VI

Il entra, désinvolte et sifflotant. Il s'assit, pianota sur la table, referma les trois dossiers, lui sourit.

— Qu'est-ce qui ne va pas?

— Mais rien, répondit-il d'un air innocent. Tout va bien, au contraire. J'ai un peu mal au foie, c'est tout, dit-il après un silence, et il se leva, appuya, sa main sur le côté droit, sourit de nouveau.

— Tu sais bien que tu finiras par me dire. C'est ton chef?

Il se laissa retomber sur son fauteuil, dirigea vers elle un regard de naufragé.

—Il m'a passé un savon. C'est à cause du mémo randum britannique. Parce que je ne lui ai pas encore envoyé mes commentaires. S'il croit que c'est commode de travailler quand on est tout le temps dérangé. (Il s'arrêta, espérant des questions.

Comme elle se tai sait, il continua.) Voilà, il va mentionner mes retards dans mon rapport annuel, enfin ce qu'il appelle mes retards. Ce qui entraînera la suppression de l'augmen tation annuelle et pourra provoquer peut-être la sanction de réprimande ou même de blâme par le secrétaire général. Voilà, voilà où j'en suis. (Sur la table, ses doigts firent des gammes de désespoir stoïque.) Naturellement ça va me couper toute chance de promotion, ça fera casier judiciaire. Ce rapport me suivra toute ma 93

vie. Ma tunique de Nessus, quoi. Pourtant, j'ai fait de mon mieux, je lui ai dit que je lui enverrais mes commentaires demain matin à la première heure. Il m'a dit que c'était trop tard, et puis il a parlé aussi de l'accusé Cameroun. Cinglant, il a été cinglant.

Enfin, voilà, c'est la catastrophe. (De nouveau, pianotement de tragique acceptation du destin.) Je ne voulais rien te dire, être seul à souffrir. (En silence, il tourna tristement la manivelle de la meule à crayons.) Oh, c'est un coup de vengeance, je suis sûr que c'est parce qu'il m'a vu parler avec le S.S.G., il m'a rattrapé au tournant. Jalousie, je te l'avais bien dit. Ça n'a pas tardé. (Il la regarda, espérant un réconfort.) Une note pareille dans un rapport annuel, c'est la guillotine sèche, la mort sans phrases, B à perpétuité. Enfin, voilà, je suis perdu, c'est la fin de ma vie administrative, conclut-il avec un sourire courageux.

— Tu te fais des idées, ce n'est pas si grave, dit-elle, sentant qu'il exagérait à dessein la gravité de la situation pour provoquer des paroles de réconfort.

— Pourquoi? demanda-t-il avidement. Explique.

— Si tu lui remets ce travail demain, il ne sera plus fâché.

— Tu crois? Dis, tu crois vraiment?

— Mais bien sûr. Tu feras ce travail à la maison ce soir.

— Deux cents pages, soupira-t-il, et il remua la tête plusieurs fois, en écolier accablé. Ça me prendra toute la nuit, tu te rends compte?

— Je te ferai du café très fort. Je te tiendrai compagnie, si tu veux.

— Alors tu crois vraiment que ça va s'arranger?

— Mais bien sûr, voyons. D'ailleurs, tu as un protecteur maintenant.

— Tu veux dire le sous-secrétaire général? (Il savait bien que c'était à ce dernier qu'elle faisait allusion, mais il tenait à une confirmation. De plus, il lui

94

était doux de prononcer en entier le titre prestigieux et d'évoquer ainsi, par les puissantes syllabes, une ombre tutélaire. De la magie, en somme.) Le sous-secrétaire général? répéta-t-il, et il sourit faiblement, avança son fauteuil, accrocha sa main à la jupe de sa femme.

— Mais oui, d'après ce que tu m'as raconté, il a été très gentil avec toi, tout à l'heure.

— Le sous-secrétaire général, oui, sourit-il de nouveau, et il prit machinalement sa pipe, en renifla le foyer éteint, la reposa sur la table. C'est vrai, très gentil.

— Il t'a demandé dans quelle section tu travaillais, je crois.

— Très gentiment, alors, tu sais, voulant savoir de quoi je m'occupais spécialement, si mon travail me plaisait, enfin s'intéressant, et puis me disant Deume.

— Et puis il t'a invité à t'asseoir, vous avez causé.

— En égaux, tu sais, ne me faisant pas sentir la différence de grade.

— Et puis il y a eu la tape.

— Oui, la tape, sourit-il, épanoui, et il vida sa pipe, la bourra.

— Elle était forte, je crois, cette tape?

— Très forte, là, tu sais. Je suis sûr que c'est encore tout rouge à l'épaule, tu veux voir?

— Non, ce n'est pas la peine, je te crois.

— Et venant de quelqu'un qui est plus important que le secrétaire général adjoint !

— Et même que le secrétaire général, renchérit-elle.

— Absolument ! Parce que, tu sais, Sir John, c'est le golf, le golf, et puis le golf, et à part ça, garniture de cheminée, disant amen à tout ce que décide le S.S.G. ! Donc tu vois l'importance de la tape !

—Oui, je vois, dit-elle, et elle se mordit la lèvre.

Il alluma sa pipe, tira une bouffée calme et déli-95

cieuse, puis se leva et arpenta le petit bureau, entouré de nuages de tabac, une main dans la poche et l'autre tenant le fourneau de la pipe.

— Tu chais, Rianounette, énonça-t-il en gardant sa pipe entre ses dents, ce qui lui donna la prononciation de la grosse van Geelkerken, je chuis perchuadé que mon Vévé che tiendra tranquille, il a aboyé mais jil ne mordra pas, ne t'en fais pas, va, et même ch'il me fait un chale rapport, je m'en contrebalanche, il ne me fait pas peur, che chalaud, les chiens jaboient, la caravane pache ! (Il se rassit, mit ses deux pieds contre la table et se balança, la pipe toujours mordue avec désinvolture et, de temps à autre, des suçotements mouillés.) Et puis dis donc, le charme qu'il a, hein? Tu l'as chû-rement remarqué à la réchepchion brésilienne.

Un mélange indéfinichable, tu ne trouves pas? Chet air dichtrait quand on lui parle, cherté tête de marbre, méprijante en chomme, et puis choudain che chourire tellement gentil, un chourire chéduijant, hein? Un charmeur, quoi. En tout cas, la comtèche Kanyo est de mon avis, je te prie de le croire. Est-che que je t'ai raconté de la bonne de Petrechco?

— Non, dit-elle. (Il déposa sa pipe éteinte dans le cendrier.)

— C'est intéressant, j'ai oublié de t'en parler. Oui, Petresco habite donc à Pont-Céard, tout près du château de la comtesse.

— Je connais Pont-Céard. Il n'y a pas de château.

— Enfin, une maison très chic, disons. Bref, là n'est pas la question. La bonne de Petresco est très amie avec la femme de chambre de la comtesse, ça fait que Petresco sait un peu tout ce qui se passe chez la comtesse. Il l'a raconté à Kanakis qui me l'a raconté très confidentiellement. Il paraît que la comtesse attend tous les soirs le S.S.G. (Secret, excité, malicieux, coupable, délicieusement scandalisé par ce commérage quelque peu osé, il sortit sa langue pointue.) Il paraît

96

qu'elle s'habille en extra-luxe tous les soirs, repas somptueux préparé, fruits formidables, fleurs, enfin tout. Elle reste des heures à l'attendre. (Il regarda machinalement autour de lui, baissa le ton.) Il paraît que le plus souvent il ne vient pas. Tous les soirs, elle se prépare comme s'il devait venir, elle reste des heures à la fenêtre pour voir s'il arrive dans sa Rolls, et puis rien. Significatif, hein?

Elle se leva, regarda les titres des livres rangés sur un rayon, bâilla artificiellement.

— Tu l'as vue, cette baronne?

— Comtesse, rectifia-t-il. C'est plus haut en grade. Vieille noblesse hongroise, un tas de diplomates dans la famille. Bien sûr que je l'ai vue, elle vient toujours à l'Assemblée, aux séances du Conseil, aux commissions, enfin partout où il est, elle le mange des yeux. Ça ne m'étonnerait pas qu'elle soit en bas en ce moment, aux pas perdus, d'autant qu'elle connaît tout le gratin, tu penses bien, avec la situation qu'avait son père.

Qu'est-ce qu'il y a, chérie?

— Rien. Je trouve déplaisantes ces liaisons, c'est tout

— Que veux-tu, il est célibataire, elle est veuve, ils sont bien libres.

— Ils n'ont qu'à se marier.

— Oh, tu sais, il y a des gens très bien qui ont des liaisons.

Louis XIV et madame de Maintenon, qu'est-ce que tu en fais?

— C'était un mariage morganatique.

— En tout cas, Aristide Briand a une liaison, tout le monde le sait, et il est respecté par tous.

— Pas par moi.

Il la regarda de ses bons gros yeux, derrière ses lunettes.

Quelle mouche la piquait? Préférable de changer de conversation.

—Alors, noble dame de haut lignage, mon petit repaire ne vous déplaît pas trop? Évidemment, il n'y 97

a pas de Gobelins, comme chez ce cher S.S.G., mais enfin c'est gentil, non? Si tu voyais les bureaux des ministères en Belgique, tu te rendrais compte comme c'est chic ici. Et puis quoi, on a une vie assez privilégiée. Ici c'est le genre diplomatique, tu comprends, par exemple au point de vue horaire. L'après-midi, nous commençons en général à trois heures et même plus tard, mais s'il le faut nous restons facilement jusqu'à des sept huit heures du soir, genre Quai d'Orsay, Foreign Office. Ici, c'est une tout autre atmosphère qu'au Bureau international du Travail, où les types sont obligés de bosser, enfin, je dis obligés, ils adorent ça, c'est un tout autre milieu, tu comprends, des syndiqués, des gens de gauche. Ici c'est la vie diplomatique, la vie agréable. Tu vas voir, je vais te faire le compte des jours où je ne travaille pas. (Déjà ravi, il se munit d'un portemine et d'un bloc-notes, passa sa langue sur ses lèvres.) D'abord, chaque mois, le jour d'absence dont tout fonctionnaire peut bénéficier sans certificat médical, article trente et un du statut du personnel. Tu penses bien que j'en profite. (Il nota.) Ci, douze jours de repos supplémentaire par an !

(Une explication est nécessaire. Ledit article trente et un visait en fait certaine indisposition féminine, mais les pudiques rédacteurs du statut du personnel n'avaient pas osé le spécifier.

En conséquence, les fonctionnaires mâles avaient aussi le droit d'être indisposés un jour par mois, sans avoir à fournir de justification médicale.)

— Ci, répéta Adrien Deume, douze jours de repos supplémentaire par an. Tu es d'accord ? (Avec son joli portemine en or il écrivit soigneusement, tout souriant d'aise et de confort, le chiffre douze.) Puis, deux fois par an, je me débrouille pour partir en congé spécial de maladie moyennant certificat médical.

Surmenage, quoi. À propos, elle n'était pas mal, hein, la formule du dernier certificat. Dépression réactionnelle, c'était 98

bien trouvé, non? Deux congés maladie de quinze jours chacun seulement pour ne pas trop tirer sur la corde. Ci, trente jours de repos supplémentaire! Trente et douze font bien quarante-deux, n'est-ce pas, nous sommes d'accord? Ci, quarante-deux! (Ayant noté ce chiffre, il le salua d'un pom-pom bien senti.) Puis nous avons les trente-six jours ouvrables du congé annuel officiel, le congé normal, honnête quoi, article quarante-trois du statut. Bon. Mais attention, ouvrables ! cria-t-il avec enthousiasme. Donc, en réalité, ça nous fait bien plus que trente-six jours de congé ! Il y a cinq jours et demi ouvrables par semaine ! La chose des trente-six jours ouvrables de congé annuel, ça nous fait donc en réalité quarante-cinq jours de ne rien fiche ! Nous en étions à quarante-deux jours de repos supplémentaire. Plus quarante-cinq de repos honnête, ça nous fait quatre-vingt-sept ! C'est juste, n'est-ce pas, je crois? (Empressé :) Veux-tu calculer en même temps que moi, chérie? (Il lui passa une feuille et un crayon. Il était l'amabilité même.) Ci, quatre-vingt-sept jours de relaxation !

Ensuite, chuchota-t-il en petit coupable badin, il y a les cinquante-deux samedis matin, ouvrables en théorie mais fériés en pratique et durant lesquels le sieur Deume Adrien savoure un doux farniente ! (Emporté par son délice, oubliant la nécessité du prestige et de la gravité virile, il fit son fou rire mécanique de cancre, par raclage de l'arrière-nez.) Et c'est bien légitime, avoue-le, on ne peut rien faire de bon en une heure ou deux. C'est vraiment pas la peine de faire tout le chemin depuis Cologny jusqu'au Palais pour deux heures de travail au maximum, parce que même ceux qui viennent le samedi, ils filent à midi! Alors? Et puis d'ailleurs, Vévé ne vient jamais le samedi, il file en avion le vendredi soir déjà pour soigner ses huiles de La Haye et d'Amsterdam, pour faire la lèche, quoi. Alors pourquoi est-ce que je me gênerais? Donc cinquante-deux

99

samedis matin équivalent en fait, je dis bien en fait, à vingt-six jours de petit congé un peu spécial. Quatre-vingt-sept plus vingt-six, ça nous fait cent treize, si je ne suis pas trop mauvais en mathématiques. Tu ne veux pas faire les additions de ton côté pour me contrôler? s'empressa-t-il. Bon, d'accord, comme tu voudras. Nous en étions donc à ce cher cent treize. (Pointant sa langue, il nota le chiffre.) Ci, cent treize ! chantonna-t-il. Et puis, attention, il y a les cinquante-deux samedis après-midi et les cinquante-deux dimanches. Mais soyons précis : j'en ai déjà compté six de chaque dans mon calcul de congé normal et quatre de chaque dans mon calcul de congé maladie. Tu me suis?

— Oui.

— Donc, disons cinquante-deux dimanches moins dix, quarante-deux. Nous en étions à cent treize. Cent treize plus quarante-deux, nous arrivons à cent cinquante-cinq jours de repos, plus cinquante-deux samedis après-midi moins dix, quarante-deux, ce qui nous fait encore vingt et un jours de repos.

Cent cinquante-cinq plus vingt et un, cent soixante-seize jours de petit moi se tournant les pouces! Vie diplomatique, tu te rends compte?

— Oui.

— Mais maintenant nous avons encore les jours fériés officiels

! Noël, Vendredi saint, et caetera, douze jours fériés, article quarante-neuf ! Cent soixante-seize plus douze, cent quatre-vingt-huit jours de repos. C'est tout, je crois?

— Oui.

— Non, chérie ! cria-t-il, illuminé, et il frappa la table. Et les jours de gratification qu'on nous donne après l'Assemblée, qu'est-ce que tu en fais? Deux en général et, si ça a été très dur, trois. Cent quatre-vingt-huit plus deux, tu vois, je suis modéré, nous arrivons à cent quatre-vingt-dix. Qu'est-ce que tu en dis?

100

— Ci, dit-elle.

— Pardon? demanda-t-il, interloqué.

— Ci.

— Si quoi?

— Ton ci. Le ci que tu dis toujours, je l'ai dit d'avance.

— Ah bon, bon. (Elle l'avait embrouillé. Il recommença ses calculs.) C'était bien juste. Ci, cent quatre-vingt-dix jours de repos reposant! (Il entoura de rayons solaires le chiffre exquis de cent quatre-vingt-dix. Et soudain, il eut un ricanement satanique.) Chérie, ce n'est pas tout ! (Coup de poing sur la table.) Il y a les missions ! Les missions, nom d'une pipe ! En moyenne, deux missions de quinze jours par an, comportant chacune deux jours de travail effectif, parce que, tu sais, pendant les missions, on né se la foule pas, on est son maître, personne pour vous surveiller, on fait ce qu'on veut, et le travail des missions ça consiste surtout à inviter à des gueuletons fins ! En conséquence, quatre jours de travail effectif pour les deux missions, ça nous laisse, contredis-moi si j'ai tort, ça nous laisse un bénéfice de vingt-six jours de repos et amusements divers, vingt-six jours que nous allons joindre gaillardement aux cent quatre-vingt-dix jours ci-dessus ! Ci, deux cent seize jours de repos par an !

Victorieux, il releva la tête, rayonnant d'une joie si pure et enfantine que, de l'index, elle lui effleura la main, envahie par une sorte de pitié. Il regarda sa chère femme, les yeux brillants de gratitude.

—Attends, chuchota-t-il, je vais te montrer un secret.

Du tiroir central, il sortit une immense feuille quadrillée, couverte de colonnes de chiffres microscopiques, tracés avec une minutie exquise. On eût dit des régiments de fourmis.

—C'est un calendrier pour trente années, expliqua-t-il non sans quelque embarras. J'ai mis des

101

semaines pour le faire. Tu vois, chaque colonne c'est une année.

Trente colonnes de trois cent soixante-cinq jours, sauf les bissextiles, bien entendu. Les jours barrés, c'est ceux que j'ai déjà faits ici. Tu vois, plus de cinq ans de tirés ! Ce que ce sera chic tout de même quand j'en serai là, dit-il en montrant le bas de la trentième colonne. Il me reste donc un peu moins de vingt-cinq ans à faire, donc neuf mille jours à peu près à barrer encore.

Chaque jour, tu comprends, je barre un chiffre. Mais voilà, il y a le problème des fins de semaine : quand dois-je barrer le samedi et le dimanche? Le vendredi soir ou le lundi matin, à ton avis? Je dis le vendredi soir parce que, comme tu sais, pour les raisons susdites, je m'abstiens de venir le samedi matin. Bref, barrer d'avance ou après coup ? Qu'est-ce que tu en dis ? (Elle secoua la tête en signe d'ignorance.) Tout de même, à ton avis, le vendredi soir ou le lundi matin?

—Le lundi, dit-elle par gain de paix.

À travers ses lunettes, il la remercia du regard.

—Oui, moi aussi j'ai pensé que lundi serait mieux. Ça commence bien la semaine. Dès que j'arrive le matin, dzan, je barre le samedi et le dimanche ! Deux jours de moins, allez, hop ! Ça réconforte ! (Il soupira.) Mais évidemment la solution du barrage le vendredi soir avant de partir, ça n'est pas mal non plus. Parce que, alors, j'ai le plaisir d'en barrer trois d'un coup : le vendredi, le samedi et le dimanche ! Et ça clôture la semaine de travail ! On sort le vendredi un peu plus tôt que d'habitude, l'âme légère ! (Sur ses lèvres, petits vents de méditation.) Réflexion faite, je choisis tout de même le barrage du lundi à cause de la chose du réconfort, et puis c'est ton idée, ça me fait plaisir d'adopter ton idée. (Il lui sourit, attendri. C'était bon tout de même de tout partager avec sa femme.) Attends, je vais te montrer quelque chose. (Il ouvrit le tiroir à fiches, posa sur les cartes une main

102

tendrement propriétaire.) Tu vois ça? Eh bien, tous mes territoires sous mandat sont là. Là, répéta-t-il avec la fierté du bon artisan. (Caressante, sa main fit une promenade érotique le long de ses fiches.) Tout ce qui concerne. (11 tiqua. Tant pis, ce n'était pas dans une lettre.) Tout ce qui concerne les indigènes de mes territoires a été mis en fiches par ton serviteur!

— Est-ce qu'on les traite bien, ces indigènes?

— Bien sûr qu'on les traite bien. Sois tranquille, va, ils sont plus heureux que nous, ils dansent, ils n'ont pas de soucis.

J'aimerais bien être à leur place.

— Comment savez-vous qu'on les traite bien?

— Eh bien, les gouvernements nous envoient des informations.

— Vous êtes sûrs qu'elles sont exactes?

— Bien sûr qu'elles sont exactes. Elles sont officielles.

—Et après ? Que faites-vous de ces informations ?

Il la regarda avec curiosité. Quelle mouche la piquait?

— Eh bien, nous les soumettons à la Commission permanente des mandats. Et ça, c'est ma petite mitrailleuse, tu vois, ajouta-t-il en montrant sa belle machine à agrafer. Je suis le seul de la section à avoir ce modèle.

— Qu'est-ce qu'elle fait, cette commission, pour le bien des indigènes?

— Eh bien, elle étudie la situation, elle félicite la Puissance mandataire de son action civilisatrice.

— Mais si les indigènes sont maltraités?

— Ça n'arrive pratiquement jamais.

— Mais j'ai lu un livre de Gide où il était question d'abus.

— Ah oui, je sais, fit-il d'un ton boudeur. Il a bien exagéré tout ça. D'ailleurs, c'est un pédéraste.

— Il y a donc eu de mauvais traitements. Alors dans ce cas que fait cette commission?

103

— Eh bien quoi, elle émet des vœux, disant qu'elle fait confiance à la Puissance mandataire, qu'elle espère que tel incident ne se renouvellera pas, voilà, et qu'elle accueillerait avec gratitude toutes informations que les autorités compétentes estimeraient opportun de lui fournir sur les récents développements. Oui, parce que en cas d'abus ou de sévices, rapportés d'ailleurs plus ou moins exactement par la presse, nous employons de préférence le terme

«développements » qui fait plus convenable, plus nuancé. Tu vois, c'est une véritable Bostitch. Quarante agrafes à la minute !

— Mais si les vœux ne servent à rien ? Si on continue à maltraiter les indigènes?

— Ah, qu'est-ce que tu veux? On ne peut quand même pas froisser un gouvernement. C'est très susceptible, les gouvernements. Et puis quoi, ils alimentent notre budget. Mais en général tout va très bien. Les gouvernements font leur possible. Nous avons des rapports très cordiaux avec leurs représentants. Quarante agrafes à la minute, tu vas voir, dit-il, et son poing s'abattit sur son agrafeuse.

En proie à une sainte ivresse, frénétique et rayonnant, enthousiaste et guerrier, il frappait. Implacable et frémissant, il frappait Lunettes secouées, inhumain et inspiré, il frappait sans pitié cependant que dans le couloir, de toutes parts accourus, ses collègues assemblés écoutaient, connaisseurs et charmés, les détonations du transpirant fonctionnaire en transe.

—Je vais faire un tour dans le parc, dit-elle. Je serai de retour dans quelques minutes.

Lorsqu'elle eut refermé la porte derrière elle, il repoussa la machine à agrafer, brusquement dégrisé. Il n'aurait pas dû. C'était un travail manuel, une occupation de secrétaire. Et puis il n'aurait pas dû lui confier ses petites combines de supplément de vacances, ça faisait subordonné, ça faisait tricheur. En somme, il

104

s'était déconsidéré. Et tout ça à cause de ce besoin de tout partager avec elle, de tout lui dire, de s'enthousiasmer ensemble.

—Je l'aime trop, voilà.

Il leva la main droite en signe de serment. Désormais plus de confidences, plus de familiarités. Ça lui coûterait, mais tant pis.

L'important était de garder l'estime de sa femme. Ou bien alors, pour combattre l'impression trop fonctionnaire de tout à l'heure, s'il lui racontait ce soir ou demain qu'il avait des hallucinations, qu'il avait l'impression d'être suivi par des crabes? Ça ferait antidote. Seulement, voilà, c'était un peu trop fort de café, elle ne marcherait pas. Simplement être désormais réservé, laconique, un peu lointain pour être admiré, voilà. Tout à l'heure, quand elle reviendrait, lui parler du projet de roman, ça compenserait l'agrafeuse. En passant, lui dire que si ça lui chantait un matin d'arriver au Palais à dix heures, dix heures et demie, libre à lui, personne n'avait rien à lui dire, il était un fonctionnaire supérieur. Ça compenserait aussi. Et puis lui dire que les fonctionnaires de la S.D.N. étaient bien mieux payés que ceux du B.I.T. qui arrivaient tous à l'heure, et puis qui bossaient, bossaient. Aucune comparaison. Nous, c'est la vie diplomatique, tu comprends, chérie.

—Maintenant au travail, se mettre au mémo. Nom d'une pipe, six heures et quart, comme le temps a passé.

Belle Du Seigneur
titlepage.xhtml
index_split_000.html
index_split_001.html
index_split_002.html
index_split_003.html
index_split_004.html
index_split_005.html
index_split_006.html
index_split_007.html
index_split_008.html
index_split_009.html
index_split_010.html
index_split_011.html
index_split_012.html
index_split_013.html
index_split_014.html
index_split_015.html
index_split_016.html
index_split_017.html
index_split_018.html
index_split_019.html
index_split_020.html
index_split_021.html
index_split_022.html
index_split_023.html
index_split_024.html
index_split_025.html
index_split_026.html
index_split_027.html
index_split_028.html
index_split_029.html
index_split_030.html
index_split_031.html
index_split_032.html
index_split_033.html
index_split_034.html
index_split_035.html
index_split_036.html
index_split_037.html
index_split_038.html
index_split_039.html
index_split_040.html
index_split_041.html
index_split_042.html
index_split_043.html
index_split_044.html
index_split_045.html
index_split_046.html
index_split_047.html
index_split_048.html
index_split_049.html
index_split_050.html
index_split_051.html
index_split_052.html
index_split_053.html
index_split_054.html
index_split_055.html
index_split_056.html
index_split_057.html
index_split_058.html
index_split_059.html
index_split_060.html
index_split_061.html
index_split_062.html
index_split_063.html
index_split_064.html
index_split_065.html
index_split_066.html
index_split_067.html
index_split_068.html
index_split_069.html
index_split_070.html
index_split_071.html
index_split_072.html
index_split_073.html
index_split_074.html
index_split_075.html
index_split_076.html
index_split_077.html
index_split_078.html
index_split_079.html
index_split_080.html
index_split_081.html
index_split_082.html
index_split_083.html
index_split_084.html
index_split_085.html
index_split_086.html
index_split_087.html
index_split_088.html
index_split_089.html
index_split_090.html
index_split_091.html
index_split_092.html
index_split_093.html
index_split_094.html
index_split_095.html