé lui prendre la main, la manieuse de diverses parties de Dietsch !

— Allons, téléphone !

— Je t'en supplie, il est passé minuit, je suis si fatiguée. Tu sais la nuit que nous avons eue hier à Agay. Je suis brisée, je n'en peux plus, sanglota-t-elle, et elle se laissa tomber sur le lit.

— Pas sur le dos ! ordonna-t-il, et elle se retourna, abrutie, se mit à plat ventre. Encore pire ! s'écria-t-il. Va-t'en, va dans ta chambre, je ne veux plus vous voir tous les deux ! File, chienne !

La chienne amaigrie fila. Décontenancé, il regarda ses mains. Il avait besoin d'elle, son seul bien. Il la rappela. Elle se présenta sur le seuil, immobile, blanche.

— Voilà, je suis là. (Il aima les deux petits poings fermés.)

— Allais-tu à la saillie l'après-midi?

— Mon Dieu, pourquoi vivons-nous ensemble? Est-ce cela l'amour?

— Allais-tu à la saillie l'après-midi? Réponds. Allais-tu à la saillie l'après-midi? Réponds. Allais-tu à la saillie l'après-midi?

Réponds. Je te le demanderai jusqu'à ce que tu me répondes.

Allais-tu à la saillie l'après-midi? Réponds.

— Oui, quelquefois.

— Où?

— À la saillie ! cria-t-elle en s'enfuyant.

Pour la faire revenir sans avoir à la rappeler, il prit l'encrier de bronze, le lança contre la glace de l'armoire. Puis il extermina des verres et des assiettes. Elle ne bougea pas, et il s'en indigna.

L'explosion de la bouteille de champagne contre le mur eut plus de succès. Elle revint, épouvantée.

—Qu'est-ce que tu veux encore, toi ? Va-t'en !

Elle fit demi-tour et quitta la scène. Déçu, il arra cha les tentures, puis regarda autour de lui. Pas belle, 1066

cette chambre, trop de désordre. Tous ces débris par terre, cette glace tuée. Il emmêla ses cheveux, sifïlota le Voi che sapete.

S'ils pouvaient se réconcilier, ce serait bien. D'accord, réconciliation. Il frappa doucement à la porte de communication. Oui, dès qu'elle entrerait, il lui dirait qu'il allait immédiatement signer un engagement de ne jamais plus lui parler de cet homme. Chérie, c'est fini, jamais plus. Après tout, c'est vrai, tu ne me connaissais pas. Il frappa de nouveau, s'éclaircit la gorge.

Entrée, elle se tint debout devant lui, digne et faible, victime courageuse. Il l'admira. Noble, oui. Honnête, oui. Mais alors, pourquoi avait-elle menti sans arrêt à son mari? Oh, cette Boygne, grand-mère cacochyme qui ne pouvait plus cabrioler et qui s'en consolait en facilitant les cabrioles de la jeune ! Et lorsque le pauvre Deume téléphonait le matin pour parler à sa femme, cette vieille menteuse lui disait aimablement qu'Ariane dormait encore, puis vite téléphonait chez Dietsch ! Oh, cette vie romanesque, variée, qu'elle avait eue avec Dietsch et qu'elle ne connaîtrait jamais avec lui ! Et puis sûrement beau, ce Dietsch avec ses cheveux blancs. Qu'était-il, lui, avec ses cheveux noirs, noirs comme tout le monde ?

—Voilà, dit-elle. Je suis là.

De quel droit avait-elle un visage si honnête? Une provocation, ce visage.

— Dis que tu es une prostituée.

— Ce n'est pas vrai, tu le sais, dit-elle calmement.

— Tu le payais, tu me l'as dit !

— Je t'ai seulement dit queje lui ai prêté de l'argent pour l'aider.

— Il te l'a rendu?

— Je ne lui en ai pas parlé. Il a dû oublier.

Indigné par cette indulgence féminine pour l'ancien copulateur, il la prit par les cheveux. Que cette idiote se fût laissé rouler le mettait hors de lui. Oh,

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prendre l'avion et faire rendre gorge au souteneur musical !

— Dis que tu es une grue.

— Ce n'est pas vrai, je suis une femme honnête. Lâche-moi.

Tirant les cheveux, mais pas trop fort car il avait pitié, ne voulait pas l'abîmer, il fit aller la belle tête de part et d'autre, enragé de la constater dupe par gratitude sexuelle, enragé de se sentir impuissant à lui faire comprendre que le bonhomme était un escroc. Jamais elle ne voudrait l'admettre ! Oh, cette indulgence bien connue ! Oh, les idiotes qui se laissaient rouler par tout mâle armé et satisfaisant ! Je suis une femme honnête, et lui aussi était honnête, répétait-elle, la tête secouée, les yeux fous, les dents claquantes, belle. Elle défendait son rival, lui préférait son rival ! La tenant par les cheveux, il frappa le beau visage. Je te défends, dit-elle de sa merveilleuse voix d'enfant. Je te défends ! Ne me frappe plus !

Pour toi, pour notre amour, ne me frappe plus ! Pour couvrir sa honte par une honte plus forte, il frappa encore. Sol, mon bien-aimé ! cria-t-elle. Il lâcha les cheveux, bouleversé jusqu'au fond de l'âme par cet appel. Mon amour, non, il ne faut plus, sanglotait-elle, ne me fais plus cela, mon amour, pour toi, pas pour moi, mon amour ! Laisse-moi te respecter, mon amour, sanglotait-elle.

Une fois de plus, il la prit dans ses bras, une fois de plus, il la serra contre lui. Jamais plus, jamais plus. Les deux visages mouillés étaient collés l'un à l'autre. Infâme, il était un infâme d'avoir frappé cette faiblesse, sainte faiblesse. Aide-moi, aide-moi, suppliait-il, je ne veux plus te faire de mal, tu es ma chérie, aide-moi.

Il se détacha, et elle eut peur de ses yeux qui voyaient. Un autre l'avait bien plus déshonorée et elle le respectait pourtant, le déclarait honnête ! Dietsch

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lui avait porté des coups plus ignominieux et elle n'avait pas pleuré en les recevant, elle n'avait pas supplié Dietsch de s'arrêter, elle ne lui avait pas dit je te défends, ne frappe plus !

Tant de mois ensemble, elle et lui, et elle avait su si bien lui cacher! Et surtout, surtout, ces maladresses de vierge les premières nuits à Genève, elle qui avait touché, touché le Dietsch !

—Touché, touché, touché ! cria-t-il, et il la poussa.

Tombée à terre, les mains au visage meurtri, elle ne pleurait plus, elle regardait, jonchant le tapis, les débris d'assiettes et de verres, les bouts de cigarettes, regardait sa vie.

Son amour finissait dans l'abjection, l'unique amour de sa vie.

Oh, le jour où elle attendait son retour, oh, la robe voilière claquant au vent de la marche. Et maintenant, une femme que son amant frappait.

A terre, accoudée à un fauteuil, elle ramassa le collier de perles qui s'était détaché, le beau collier qu'il lui avait offert.

Le regard d'enfant ravi qu'il avait eu en ouvrant l'écrin. Elle enroula le collier autour d'un doigt, le déroula, le posa sur le tapis, en fit un triangle, puis un carré. La douleur l'insensibilisait et elle était une petite fille qui jouait. Peut-être jouait-elle aussi par comédie, pensa-t-il, pour montrer à son bourreau combien le malheur la rendait hagarde.

—Va-t'en.

Elle se leva, retourna dans sa chambre, le dos courbé.

Alors, il s'épouvanta de sa solitude. Oh, si elle pouvait revenir d'elle-même et avoir un geste de pardon! L'appeler, oui, mais sans lui montrer ce besoin qu'il avait d'elle.

—Chienne!

Elle entra, élégante, lasse, grelottante.

— Voilà, dit-elle.

— File!

— Bien, dit-elle, et elle sortit.

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Il se détesta, jeta une cigarette commencée, en alluma une autre, l'écrasa, sortit de sa valise le poignard damasquiné, cadeau de Michael, le lança haut, le rattrapa, le remit dans sa gaine, appela de nouveau.

—Putain!

Elle revint aussitôt, et il pensa qu'elle se vengeait par de la soumission.

— Voilà, dit-elle.

— Fais de l'ordre !

Que la chambre lut en ordre ou non lui importait peu. Ce qu'il voulait, c'était revoir le visage adoré. Agenouillée, elle ramassa les cigarettes écrasées, les éclats de la glace, les débris d'assiettes et de verres. Il avait envie de lui dire de faire attention, de ne pas se couper. Mais il n'osait pas. Pour cacher sa honte, il feignait de la surveiller avec des yeux froids de terrori-seur minutieux. Oh, cette nuque docile. La jeune femme fière d'autrefois, la piaffante de Genève, ramassait des mégots en posture de femme de ménage, ramassait à quatre pattes. Il se désenroua.

—Ne t'occupe plus de mettre de l'ordre. Tu es trop fatiguée.

Toujours à genoux, elle se retourna, dit qu'elle aurait bientôt fini, se remit à la besogne. Avec l'espoir de le désarmer par sa bonne volonté, pensa-t-il. Pauvre enfant pas encore atteinte par la vie, prompte à l'espoir. Peut-être aussi tenait-elle à faire un peu la martyre. Mais surtout elle lui était reconnaissante des quelques mots de bonté qu'il venait d'avoir, voulait l'en remercier en ramassant. Toujours agenouillée et les mains en avant, elle ramassait avec zèle. Oh, soudain, l'agenouillée de Dietsch ! Oh, ce visage d'enfant et de sainte, mais d'une sainte qui recevait des chocs ! Non, non, assez.

—J'ai tout de suite fini, dit-elle avec une voix de bonne élève, très sage et qui a toujours de bonnes notes de conduite.

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— Merci, dit-il. Tout est en ordre maintenant. Il est une heure du matin. Va chez toi, va te reposer.

— Alors, au revoir, dit-elle après s'être relevée. Au revoir, répéta-t-elle, mendiante.

— Attends. Ne veux-tu pas emporter quelque chose à manger? demanda-t-il en suivant du regard la fumée de sa cigarette.

— Je ne crois pas, dit-elle.

Il devina sa gêne à emporter de la nourriture et qu'elle ne voulait pas être jugée superficielle. Mais elle devait sûrement mourir de faim. Pour lui sauver la face et préserver sa dignité de femme souffrante, pour qu'il fût entendu que ce n'était pas elle qui voulait se nourrir mais lui qui l'y forçait, il lui dit d'un ton sans réplique :

— Je désire que tu manges.

— Bien, dit-elle, obéissante.

Prenant ce qui lui parut le plus sain, il lui tendit l'assiette des viandes froides, la salade de tomates et deux petits pains.

—C'est bien assez, merci, dit-elle honteusement, et elle referma la porte derrière elle.

Il regarda la trouée dans la glace, l'amas de débris dans un coin. Du joli, la passion dite amour. Si pas de jalousie, ennui. Si jalousie, enfer bestial. Elle une esclave, et lui une brute. Ignobles romanciers, bande de menteurs qui embellissaient la passion, en donnaient l'envie aux idiotes et aux idiots. Ignobles romanciers, fournisseurs et flagorneurs de la classe possédante. Et les idiotes aimaient ces sales mensonges, ces escroqueries, s'en nourrissaient. Et le plus lamentable, c'était la raison véritable de l'aveu du micmac Dietsch, de ce grand accès de loyauté. Il savait si bien pourquoi elle avait voulu, en toute mauvaise bonne foi, se libérer de ce fameux secret trop lourd à porter. Ces jours derniers lorsqu'ils sortaient se promener, il ne trouvait rien à lui dire, ne parlait pas. Et

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puis une seule intimité physique depuis son retour, le premier soir, et ensuite plus rien. Et puis hier soir, à Agay, il l'avait quittée de trop bonne heure. Alors, dans ce petit inconscient, la volonté de se revaloriser, de provoquer une jalousie, oh pas trop forte, une petite j'alousie de dépit, convenable, policée. Juste ce qu'il fallait pour redevenir intéressante. Prête à avouer quand elle était entrée chez lui, mais de manière vague et noble, sans nul détail physique, dans le genre un autre homme dans sa vie.

Pauvre petite. C'était dans une bonne intention.

Deux coups à la porte, mignons, polis. Elle entra. D'une voix minable, pauvre chaton mouillé, elle dit qu'elle avait oublié de prendre une fourchette et un couteau, les prit, s'en alla, tête basse.

Elle n'osa pas revenir pour demander une serviette, également oubliée. Un linge éponge de la salle de bains en tint lieu. Tout en lisant la page féminine d'un vieux journal découvert dans un tiroir, elle mangea de bon appétit. Pauvres de nous, frères humains.

Un peu plus tard, il lui demanda à travers la porte si elle ne voulait rien d'autre. Elle essuya ses lèvres avec le linge éponge, porta la main à ses cheveux, dit que non merci. Mais peu après, la porte fut entrebâillée et, sur le tapis, fut poussée une assiette où des petits fours étaient assis en rond sur une dentelle de papier. Pas de mousse au chocolat, on s'en est déjà servi, murmura pour lui-même le fournisseur invisible. Sur quoi, la porte refermée, il s'assit, croisa ses jambes et, avec le poignard damasquiné sorti de sa gaine, se taillada lentement la plante du pied droit

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Un peu avant trois heures du matin, il entra chez elle, tout habillé, s'excusa de la réveiller, dit qu'il ne se sentait pas à l'aise dans sa chambre, inconfortable avec ces tentures arrachées, ces débris de verres, cette glace crevée. Antipathique, cette chambre. Le mieux serait de changer d'hôtel. 11 y en avait un tout près qui s'appelait le Splendide. Mais comment expliquer aux gens du Noailles tous ces dégâts? Elle se redressa, se frotta les yeux, resta un instant silencieuse. Si elle disait non, pas le Splendide, il devinerait et il y aurait une autre scène. Blanche, les yeux cernés de bleu, elle le regarda, dit qu'elle s'occuperait de tout, qu'il n'avait qu'à la précéder à ce Splendide, elle l'y rejoindrait aussitôt que possible. Elle lui sourit faiblement, lui demanda de mettre un manteau, il devait faire froid dehors à cette heure.

Il s'exécuta avec empressement, heureux de lui obéir, s'éclaircit la gorge pour dire que alors, voilà, il partait, et qu'il avait laissé son portefeuille avec de l'argent pour l'hôtel, alors, au revoir, merci, à tout à l'heure, et il s'en fut, peu glorieux, les yeux baissés et le feutre rabattu, boitant un peu car son pied tailladé lui faisait mal. Gentille, courageuse, prête à tout arranger, murmura-t-il dans le couloir du quatrième étage.

Infâme, il avait été infâme, oui, infâme, insista-t-il 1073

en descendant les escaliers. Au troisième étage, il se donna deux gifles, puis un uppercut sous le menton, si violent qu'il dut s'asseoir sur une marche. Ayant repris ses sens, il se releva, descendit prudemment. Au premier étage, il s'arrêta, se rendit compte qu'il avait été ignoble de l'avoir laissée se débrouiller toute seule avec les gens de l'hôtel. Indigné, il s'assena un formidable direct sur l'œil droit qui se pocha. Arrivé au rez-de-chaussée, où ronflait le concierge de nuit, il s'esbigna en douce sur la pointe des pieds, traversa la Canebière presque déserte, faisant de grands gestes d'orateur et toujours claudiquant. Mon pauvre enfant, mon pauvre fou, murmura-t-elle, accoudée à l'étroit balcon d'où elle le surveillait. Qu'y avait-il, pourquoi boitait-il? Sois gentil, ne sois plus méchant, murmura-t-elle.

La fenêtre refermée, elle téléphona au concierge, dit qu'ils étaient obligés de partir d'urgence pour cause de maladie, lui demanda de préparer la note. Valises bouclées, elle fit plusieurs brouillons, recopia au net, relut à voix basse. «Monsieur, nous vous remettons cette indemnité avec nos sincères excuses pour les détériorations survenues par suite de circonstances indépendantes de notre volonté. » Ajouter des remerciements ?

Non, ces milliers de francs suffisaient. Elle introduisit la lettre et les billets de banque dans une enveloppe sur laquelle elle écrivit:

«Personnel. Pour monsieur le directeur de l'hôtel Noailles.

Urgent.»

Elle n'osa pas sonner l'ascenseur, descendit les quatre escaliers, chargée des deux valises. Arrivée au rez-de-chaussée, elle sourit au concierge, lui remit un gros pourboire pour s'en attirer la bienveillance, profita de ce qu'il acquittait la note pour glisser furtivement l'enveloppe sous un journal étalé sur le comptoir.

Taxi. Un vieux chauffeur flanqué d'un loulou blanc. À la gare, s'il vous plaît, monsieur, dit-elle à l'intention du concierge qui venait de charger les valises. Ainsi les

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gens de l'hôtel ne sauraient pas où les chercher lorsqu'ils découvriraient les horreurs de la chambre. Deux minutes plus tard, elle se pencha, frappa à la vitre, dit au chauffeur qu'elle changeait d'avis, lui demanda de la conduire au Sordide, pardon, au Splendide, merci, monsieur.

Une douleur lui traversa la poitrine et il lui sembla qu'il lui était arrivé une aventure pareille, dans une autre vie, une aventure terrible, la police la poursuivant et elle changeant d'hôtel, faisant des crochets de traquée. Seuls au monde, elle et lui. Lui, un point à un endroit de la grande ville, et elle un autre point dans un autre endroit. Deux points liés par un fil si ténu.

Deux destins qui allaient se rejoindre. S'il n'était pas allé à cet autre hôtel, comment le retrouver? Pourquoi ne reprenait-il pas ses fonctions à la Société des Nations? Pourquoi avait-il fait renouveler son congé? Que lui cachait-il? Voilà le Splendide.

Mais que pouvait-elle faire? Elle ne pouvait pas dire non, il aurait compris. Elle descendit, paya, caressa le loulou blanc, demanda s'il avait déjà eu ta maladie des jeunes chiens. — Oui, madame, il y a douze ans, répondit le vieillard d'une voix impubère.

À cinq heures du matin, s'étant rappelé qu'à Genève elle lui avait dit qu'elle connaissait Marseille, il entra doucement, se pencha sur la dormeuse qui dégageait une odeur chaude de biscuit. Non, la laisser tranquille, l'interroger plus tard, lorsqu'elle serait réveillée.

—Avec qui es-tu venue à Marseille ?

Elle ouvrit un œil, puis l'autre, puis une bouche stupide.

— Voilà. Qu'est-ce que c'est?

— Avec qui es-tu venue à Marseille ?

Elle se souleva, s'assit sur le lit, porta gauchement sa main à son front, du même geste bouleversant que le chimpanzé malade du zoo de Bâle, le jour où il y

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avait conduit Saltiel et Salomon, du même geste que la naine Rachel.

— Non, murmura-t-elle, idiote.

— Avec Dietsch? demanda-t-il, et elle baissa la tête, sans plus la force de nier. Pendant une mission de ton mari?

— Oui, souffla-t-elle.

— Pourquoi Marseille?

— Un concert qu'il dirigeait ¡ci. Je ne te connaissais pas.

— Un concert qu'il dirigeait, c'est admirable! Admirable qu'il sache lire les notes de musique inventées par un autre !

Comment dirigeait-il, avec ou sans braguette? Pardon, baguette. À quel hôtel êtes-vous descendus? Vite, réponds!

ordonna-t-il et, de nouveau, elle porta sa main à son front, fit la grimace d'avant les sanglots. Ici? Cet hôtel? Habille-toi.

Elle écarta la couverture, posa ses pieds nus sur le tapis, passa en somnambule une combinaison, des bas, mit du temps à accrocher ses jarretelles, ne parvint pas à fermer la serrure de sa valise, boucla les courroies. Mon Dieu, elle était avec un dément, un vrai dément qui s'était donné lui-même des coups, qui était fier de son oeil meurtri, enflé. Lui, il la regardait de son œil valide. Donc dans ce même hôtel avec Dietsch, peut-

être dans le même lit, les deux carpes idéalistes faisant leurs sauts, et le sommier craquait, et l'hôtelier était venu, les mains jointes, les supplier de ne pas lui abîmer son matériel ! Et comme ils continuaient leurs bonds, l'hôtelier les avait chassés

! Dévastateurs de sommiers, destructeurs de matelas, repérés par tous les hôteliers de Marseille, inscrits sur la liste noire des hôtels de Marseille ! Sur quoi, elle éternua deux fois, et il eut pitié, aiguë pitié, pitié de cene créature fragile, promise à la maladie et à la mort. Il la prit par la main.

—Viens, chérie.

Ils descendirent les escaliers, se tenant par la main, 1076

chacun portant sa valise, lui en manteau recouvrant son pyjama, elle en combinaison sous son imperméable. Au rez-de-chaussée, elle posa sa valise, releva d'un geste machinal ses bas qui retombèrent, accor-déonnés, cependant que le concierge ne comprenait pas pourquoi ce client aux cheveux en désordre lui disait, une cravate à la main, que le Splendide était trop vieux à son goût, qu'il voulait un hôtel aussi jeune que possible. Un billet de banque le persuada d'indiquer le Bristol, tout récent.

— Construit quand?

— L'année dernière, monsieur.

— Parfait, dit Solal, et il lui tendit un autre billet. Les valises furent chargées sur un taxi. C'était le même grand-père avec son loulou blanc. De la valise d'Ariane sortait la moitié d'un bas et une forte odeur d'eau de Cologne.

Du coin de l'œil gauche il la regarda de nouveau. La quitter, la débarrasser de lui? Mais que ferait-elle alors? Leur amour était tout ce qui restait à cette infortunée. Et puis, il l'aimait. Oh, leur merveilleux premier soir. Épargnez-moi, lui avait-elle dit ce soir-là. Mais Dietsch, lui, l'avait-il épargnée quelques heures auparavant? Il ne le saurait jamais. Tvaïa gêna, lui avait-elle dit ce soir-là, tvaïa gêna, alors que quelques heures auparavant sa bouche contre la bouche d'un type à cheveux blancs. Et ondulés, par-dessus le marché ! Oui, sa bouche à elle, cette même bouche à côté de lui dans ce taxi, exactement la même bouche. Elle tremblait, sa petite, elle avait peur de lui.

Comment faire pour ne plus la faire souffrir? Comment lutter contre ces deux, leurs girons unis, leurs poils emmêlés?

Tâcher d'avoir horreur d'elle? Imaginer ses dix mètres d'intestins? Imaginer son squelette? Imaginer les aliments qui circulaient dans l'œsophage, qui entraient dans son estomac?

Et puis le reste, y compris le côlon? Imaginer ses poumons, mous, rougeâtres, bas morceaux de boucherie? Rien 1077

à faire. Elle était sa belle, sa pure, sa sainte. Mais sa sainte avait touché avec sa main, sans dégoût, l'horreur d'un homme, le bestial désir d'un homme. Qu'y pouvait-il s'il la voyait tout le temps avec son mâle, tout le temps sa sainte avec un singe mâle qui ne la dégoûtait pas. Qui ne la dégoûtait pas, et c'était sa stupéfaction, son scandale. Oui, gentille avec lui, bien sûr, gentille, aimante, et faisant des kilomètres à pied pour lui rapporter du halva, mais tout de même se savonnant fort le corps avant d'aller voir son singe mâle, et frotte que tu frottes et savonne que tu savonnes pour être savoureuse et dietschée à fond, mais oh, tant pis, tant pis, ne plus y penser, oui, promis, parole d'honneur.

Hôtel Bristol maintenant, murmura-t-elle, assise sur le bord de la baignoire, toujours en imperméable, sans force pour se déshabiller. Vilaine, cette salle de bains. On était mieux au Noailles. Imbécile, ce concierge qui avait mis leurs bagages dans la salle de bains. Serge, faible, un peu veule, mais doux, attentionné. Une mouche se posa sur elle, et elle tressaillit.

Elle renifla, chercha dans son sac à main, n'y trouva qu'un petit mouchoir déchiré, inutilisable. Elle se pencha, ouvrit sa valise. Pas de mouchoirs. Oubliés au Noailles. Tant pis. Elle se moucha dans une serviette raide et glacée qu'elle jeta sous la baignoire. La porte s'ouvrit. Entra, claudiquant, le seigneur à l'œil poché, enflé et à demi fermé. Elle eut un frisson. Pourquoi boitait-il ? Oh, tant pis, tant pis.

—Il y a un homme dans tes yeux. Cache-les.

Ne pas résister, faire ce qu'il voulait. Avec quoi se cacher? Il attendait, terroriseur inexorable. En réalité, il espérait un miracle, une réconciliation merveilleuse. Elle déplia une autre serviette, la posa sur les cheveux d'or chaud. Le tissu empesé se balança.

—Pas suffisant. Les lèvres sont visibles, je ne veux plus les voir, elles ont trop servi.

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Elle prit un grand linge éponge, s'en couvrit la tête. Merci, dit-il. Alors, à l'abri sous sa tente blanche, elle eut un accès douloureux de rire qu'elle camoufla en sanglots pour donner le change au fou qu'elle guignait par un interstice et qui, de son œil en bon état, surveillait le linge hoquetant, déçu qu'elle eût accepté si facilement. Qu'allait-il faire maintenant de cette femme en linge éponge? Il ne pouvait plus lui parler puisqu'il ne la voyait plus. Pour commencer une conversation, faudrait-il d'abord lui dire allô ? Les faux sanglots cessèrent enfin. Cette créature voilée et silencieuse l'impressionna. Il se gratta le front Allait-elle rester longtemps fantôme sous son burnous? Et pourquoi ne bougeait-elle plus? Il était intimidé, perplexe, se sentait roulé. Comment sortir de cette impasse?

— Est-ce que je peux l'ôter? demanda une voix étouffée.

— Si tu veux, dit-il d'un ton indifférent.

— Nous sommes si fatigués, dit-elle après s'être débarrassée de son suaire, mais sans regarder son surveillant borgne pour ne pas risquer un nouvel accès d'affreux rire. Ne veux-tu pas aller dormir? II est plus de six heures du matin.

— Il est soixante heures du matin. J'attends.

— Qu'est-ce que tu attends?

— J'attends que tu me dises ce que j'attends que tu me dises.

— Mais comment veux-tu queje le sache? Dis-moi ce que tu veux que je dise.

— Si je te le dis, cela n'aura aucune valeur. Je veux que ce soit spontané. Donc j'attends.

— Mais je ne peux pas deviner!

— Si tu es celle que j'espère encore, malgré tout, tu dois deviner. Ou devine, ou ne parle plus.

— Eh bien, je ne parle plus, ça m'est égal, tout m'est égal, je suis trop fatiguée.

Il la considéra, de nouveau assise sur le bord de la 1079

baignoire, tête baissée, qui regardait ses bas affalés sur ses chevilles. Idiote qui ne devinait pas, qui ne devinerait pas que ce qu'il attendait d'elle, c'était l'entendre dire que Dietsch la dégoûtait, qu'il était laid, qu'il était bête, qu'en réalité elle n'avait jamais eu de plaisir avec lui. Hélas, elle était trop bien. L'idée ne lui venait même pas de renier son chef d'orchestre, ce pou des génies de la musique, se nourrissant de leur sang, et saluant à la fin de la symphonie, comme s'il était l'auteur !

Cherchant des cigarettes dans sa valise, il trouva son monocle noir du temps de Genève. Il l'ajusta aussitôt contre l'œil meurtri, enflé et à demi fermé, lança un regard vers la glace, s'y plut, alluma une cigarette, soupira. Comment continuer à vivre avec elle ? Pas un mot qu'elle n'eût dit à l'autre ou appris de l'autre.

Puisque l'autre était, paraît-il, si cultivé, un tas de mots pédants qu'elle aimait venaient de l'autre sûrement. Intégration, décalage, exemplarité, l'odieux expliciter des cuistres, tous ces mots venaient du Dietsch. Chaque expliciter lui serait désormais une arête dans la gorge. Oui, cultivé, le type.

D'ailleurs, hier dans le train, lorsqu'ils étaient en bons termes, elle lui avait avoué que Dietsch faisait en plus un cours d'histoire de la musique à l'Université de Lausanne. Bref, le pou complet. Et il y avait pire, il y avait les gestes faits devant l'autre, les manières amoureuses apprises de l'autre. Elle avait tout fait avec l'autre. Elle avait mangé avec l'autre, s'était promenée avec l'autre. Ne plus mangei avec elle, ne plus se promener avec elle ! Il se gratta le front. À la rigueur, il pourrait la faire marcher à l'envers, les mains par terre et les pieds en l'air.

Elle n'avait sûrement pas fait ça avec Dietsch. Mais quoi, la faire tout le temps marcher à l'envers? En tout cas, ne plus jamais la prendre. Tout avait été fait par ces deux. À moins que dans une grande corbeille accrochée au plafond? Ce ne serait pas commode

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— Tu as l'air si fatigué, viens dormir avec moi, allons dans ma chambre, dit-elle, et elle le prit par la main.

Chez elle, il s'assit, alluma une autre cigarette, aspira profondément la fumée, eut un moment de bonheur inexprimable puis se rappela. Le plus terrible, c'était qu'avec lui elle avait connu et connaîtrait des heures ternes, pas adultères du tout. Et l'idiote poétique, regretteuse comme toutes ses pareilles, assoiffée d'ailleurs, comme toutes ses pareilles, comparerait inconsciemment. Du Dietsch, par le sortilège du lointain, elle ne se rappellerait que les belles heures. Et lui, imbécile et devenu mari, en lui parlant tellement du Dietsch, il s'en faisait l'entremetteur, en redoublait le charme, en devenait le cocu rétroactif. Oh, les combines avec la Boygne ! Oh, comme c'était intéressant d'aller retrouver en catimini le Dietsch, de passer la nuit en contrebande avec lui ! Et puis le lendemain matin, la Boygne qui lui téléphonait chez le pou de Beethoven.

Chérie, votre mari vient de me téléphoner de son bureau, je lui ai dit que vous dormiez encore, queje n'osais pas vous réveiller, mais tâchez de lui téléphoner pour qu'il ne rappelle pas encore chez moi. Saleté de Boygne ! Ó infortuné Solal, monotone cocu, incapable d'offrir de palpitantes nuits en contrebande, concurrent malheureux d'un chef d'orchestre auréolé d'absence !

Un seul moyen pour l'en dégoûter, lui ordonner d'aller le retrouver à Genève et de vivre avec lui pendant des mois.

Ainsi lui, Solal, redeviendrait l'amant. Oui, lui dire de partir tout de suite pour Genève.

Mais relevant la tête et l'apercevant qui se mouchait, il fut attendri par la modestie des expulsions nasales qu'elle faisait discrètes, au détriment de l'efficacité. Pauvre nez brillant, un peu gros en ce moment, pas très beau. Pauvres paupières, un peu enflées par les larmes. Il eut envie de l'embrasser, mais il n'osa pas, intimidé. Pauvre petit mouchoir déchiré avec lequel 1081

elle faisait ses mignonnes évacuations. Oui, lui en donner un plus convenable.

Revenu de la salle de bains avec un beau grand mouchoir de pur fil, pris dans sa valise, il s'approcha pour le lui remettre, la trouva touchante. Oh, ce regard vers lui, humble, mendiant.

Soudain, il fit un pas en arrière. En somme, si les mains du chef d'orchestre avaient eu le pouvoir de tatouer indélébile-ment, elle serait en ce moment bleue des pieds à la tête, bleue partout, sauf sous les pieds peut-être. Alors quoi, condamné à se contenter de la plante des pieds? Il empocha le beau mouchoir.

— Sais-tu à quoi je pense? demanda-t-il après avoir ajusté son monocle noir. Eh bien, je vais te le dire puisque tu ne me le demandes pas. Je pense qu'en somme, par ton obligeant intermédiaire, j'ai eu des rapports intimes avec ce monsieur. Mon amant en quelque sorte. Qu'en dis-tu?

— Je t'en supplie, assez, assez, gémit-elle, et elle lui prit la main, mais il se dégagea aussitôt du contact des organes de Dietsch.

— Qu'en dis-tu?

— Je ne sais pas, je voudrais dormir. Il est six heures et demie.

Il s'indigna. Une vraie horloge parlante, cette femme. Il alla se vérifier devant la glace, se trouva chevalier de mer et redresseur de torts avec ce monocle noir, revint se camper devant elle, jambes écartées, poings aux hanches.

— Et avec lui, il ne t'arrivait pas d'être réveillée à six heures et demie ?

— Non, à six heures et demie, je dormais.

Le rire du seigneur corsaire stria la chambre. Elle dormait, et elle osait le lui dire, l'effrontée ! Bien sûr, elle dormait! Mais auprès de qui, et après quoi? Oh, l'attribut canin de l'autre ! Et elle avait accepté cela ! Et elle avait accepté pire, même ! Oh, ces mains suaves !

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— Tu aimes les hommes, n'est-ce pas?

— Non, ils me dégoûtent !

— Et moi?

— Toi aussi !

— Enfin ! sourit-il, et il affila son nez avec satisfaction, car voilà qui était simple et net.

— Mon Dieu, si tu savais comme c'était peu de chose avec ce Dietsch !

— Vraiment ce? Et pourquoi ce? Pourquoi cette animosité soudaine contre un homme que tu allais voir avec ta valise, dans un certain but? Qu'as-tu dit?

— J'ai dit que c'était peu de chose avec monsieur Dietsch.

Monsieur, en parlant d'un homme qui se mettait tout nu sur elle ! Il la prit par l'oreille, apitoyé pourtant par le visage pâle, bleui de cernes.

— Monsieur, en vérité ! Monsieur, vraiment ! Monsieur, j'écarte mes genoux, ayez l'obligeance d'entrer ! Je vous en saurai gré, monsieur !

— Vilain, tu es un vilain ! cria-t-elle, petite fille surgie du passé. Je n'aurais pas accepté de lui ce que j'accepte de toi!

— Qui lui?

— Dietsch!

— Je n'accepte pas que tu me parles de lui comme s'il était mon ami. De qui parles-tu?

— DeD.

— Tu ne lui disais pas D ! Dis Serge.

— Je ne lui disais pas son prénom.

— Alors comment Pappelais-tu?

— Je ne me souviens pas !

— En ce cas, appelle-le monsieur Sexe. Tu vois, je suis gentil, je pourrais te faire dire pire, mais monsieur Sexe me suffit.

Allons, monsieur Sexe !

— Je ne dirai pas. Laisse-le en paix.

— Qui? Qui? Qui? Qui? Réponds. Qui? Qui? Qui?

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— Mon Dieu, mais tu es fou ! s'écria-t-elle, et elle comprima ses tempes, exagérant son effroi. Je dois passer toute la nuit avec un fou !

— Je te ferai remarquer qu'il fait jour dehors. Mais peu importe, et admettons. Donc tu préférerais passer la nuit avec un raisonnable? N'est-ce pas, putain?

—J'en ai assez ! cria-t-elle. Je déteste tout le monde !

Elle souleva l'encrier de verre, se retint de le lancer contre le mur, le remit en place, exerça sa haine sur le sous-main qu'elle essaya de tordre, puis sur du papier à lettres de l'hôtel, qu'elle déchira en petits morceaux.

— Qu'est-ce qu'elles t'ont fait, ces feuilles?

— Ce sont des putains !

—Il en reste encore une, ne la déchire pas. Écris que tu as couché avec Dietsch, et signe. Prends ce porte-plume, ne le casse pas.

Elle obéit, signa Ariane d'Auble, trois fois. 11 lut avec satisfaction. C'était sûr maintenant. Plus de doute. Il plia le papier et le mit dans sa poche. Il avait la preuve. Gentille tout de même, pensa-t-il. Une autre aurait fichu le camp depuis longtemps. Elle s'étendit sur le lit, claqua des dents, le regarda avec hostilité, toussa plusieurs fois, sans besoin. Alors, il se força à tousser aussi, toussa longtemps, très fort, comme une bête malade.

—Qu'est-ce que tu as? demanda-t-elle. Pourquoi est-ce que tu tousses tellement?

Il toussa plus fort encore, toussa des sortes de rugissements, quintes de lion tuberculeux, avec une telle persistance qu'elle comprit qu'il le faisait pour l'affoler. Elle se leva.

—Assez! ordonna-t-elle. Tu entends, assez! Ne plus tousser!

Comme il continuait cette toux exaspérante, elle s'approcha, le gifla. Il sourit, croisa les bras, étrangement serein Tout redevenait normal.

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— Une aryenne, bien sûr, murmura-t-il, satisfait

— Pardon, dit-elle, je ne sais plus ce que je fais Pardonne-moi.

— À une condition. Que nous allions à Genève et que tu couches avec lui.

— Jamais!

— Mais puisque tu l'as fait! tonna-t-il. Ah, je comprends, sourit-il après un silence, je comprends, tu as peur d'y trouver du plaisir ! Eh bien, tu le feras, j'y tiens! Je tiens à ce que tu couches avec Dietsch, afin que nous puissions vivre dans la vérité, tous trois ! Et aussi afin que tu te rendes compte qu'avec lui ce n'est pas aussi remarquable que tu t'imagines.

Coucheras-tu, oui ou non? Notre amour en dépend ! Réponds, coucheras-tu?

— Oui, d'accord, je coucherai!

Elle s'approcha de la fenêtre, se pencha. Elle n'avait pas peur de mourir, mais du vide, et de savoir, en l'air, durant la chute, que lorsqu'elle arriverait en bas, sa tête se casserait. Elle posa le genou sur le bord de la fenêtre. Il s'élança. Elle fit un balancement éperdu, en avant puis en arrière, pour lui laisser le temps de la retenir. Dès qu'il l'eut saisie, elle se débattit, maintenant décidée à se tuer. Mais il la tenait fort. Elle se tourna vers lui, face contre face, haineusement. Il résista au désir de baiser ces lèvres si proches, ferma la fenêtre.

— Alors, tu te crois une femme honnête?

— Non, je ne suis pas une femme honnête !

— Pourquoi ne m'as-tu pas averti alors ? Pourquoi ne m'as-tu pas dit au Ritz qu'avant de continuer à nous voir il serait plus prudent de faire faire un Wassermann à mon prédécesseur? Car enfin j'ai risqué gros.

Elle se jeta à plat ventre sur le lit, sanglota, le visage contre l'oreiller, hanches remuantes et reins remuants. Oh, ses remuements d'amour avec Dietsch, atroces

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remuements d'une femme honnête et qui l'aimait. Il ne le savait que trop qu'elle était une femme honnête et qu'elle l'aimait, et c'était là sa torture. Cette femme qui devant lui faisait d'infâmes mouvements avec l'autre était une femme honnête et qui l'aimait, était l'innocente qui lui avait raconté avec un ravissement enfantin l'histoire de cette paysanne savoyarde qui faisait semblant de plaindre sa vache Diamant et qui lui disait pauvre Diamant, on l'a battue, Diamant? et alors l'intelligente vache répondait par un meuglement plaintif, et cette même femme dont les reins et les hanches, oh les reins et les hanches qui accompagnaient les reins et les hanches du type aux cheveux blancs, un de la race des tueurs de Juifs, cette même femme savourait tellement son innocent récit, il se rappelait si bien comment elle racontait, oui, pour faire vrai elle disait pauve Diamont, comme disait la paysanne, pauve Diamont, on l'a battue, Diamont? et ensuite son adorable petite fille Ariane faisait la vache qui, pour répondre oui, qu'on l'avait battue, faisait meuh meuh, et c'était le meilleur moment de l'histoire, et le plus exquis de tout c'était lorsqu'elle et lui, à Genève, faisaient meuh meuh ensemble, pour savourer ensemble le sel de l'histoire et la malice de Diamant. Oh, comme ils étaient nigauds et gais et amis alors, frère et sœur alors. Et c'était cette même sœur, cette même petite fille qui avait donné asile à l'horreur virile d'un autre, qui l'avait aimée !

— Debout, ordonna-t-il, et elle se retourna, se releva lentement, vint devant lui. Allons, bouge ton âme !

— Que veux-tu encore de moi? demanda-t-elle.

— La danse du ventre !

Elle fit signe que non, le regard droit, les poings fermés. De rage tremblante, il se mordit la lèvre. Ainsi donc, s'il demandait une modeste danse du ventre, une danse simplement du ventre, fin de non-recevoir ! Mais avec l'autre, la danse du giron dès que l'autre

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voulait, autant que l'autre voulait ! Oh, les allées et venues compétentes de ses reins et de ses hanches sous le chimpanzé à crinière blanche, et elle s'accrochait à cette crinière' Oh, les deux ignobles! Oh, cette chienne et son chien, ces deux bêtes ahanantes, leurs transpirantes collisions, leurs odeurs, leurs sécrétions.

Elle toussa, et il la vit. Si lamentable, l'ancienne chienne pantelante, la jouissante de Dictsch, blanche et amaigrie debout devant lui, mortellement lasse et les poings fermés, pauvres petits poings de courage, si lamentable avec son imperméable, sa combinaison, ses bas écroulés, son nez grossi, ses paupières enflées de larmes, ses beaux yeux cernés de bleu malade. Sa chérie, sa pauvre chérie, ô maudit amour des corps, maudite passion.

SEPTIÈME PARTIE

cm

Lugubre, le lustre était resté allumé dans la chambre où le soleil de midi filtrait à travers les rideaux tirés. Immobile dans le lit, les yeux grands ouverts, il écoutait les bruits des vivants du dehors, suivait les petites ombres actives circulant à l'envers sur le plafond, au-dessus des rideaux, les pieds en haut et la tête en bas, minuscules silhouettes allant vers des tâches honnêtes. Voilà, de nouveau à Genève, de nouveau au Ritz.

Attentif à ne pas la toucher, il se pencha pour la regarder, absurde fillette fardée dormant à son côté, ou feignant de dormir, gavée d'éther, lamentable avec sa petite jupe de tennis à mi-cuisses, ses jambes nues, ses chaussettes, ses pantoufles pour se faire petite, ses anglaises enfantines, son nœud de ruban rose.

Il prit le flacon d'éther qu'elle tenait contre elle, le déboucha, aspira. Elle se retourna, murmura qu'elle en voulait aussi, aspira à son tour, plusieurs fois, lui rendit le flacon. Ne me regarde pas, murmura-t-elle, et elle se rencogna, ferma les yeux, ô les vacances à la montagne avec Éliane, le chalet, les bruits des faux martelées, ô ces sons clairs venus de loin, sons purs dans l'air de diamant, sons de l'été, sons de l'enfance.

Elle se redressa, veillant à ne pas le toucher, regarda le petit réveil, décrocha le téléphone, demanda le déjeu-1091

ner. Non, pas de table, un plateau seulement, merci. Elle raccrocha, lui reprit l'éther, aspira longuement, les yeux fermés, toute au froid sucré qui entrait. Hier, dans la rue, la Kanakis l'avait regardée avec curiosité, sans la saluer. L'autre jour, la cousine Saladin avait fait semblant de ne pas la voir. Elles avaient joué ensemble quand elles étaient petites. La poupée queje lui ai prêtée, elle ne me l'a jamais rendue. Lui téléphoner pour la lui réclamer?

— Laissez le plateau devant la porte, je le prendrai.

Elle se leva, ouvrit, prit le plateau, le déposa sur le lit, se recoucha. Se tenant loin l'un de l'autre, ils mangèrent sans mot dire dans la pénombre étouffante cependant qu'une lourde mouche insistante zigzaguait idiotement devant eux, bourdonnant avec un insupportable sentiment de supériorité, furieuse et butée, insolente, assurée de son droit, ravie d'être importune. Dans le silence, fourchettes et couteaux parfois crissant, un verre parfois tintant, les deux mâchaient avec les petits bruits humiliants du broyage. Devant eux, une barre de soleil, où cérémonieusement dansaient de lentes poussières diamantees, frappait un couvre-plat argenté qui la renvoyait contre le mur. Elle remua le genou pour faire bouger le plateau et transporter le rond de lumière au plafond. Éliane, les jeux de leur enfance. Avec des miroirs de poche, elles s'amusaient à s'aveugler l'une l'autre, appelaient ça des batailles de soleil.

Toujours attentive à ne pas le frôler, elle se leva, fausse écolière au maquillage défait, posa le plateau à terre tandis que, resté dans le lit, il repoussait sous la courtepointe le soutien-gorge de dentelle oublié par Ingrid Groning.

De nouveau dans le lit, elle heurta sa jambe qu'il retira aussitôt. Blottie du côté du mur, elle ferma les yeux. La cache avec Éliane dans le jardin de Tantlé-rie, censément le trésor de l'île déserte. Le trou qu'on

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avait creusé, près d'un arbre, avec des repères secrets notés dans la Bible d'Éliane. On avait enfoui des morceaux de verre, du papier de chocolat, des sous, des bonbons, un ours en chocolat, un anneau de rideau censément une alliance de mariage pour quand elle serait grande. Après, on s'était disputées, elle avait donné un coup de poing sur le nez à Éliane et puis on s'était réconciliées et on avait profité du sang qui avait coulé du nez pour écrire un document tragique censément après le naufrage du trois-mâts le Requin, on avait ramassé le sang dans une cuillère à thé, on avait trempé la plume dedans, et on avait écrit à tour de rôle. Elle avait écrit qu'elle n'ouvrirait le trésor de l'île déserte que le jour de son mariage et qu'elle remettrait l'alliance à son cher mari. Et puis il y avait des résolutions écrites à l'envers pour les rendre indéchiffrables, des résolutions de s'élever toujours plus spirituellement, des engagements de vie noble pour l'avenir.

Voilà, l'avenir était arrivé, l'avenir c'était maintenant, et c'était elle qui avait appelé Ingrid, cette nuit, qui avait voulu ce qui s'était passé. C'était pour te garder, dit-elle en elle-même, ses lèvres formant en silence les mots, sa tête à demi enfouie sous l'oreiller.

Il prit la coupe des douceurs, la plaça entre elle et lui. Dans la pénombre, ils puisèrent, elle des fondants, lui des loucoums lentement mâchés tandis que, par fois respirant de l'éther, il revoyait leur vie, Ieui pauvre vie depuis plus de deux ans.

Neuf septembre aujourd'hui. Deux ans et trois mois depuis le premier soir du Ritz. Presque un an depuis les jalousies Dietsch. Sincères, ces jalousies, mais voulues aussi, car il se complaisait aux visions torturantes, les appelait, les développait, s'en fouettait pour souffrir et la faire souffrir, pour sortir du marécage et fabriquer une vie de nassion sans plus de langueurs. Une aubaine

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pour leur scorbut. Plus d'ennui, du drame. Le charme affreux de pouvoir faire enfin sincèrement l'amour, elle redevenue désirable et désireuse. Les scènes à Agay, puis à Marseille. Au retour à la Belle de Mai, les jalousies avaient continué. Ensuite, l'intermède des veines coupées par honte de la faire souffrir, le transport à l'hôpital. Ensuite, la pneumonie d'elle. Soignée par lui seul, sans infirmière, contre l'avis du médecin. Jour et nuit, pendant des semaines, il l'avait soignée et lavée comme une enfant, avait mis le bassin violon sous elle plusieurs fois par jour, avait vidé le bassin et ses puanteurs. Douces semaines. Finies les jalousies, finies ajamáis par la grâce du bassin émaillé. Il y avait des images et des odeurs qui ne s'oubliaient pas. Douces semaines. Il regardait sa malade, et il était heureux que ce pauvre corps souffrant, déshonoré par la maladie, eût connu de petits bonheurs avec ce brave Dietsch, devenu sympathique. Hélas, avec la convalescence et la santé revenue, il avait senti chez elle des intentions amoureuses, avait aperçu des regards de douce sorcière. Alors, il avait bien fallu refaire le coq à regards filtrés, elle ravie courant se recoiffer, et mettre un déshabillé inutilement voluptueux, et voiler de rouge patibulaire la lampe de sa chambre pour faire sensuel, la malheureuse espérant l'indiscutable test d'un coït réussi, croyant l'avoir obtenu et lui faisant aussitôt les affreuses caresses sentimentales sur la nuque ou dans les cheveux, effrayantes araignées de gratitude, insupportablcmcnt accompagnées de questions tendres et de tendres commentaires appréciatifs. Et de nouveau, plusieurs bains chaque jour, et deux rasages au moins, et expressions poétiques à trouver pour louer la beauté de l'aimée et les diverses parties de sa viande, et en trouver chaque jour de nouvelles parce qu'elle était insatiable et qu'il la chérissait, et qu'il aimait la voir de satisfaction aspirer longuement par les narines. Et de nouveau les redou-1094

tables disques de Mozart et de Bach, de nouveau les couchers de soleil et les couchages inutiles, suivis des sempiternelles exégèses avec grandes consommations d'âme. Ensuite quoi? Ensuite, les voyages. De temps à autre, il lui avait confectionné de petites jalousies Dietsch par pure bonté, pour lui faire plaisir, puis il s'était lassé, et il n'avait plus été question du Dietsch, et paix aux organes du Dietsch. Au retour d'Egypte, la décision de s'installer à Genève, dans la villa de Bellevue. L'enthousiasme de la chimérique, une fois de plus refleurie par la préparation d'un cadre harmonieux. Non, aimé, il vous faudra cette chambre qui est de plus belles proportions et d'où la vue est si étendue.

Achats de tapis persans et de meubles espagnols d'époque. Une vingtaine de jours vivants. Mais la noble installation terminée, l'étouffement inavoué, le besoin d'autres, d'autres à tout prix, d'autres autour de soi, même inconnus, même non fréquentés.

À la Belle de Mai, leur amour était plus jeune et ils avaient résisté plus longtemps à cette existence de gardiens de phare.

Mais à Bellevue, dès la troisième semaine, l'asthme de solitude avait été insupportable. Avec une honte dissimulée, leur retour au Ritz. Oh, leurs tristes étreintes, elle feignant le plaisir, oui, sûrement, par bonté, la pauvre. Oh, les recours des deux malheureux aux pitoyables moyens, leurs accords tacites. Leurs recours à la glace. A certains moments leurs misérables recours aux mots vils, fouetteurs. Leurs recours aux livres. Aimé, j'ai acheté un livre un peu osé, mais plein de talent, ce n'est pas mal que nous le lisions ensemble, n'est-ce pas? Et elle en avait apporté d'autres, encore plus osés, comme elle disait, pauvre descendante d'une austère lignée. Et puis, peu à peu, les pratiques auxquelles elle trouvait goût, ou feignait de trouver goût. Parfois, pour se rassurer, elle lui parlait à voix basse dans la pénombre des nuits. Dis, ce n'est pas mal, n'est-ce pas, que je sois un peu infer-1095

nale, que je fasse cela, dis, quand on aime tout est beau, n'est-ce pas? Elle aimait dire infernal, adjectif qui avait succédé au timide osé et qui donnait des reflets de flammes à leurs pauvres trucs. Ensuite quoi? Ensuite, les rêves d'elle, rêves inventés sans doute, qu'elle lui racontait la nuit, dans le lit, tout contre lui, à voix basse. Aimé, j'ai fait hier un rêve si étrange, je vous appartenais, et une belle jeune femme était près du lit, assistait. Quelques jours plus tard, un autre rêve, plus hardi. Puis d'autres, pires, toujours racontés la nuit, dans l'obscurité.

Honteux, désespéré, il écoutait les pauvres inventions. Aimé, j'ai rêvé que j'étais aimée par deux hommes, mais chacun de ces hommes était vous. Cette dernière précision pour sauver les apparences et rester fidèle tout en étant infernale. Ensuite, le retour d'Ingrid Groning au Ritz. L'amitié subite des deux femmes. Elle lui parlant trop de la beauté d'Ingrid, des beaux seins d'Ingrid. Hier soir, le déguisement en fillette. Puis, à minuit, elle proposant d'appeler Ingrid. L'horreur. Sois pur car notre Dieu est pur, lui disait le grand rabbin après la bénédiction du sabbat, la lourde main encore sur sa tête. Pardon, seigneur père, ô la synagogue de son enfance, les degrés qui menaient à l'enceinte entourée par une balustrade de marbre, et au centre était le pupitre du chantre officiant. En haut, la galerie des femmes, clôturée par des treillages, et des formes s'agitaient derrière. En bas, sur une sorte de trône, son père, et lui debout, près du révéré grand rabbin, fier d'être son fils, ô douceur d'entendre l'officiant chanter dans la langue des ancêtres. Au fond, face à l'enceinte, les velours et les ors de l'arche des saints Commandements, et il était en Israël, avec des frères.

Entrée dans leur salle de bains, elle rabattit le siège laqué blanc, se ravisa. Non, il pourrait entendre. Tiens, je songe encore à ne pas lui déplaire. Un peignoir sur

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son déguisement de fillette, elle sortit dans le couloir, poussa la porte d'une des toilettes communes, tourna le verrou, releva le bas du peignoir, s'assit sur le siège laqué blanc, posa à terre le flacon d'éther qu'elle avait emporté, se leva, actionna la chasse d'eau, resta à regarder la petite cataracte dans la cuvette de faïence, se rassit, tira une feuille de papier hygiénique, la plia en deux, puis en quatre, ô le jardin de Tantlérie, les petites lampes roses du cognassier éphèbe, le mira-bellier fendu, la résine acajou qui en sortait et qu'elle pétrissait avec ses doigts, le banc près de la petite fontaine qui coulait toujours un peu et où les mésanges venaient boire, le vieux banc vert délavé par la pluie, c'était exquis d'enlever les écailles vertes. Ô le jardin de Tantlérie, le vieux wellingtonia indulgent qui se berçait lui-même, les trois branches de l'abricotier fleuri qui s'inscrivaient légèrement au carreau de la fenêtre, l'oiseau annonciateur de la pluie qui répétait son cri monotone. Ô les pluies d'été dans le jardin, le rythme de la gouttière lorsqu'il pleuvait, l'eau qui tombait du chéneau sur la tente de toile, la large tache qui s'était formée là, ô ce bruit large et bien rythmé qui se détachait sur le long bruissement de la pluie d'été ainsi que le solo d'un grand orchestre, et elle restait longtemps à l'écouter, à écouter la pluie, heureuse.

— J'étais heureuse, murmura-t-elle, sur son siège assise.

Elle tira une autre feuille de papier hygiénique, en fit un cornet qu'elle jeta, puis elle se leva, se regarda dans la glace.

Elle n'était plus une petite fille. Ces deux plis esquissés à partir des commissures. Elle se rassit sur le siège laqué blanc, se baissa, ramassa le cornet. Tss, je t'en prie, Ariane, ce sont des manières de gamine du peuple. Tantlérie lui avait dit ça lorsqu'elle avait voulu acheter un cornet de frites dans la rue, lui avait dit ça aussi la fois où elle avait voulu 1097

mettre des pièces de vingt centimes dans le distributeur automatique de la gare Cornavin. Ô son enfance. À treize ans, sa flamme pour le jeune pasteur Ferner qui était venu remplacer le pasteur Oltramare au catéchisme. Lorsqu'on entonnait son cantique préféré, au lieu de Gloire à Jésus, gloire à jamais ! elle chantait Gloire à Ferner, gloire à jamais ! et personne ne s'en apercevait. Au lieu de Jésus est mon ami suprême, ô quel amour ! elle chantait Ferner est mon ami suprême, ô quel amour !

et personne ne s'en apercevait. A la fin de l'instruction religieuse, elle lui avait envoyé une lettre qui se terminait par Grâce à vous je suis convertie, et elle avait simplement signé Une catéchumène reconnaissante. Tout cela, et cette nuit, Ingrid. Absurde de rester si longtemps sur ce siège. C'est parce que j'ai peur. Une des premières photos d'elle, un bébé édenté dans un baquet d'eau sous un arbre du jardin, souriant de toutes ses gencives. Une autre photo à deux ans, un peu bouffie, assise dans l'herbe, à demi cachée par les marguerites plus hautes qu'elle. Une autre, à cheval sur le gros saint-bernard des Candolle. À sept ans, le petit cousin André qui la battait. Mariette lui avait dit de se défendre, qu'elle était aussi forte que son cousin. Le lendemain, elle s'était défendue, avait battu André, était rentrée à la maison, la robe en lambeaux, victorieuse. La photo d'elle et d'Éliane déguisées en mauresques pour ce bal d'enfants chez les cousins de Lulle.

— J'étais heureuse, murmura-t-elle, sur son siège assise, et elle se pencha pour prendre le flacon d'éther, aspira, sourit à l'air froid entré. Voici qu'il gèle à pierre fendre, chantonna-t-elle sur l'air d'autrefois, air de son enfance, et elle eut un sanglot sec, voulu, affreux. Ô les jeux avec Éliane. Quand on jouait à la persécution des Chrétiens, elle était sainte Blandine, livrée aux lions par les païens, et Éliane faisait le lion, rugissait dans un entonnoir. Ou bien elle était une

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héroïque vierge chrétienne, attachée à la rampe de l'escalier, à l'étage du grenier, et Éliane en soldat romain la torturait, lui enfonçait une épingle dans la jambe, mais pas beaucoup, et après on mettait de la teinture d'iode. Et puis les jeux à se laisser tomber. On se laissait tomber de la balançoire pour se casser un peu, ou bien on montait sur une table, puis sur une chaise et on atteignait l'œil-de-bœuf près du plafond, on passait avec des efforts à travers l'œil-de-bœuf et on se laissait tomber dans la salle de bains. Une fois, elles avaient rempli la baignoire, et elle s'était laissée tomber tout habillée dans l'eau. J'étais heureuse, je ne savais pas ce qui m'attendait. Plus tard, à quinze seize ans, les déclamations au grenier devant la vieille glace vénitienne un peu moisie. Ô le grenier de Tantlérie, l'odeur de poussière et de bois chauffé par le soleil, le cher refuge pendant les vacances d'été, elle et sa sœur y étaient de grandes actrices déclamant des tragédies avec des râles. Éliane faisait toujours le héros, et elle l'héroïne, et elle prenait des airs tour à tour éplorés et impérieux, mais le grand genre, qui leur paraissait le summum de l'amour, c'était de porter la main au front et d'agoniser. Éliane, ma chérie. Leur chagrin lorsqu'elles avaient appris qu'un cousin étudiant s'était enivré. Dans la nuit, elle était allée réveiller Éliane, et elles s'étaient agenouillées, avaient prié pour lui.

Seigneur, fais qu'il soit un homme de bien et qu'il ne boive plus de spiritueux. Tout cela, et cette nuit, Ingrid. Plus tard, à seize dix-sept ans, les naïves soirées de danse avec les amies.

On mettait tant de foi à danser bien. On ne disait pas bien danser, on disait danser bien, en appuyant sur bien. Ces soirées, on les voulait parfaites, une œuvre d'art. Idiotes, mais heureuses, sûres d'elles, des jeunes filles de la bonne société genevoise, estimées. Tout cela, et cette nuit, Ingrid. C'était pour lui, pour le garder. Allons, debout.

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Dans sa chambre, étendue sur le lit, une boîte de chocolats contre elle, elle porta un fondant à sa bouche, déboucha le flacon d'éther, aspira, sourit au glacé chirurgical qui entrait. À

Genève, au début de leur amour, la représentation de bienfaisance organisée par les gens du Secrétariat. Il lui avait demandé d'accepter un rôle dans cette tragédie, avait dit qu'il aimerait être dans le public, comme un étranger qui ne la connaissait pas, qu'il aimerait la voir étrangère et lointaine sur la scène et savoir qu'après la représentation elle serait à lui toute la nuit, et personne dans la salle ne s'en doutant. À la fin de chaque acte, lorsque les spectateurs avaient applaudi et qu'elle était venue avec les autres saluer, c'était lui qu'elle avait regardé, c'était devant lui qu'elle s'était inclinée. ô aigu bonheur du secret. Avant la représentation, elle lui avait dit qu'au premier acte lorsqu'elle descendrait les marches, sa main se poserait près de l'aine, pour prendre de l'étoffe et soulever un peu la robe, une robe d'un bleu profond, un bleu si beau, et ainsi par ce geste il saurait qu'en cet instant, étrangère et lointaine, c'était à lui qu'elle pensait, à leurs nuits.

De son index, elle appuya sur une narine pour la boucher et de l'autre narine pouvoir tirer plus fort les vapeurs d'éther, en avoir davantage. Elle prit deux fondants, se les mit dans la bouche, les mâcha avec dégoût. Le jour du retour de l'aimé, sa marche triomphale. Elle allait, nue sous la robe voilière qui claquait au vent de la marche, marche enthousiaste, marche de l'amour, et le bruit de sa robe était exaltant, le vent sur son visage était exaltant, le vent sur son visage haut tenu, son jeune visage en amour. Elle aspira encore, sourit, larmes sur le visage enfantin, visage vieilli, larmes étalant les couleurs du maquillage.

Brusquement, elle se leva, alla lourdement à travers la chambre suffocante, le flacon d'éther à la main,

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lourdement tapant du pied, pataude exprès, vieille exprès, parfois grotesquement faisant un saut ou tirant la langue, soudain marmonnant que c'était la marche de l'amour, la marche de son amour, la sale marche de l'amour.

Belle Du Seigneur
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