LXXXII

Un des derniers jours d'octobre, lorsqu'il entra chez elle, une voix s'éleva, pur lis surgi, entonna l'air de Chérubin. Voi che sapete che cosa è amor. Les yeux brillants, elle regarda l'effet de la surprise sur le visage de son amant, vint s'asseoir auprès de lui, et ils échangèrent des baisers tandis qu'au gramophone une cantatrice viennoise leur disait, de la part de Mozart, ce qu'était leur amour. Le chant terminé, elle se leva, arrêta le disque. Il loua l'air, admira dûment Mozart, la félicita d'avoir acheté ce gramophone. De fierté, elle aspira largement, puis le renseigna avec animation, avec la tête d'enfant modèle qu'elle prenait lorsqu'il la complimentait.

— C'est une idée qui m'est venue subitement, j'ai pensé que vous aimeriez, alors je suis vite allée à Saint-Raphaël en acheter un. C'est malheureusement un modèle à manivelle.

Dans ce petit magasin, ils n'ont pas ces nouveaux tourne-disques qui marchent à l'électricité. Tant pis, n'est-ce pas? J'ai acheté vingt disques déjà, Mozart, Bach et Beethoven. C'est bien, n'est-ce pas?

— Magnifique, sourit-il. Nous allons les jouer tous pour fêter notre deuxième mois ici.

Elle lui tendit ses lèvres pour célébrer ce soixantième jour de leur amour dans la liberté. Elle com-797

menta ensuite l'air de Mozart, dont elle dit à deux reprises qu'il était adorable. Pour témoigner son intérêt, il lui demanda de le rejouer. Animée, elle tourna la manivelle, souffla sur le disque pour ôtcr des grains de poussière, posa doucement l'aiguille.

L'air adorable rappliqua, et elle alla s'asseoir et posa sa joue sur l'épaule de Solal. Enlacés, ils écoutèrent les vingt disques à double face, elle se levant fréquemment pour remonter le ressort, puis revenant auprès de lui et le regardant durant l'exécution pour partager, pour voir s'il aimait. Elle commentait chaque morceau et il approuvait. Ce fut le Voi che sapete qui clôtura cette fin d'après-midi, en ce soixantième jour.

— Vous qui savez ce qu'est Amour, traduisit-elle à voix basse, sa joue cherchant la joue de son amant.

À sept heures quarante, elle lui annonça une autre surprise.

Elle avait commandé pour ce soir un dîner spécial, un peu gastronomique, qui serait servi à huit heures. Il y aurait des hors-d'œuvre russes, et puis du homard à l'américaine, et puis d'autres choses très bonnes. Et du champagne brut ! 11 la félicita de nouveau. Elle demanda un baiser en récompense, dit merci lorsqu'elle l'eut reçu, expliqua qu'au retour de Saint-Raphaël elle était allée parler elle-même au chef pour être sûre que tout serait parfait et qu'il y aurait beaucoup de hors-d'œuvre, puisqu'il les aimait. Très gentil vraiment, ce chef, très complaisant D'ailleurs, il aimait les chats, ce qui était bon signe.

Le lendemain, vingt-sept octobre, il y eut une nouvelle surprise. Pour le dîner, elle vint dans une admirable robe du soir dont le décolleté hardi plongeait jusqu'au creux des reins et qu'elle avait achetée en secret à Cannes, le matin même. À

minuit, les vingt disques double face ayant été écoutés, il dit qu'il avait sommeil, prit tendrement congé. Elle lui demanda de ne pas se moquer d'elle, mais elle avait tellement envie de le laver elle-même lorsqu'il serait dans son

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bain. Je peux, dites? Vous permettez? Ainsi fut fait, et elle le lava avec des gestes d'officiante. Apres quoi, elle se dévêtit, lui demanda la permission de le rejoindre dans la baignoire.

Durant les soirs qui suivirent, des dîners raffinés leur furent servis chez eux, spécialement commandés par Ariane, heureuse du plaisir qu'il témoignait. Après le café, retentissait souvent l'air sublime de Mozart cependant que de nobles tendresses étaient échangées, interrompues parfois par les ricanements du jazz qui faisait danser les vulgaires d'en bas. Elle s'écartait alors, attendait la fin de la basse musique.

Un des premiers soirs de novembre, comme elle venait de finir une lecture à haute voix, elle lui proposa de sortir. Il refusa avec un fugace strabisme, dit qu'il pleuvait dehors. Alors elle lui proposa de lui montrer l'album de famille qu'elle avait emporté avec elle. Photos du père, de la mère, de tante Valérie, d'oncle Agrippa, d'Éliane, de divers grands-parents et arrière-grands-parents. Il commenta, admira, et lorsque l'album fut refermé il proposa un voyage en Italie. Venise, Pise, Florence. On pourrait partir demain par le train du matin. Elle se leva, battit des mains, dit qu'elle allait commencer les valises.

Lxxxni

Ce jour-là, après le déjeuner au salon, chacun alla dans sa chambre, s'y dévêtit et s'y prépara. Nue sous une robe de soie blanche, elle termina ses lavages et apprêts divers par des vaporisations de parfum çà et là, tandis que lui, nu sous sa robe de chambre rouge, brossait honteusement ses ongles. Peu après retentit l'air de Mozart, et il frissonna. C'était l'appel. Car elle ne lui téléphonait plus, elle mettait un disque, c'était plus poétique.

L'appel, oui. Il fallait aller à l'amour. Sa créancière le convoquait, le sommait de lui donner du bonheur. Allons, prouve-moi que j'ai bien fait d'avoir choisi cette vie de solitude avec toi, lui disait-elle par le truchement du Vous qui savez ce qu'est Amour. Vingt-six novembre, aujourd'hui. Trois mois déjà qu'ils avaient quitté Genève, trois mois d'amour chimiquement pur. Agay d'abord, puis Venise, Florence, Pise, puis Agay de nouveau, depuis une semaine. Si elle s'apercevait qu'on était le vingt-six novembre, danger de commémoration du vingt-six août par épan-chemcnts poétiques et coït superfin.

II posa la brosse et le savon, se considéra, rasé de près, écœurant de propreté dans cette robe de chambre. Voilà, c'était sa vie désormais, être chaque jour désirable, faire la roue sexuelle. Elle l'avait changé en

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paon. En somme, ils menaient une existence animale, elle et lui.

Mais les bêtes au moins n'avaient qu'une saison pour la panade et les coquetteries. Eux, c'était tout le temps. Se lessiver sans arrêt, se raser deux fois par jour, être tout le temps beau, c'était son but de vie depuis trois mois.

—Oui, d'accord, je viens, j'arrive, dit-il à l'air de Mozart, bissé comme de juste.

Deux heures. Il faisait un vent aigre dehors. Par conséquent, condamné à la chambre d'amour. Que faire jusqu'à l'heure du dîner? Quoi inventer? Les scènes de ces jours derniers avaient mis de l'animation, avaient fait passe-temps, mais elle en avait trop souffert. Il fallait trouver autre chose.

Partir pour l'Italie de nouveau? Pas le courage. D'ailleurs, même à Venise, ce serait eux qu'ils retrouveraient. Et puis à la fin de chaque voyage en chemin de fer, elle avait les narines feutrées de fumée. Il essayait bien de ne pas les regarder, mais il ne pouvait s'en empêcher, attiré par l'horreur de ces deux trous noirs. Bien sûr, en arrivant à l'hôtel, elle se les lavait ainsi que tout le reste, mais les dernières heures dans le train étaient insupportables tandis que, lui souriant noblement, elle exhibait ses deux ouvertures enfumées, la pauvre innocente. Cette envie folle qui lui venait de prendre un mouchoir et de lui ramoner le nez. Vraiment, elle avait des narines spéciales qui s'emparaient immédiatement des émanations charbonneuses, et lui il était allergique aux narines fumivores.

—Allons, au travail.

Entrée du paon, se dit-il en poussant la porte de la chambre des délices où, impeccable dans la robe qu'elle venait de repasser elle-même, elle l'accueillit avec un sourire divin aussitôt suivi d'un baiser sur la main. Baiser qui n'était plus qu'un rite, pensa-t-il. ô le baisemain sacré du premier soir au Ritz, ce don enthousiaste de l'âme.

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— Un peu de musique? proposa-t-elle.

Ému par cette maladroite bonne volonté, il dit qu'il aimerait.

Elle remonta donc le gramophone et broya le cœur de Solal.

Un autre air de Mozart s'étant élevé, elle s'approcha lentement, si grave prêtresse qu'il en fut effrayé et recula imperceptiblement, retenant en même temps une envie nerveuse de rire provoquée par le cérémonial des masséters.

En effet, en signe d'amour ou de volonté d'amour, lorsqu'elle se dirigeait vers lui avec des intentions, elle serrait toujours les molaires comme pour mordre, ce qui faisait saillir les muscles des joues et déclenchait en lui un fou rire tant bien que mal maîtrisé. Inspirée par Mozart elle tendit ses lèvres qu'il prit aussitôt, ravi d'échapper au spasme de triste gaieté et feignant comme elle un vif plaisir. Mais elle, elle ne savait pas qu'elle feignait. Durant le baiser qu'il prolongea parce qu'il ne trouvait rien à lui dire, il pensait qu'au temps de Genève un accompagnement musical pour baisers n'était pas jugé nécessaire. En ce temps-là, leur amour fournissait la musique.

Ces étranges succions entre homme et femme terminées, il tourna le bouton du poste de radio dans l'espoir de quelque émission parlée. Mais, idiote de langueur, une chanteuse lui demanda aussitôt de lui parler d'amour, de lui redire des choses tendres. Il lui ferma le bec, décida de prendre cette autre femme qui était près de lui. Ainsi, une heure de gagnée puisque, l'ayant rassurée, il pourrait feindre de dormir. En avant, lui ôter sa sacrée robe et procéder aux préliminaires.

À deux heures trente-cinq, ayant reçu l'hommage dû, elle lui caressa l'épaule nue. 11 haussa les sourcils, victime méconnue.

Voilà, c'était le rite, le rite d'après la gymnastique à laquelle elles attachaient une si curieuse importance. Cette manie qu'elles avaient, les aimables fureurs terminées, de passer aussitôt au sen-802

timent par le moyen de ce madrigal des doigts légers se promenant sur l'encolure de l'étalon. Oui, en somme, celle-ci flattait l'étalon, en quelque sorte le bouchonnait et le tapotait pour le remercier d'avoir fourni une course honorable.

Pauvrette qui croyait devoir le charmer avec ces passes poétiques. Ô torture de ces douceurs subséquentes. De plus, elle était trop près de lui, et sa moiteur était collante. Il s'écarta et il y eut, provoqué par le décollage, un petit bruit de ventouse détachée. Voilà qu'elle se recollait maintenant. Par amour, bien sûr. Se décoller de nouveau serait désobligeant. Tant pis, souffrir, rester collé, être bon, aimer cette prochaine vraiment trop proche. Je suis odieux, pensa-t-il, oui, odieux car ce passage du sexuel à la tendresse est beau, et je devrais l'en respecter, mais je suis un affreux. Hier, lorsque par jeu et en somme pour lui faire plaisir il l'avait poursuivie sur la plage déserte, elle avait poussé des cris perçants de fille effrayée, courant et idiotement sautant, et agitant les bras comme des ailes disloquées, maladroitement les agitant, soudain hystérique et étrangement dégingandée, soudain une longue fille d'âge ingrat, il en avait eu de l'écœurement, une sorte de dégoût, une honte, un sentiment de déchéance, l'impression qu'il courait derrière un grand canari femelle. Un affreux, oui, et pourtant je la chéris comme jamais je n'ai chéri, cet élan d'amour vers elle lorsque sur son visage j'aperçois une trace de moindre jeunesse, annonce de sa vieillesse de plus tard, sa vieillesse certaine, et je ne serai plus là pour veiller sur elle, sur toi, mon amour, mon cher amour, et comme toi, dans mon bain, sans y penser, je dis tout à coup mon trésor, et c'est toi qui es ce trésor, mon amour, mon pauvre amour.

— À quoi penses-tu? demanda-t-elle.

Il savait bien ce qu'elle voulait. Des compliments elle voulait, des commentaires élogieux sur leurs galops de tout à l'heure, et l'entendre dire que ce fut

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si et caetera, et que jamais et caetera, le tout en utilisant l'agaçant avoir de la joie, plus noble et moins technique que l'autre mot. Il s'exécuta, procéda à l'exégèse souhaitée, ce qui eut pour effet une reconnaissante application de nudité particulièrement collante. Décidé à la perfection, il supporta sans se retirer tandis qu'elle continuait son maternel manège des doigts promenés traçant maintenant sur l'épaule des slaloms engendreurs d'épouvantables chairs de poule.

En somme, le mieux était de faire semblant de dormir. Ainsi, vacances, et plus besoin de poésie. Il se mit donc en posture de sommeil, ferma les yeux, feignit de s'assoupir, ce qui la décida de le caresser plus légèrement encore. Avec des volutes et des fioritures d'artisan consciencieux, fïère de son service d'amour et du plaisir qu'elle croyait lui avoir donné tout à l'heure, patiente et sentimentale, infatigable prêtresse et gracieuse servante, elle le flattait suavement pour l'enchanter et l'endormir tandis que par la fenêtre ouverte entrait l'odeur primordiale de la mer, entrait son indolent murmure.

Mais ces caresses perfectionnées étaient pires que les normales car elles s'accompagnaient non seulement de chair de poule aggravée mais encore de chatouillements violents, et il se mordait la lèvre pour résister à un rire convulsif. Pour en finir sans la froisser, il poussa un gémissement de profond sommeil dans l'espoir qu'elle comprendrait que plus n'était besoin de le charmer. Dieu merci, elle s'arrêta.

Le bras de son amant sur son épaule lui faisait mal, mais elle restait immobile pour ne pas le réveiller, le contemplait qui reposait, la joue sur son sein, et elle était fière de l'avoir endormi et de le sentir confiant contre elle. Il était à elle, il dormait innocemment si près d'elle. La crampe à l'épaule était douloureuse, mais elle ne bougeait pas, heureuse d'avoir mal pour

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lui, et lui caressant tout doucement les cheveux. Et si j'étais chauve, est-ce qu'elle me caresserait le crâne tout lisse ?

pensait-il. Elle le regardait respirer en paix, cheveux emmêlés, veillait sur lui. Mon fils aussi, pensait-elle, et une douceur la traversait. Pauvre escroquée, pensait-il.

Soudain pris de remords, il ouvrit les yeux, fit le réveillé, se blottit contre elle. Elle n'osa pas lui parler de sa crampe, se souleva légèrement dans l'espoir qu'il ôterait de lui-même son bras. Alors, il lui prit la main, la lui baisa, et elle respira largement, émue à la pensée que cet homme, son possesseur de tout à l'heure, la respectait. Aimé, voulez-vous des fruits?

demanda-t-elle, savourant ce vouvoiement, car elle était nue contre lui. Bonne affaire, pensa-t-il, car pour la becquée des fruits elle se tenait toujours hors du lit. Il remercia, dit que oui, il aimerait. Je vous en apporte tout de suite! dit-elle avec animation. Il affila son nez, gêné par cette hâte. Mais ne me regardez pas, s'il vous plaît, parce que je ne suis pas très décente.

Accoutumé à ces étranges pudeurs subites, il ferma les yeux, mais il les rouvrit presque aussitôt, attiré par le spectacle.

Toujours, lorsqu'il la voyait de dos, nue et circulant, une pitié le pénétrait. Belle quand elle était allongée, elle était un peu ridicule lorsqu'elle marchait nue, attendrissante et ridicule d'être suave et désarmée, si vulnérable, suivie de ses deux rondeurs mouvantes au bas des reins, rondeurs de faiblesse, trop grandes comme toutes les rondeurs féminines, absurdement vastes, si peu faites pour la lutte. Envoûté, coupable, il la considéra qui se baissait pour ramasser sa robe de chambre, et il eut pitié, une immense pitié d'amour comme devant une infirmité, pitié de cette peau trop douce, de cette taille trop fine, de ces deux rondeurs inoffensives.

Il baissa les yeux, honteux de trouver risible cette douce et confiante créature, empressée à le servir. Je

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t'aime, lui redit-il en lui-même, et il adora les touchantes sphères, saintes sphères des femmes, bouleversantes marques de leur supériorité, orbes de tendresse, divines bontés. Oui, je t'aime, ma ridicule, lui dit-il en lui-même, et il remua ses jambes de tous côtés et en balaya le drap, pour mieux sentir une délicieuse solitude.

Revenue de sa salle de bains en état de décence et nièce de Mlle d'Auble, elle s'agenouilla devant le lit, lui tendit la grappe de raisin qu'elle venait de laver pour lui. Tenant prête une serviette, elle le contempla se nourrir des beaux fruits, passive mais attentive sentinelle, le chérissant et jouissant du plaisir de son grand tils, l'admirant en tous ses gestes, ce qui ne laissait pas de le gêner, et il avait envie de lui demander à son tour de fermer les yeux. Lorsqu'il eut fini, elle lui essuya les mains.

Rhabillée et recoiffée, plus que jamais Ariane Cas-sandre Corisande, née d'Auble, elle avait sonné pour le thé, en était maintenant à sa quatrième tasse. La regardant boire, il ne put s'empêcher de penser que dans une heure ou deux elle le prierait, avec le même sourire distingué, de la laisser seule un moment. Il déférerait aussitôt à ce désir et il y aurait, quelques instants plus tard, venu de la salle de bains de cette malheureuse, le bruit maléfique de la chasse d'eau. Bref, une vie de passion. Dans sa chambre, par égard pour elle, il se boucherait alors les oreilles, mais en vain, car l'installation sanitaire du Royal était d'une énergie remarquable. Enfin, il serait musicalement reconvoqué par le truchement de quelque disque de Mozart ou de cette barbe de Bach, et il faudrait faire l'amour. Bref, une vie de passion.

Que faire maintenant? se demanda-t-il devant la vitre contre laquelle s'époumonait le vent. Que faire pour donner du bonheur à cette malheureuse qui, les-806

tée de son demi-litre de thé, attendait sagement, respectant son silence ? Commander un second thé ? Scabreux. Les capacités d'absorption de cette anglomane n'étaient pas sans limites. Eh bien, parler. Mais de quoi ? Lui dire qu'il l'aimait ne lui apprendrait rien de nouveau. D'ailleurs, il le lui avait dit trois fois tout à l'heure, une fois avant le coït, une fois pendant, une fois après. Elle était au courant. Et puis parler d'amour ne prenait plus comme du temps de Genève. En ce temps-là, chaque fois qu'il lui disait qu'il l'aimait, c'était pour elle une divine surprise, et elle faisait une tête ravie, vivante. Maintenant, lorsqu'il lui disait ce sacré amour, elle accueillait cette information bien connue avec un sourire peint, un immobile sourire de mannequin de cire, tandis que son inconscient s'embêtait. Devenus protocole et politesses rituelles, les mots d'amour glissaient sur la toile cirée de l'habitude. Se tuer pour en finir? Mais quoi, la laisser seule ?

Allons, vite, lui parler, ne plus rester devant cette fenêtre.

Mais de quoi lui parler, de quoi? Ils s'étaient tout dit, ils savaient tout l'un de l'autre. Ô les découvertes des débuts.

C'était parce qu'ils ne s'aimaient plus, diraient des idiots. Il les foudroya du regard. Pas vrai, ils s'aimaient, mais ils étaient tout le temps ensemble, seuls avec leur amour.

Seuls, oui, seuls avec leur amour depuis trois mois, et rien que leur amour pour leur tenir compagnie, sans autre activité depuis trois mois que de se plaire l'un l'autre, n'ayant que leur amour pour les unir, ne pouvant parler que d'amour, ne pouvant faire que l'amour.

Il guigna de côté. Assise, patiente, la douce créancière attendait, attendait du bonheur. Allons, paye, sois l'amant merveilleux pour qui elle a tout quitté, dédommage-la d'avoir abandonné une vie respectable, de se savoir responsable du malheur de son mari. Allons, débiteur, donne-lui de l'intérêt à vivre,

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des joies nouvelles. Allons, invente, sois Pauteur et l'acteur.

Oui, lui parler, vite ! Mais parler de quoi ? Il n'avait aucune activité. Parler de qui? Il ne voyait personne. Lui dire pourquoi il n'avait aucune activité, pourquoi il ne voyait personne? Lui avouer sa révocation? Lui avouer le retrait de la nationalité française? Lui avouer qu'il n'était plus rien, plus rien qu'un amant? Non, il ne fallait pas. Son prestige social avait été une des composantes de l'amour de cette femme, l'était encore. Et puis il ne fallait pas enlever à cette malheureuse la fierté qu'elle avait de lui. Donc continuer le mensonge du long congé.

Mais elle finirait bien par apprendre la vérité, tôt ou tard. Eh bien, on verrait alors, on se tuerait.

La reprendre ? Pas envie. Il ne pouvait tout de même pas tout le temps. D'ailleurs, sans qu'elle s'en doutât, elle prenait moins de plaisir à ces jonctions. Mais elle y tenait plus que j'amais. Être désirée, c'était être aimée. C'était absurde, mais ainsi étaient-elles. Si un jour ou deux sans un de ces tests, sans une de ces épreuves barométriques, sans un de ces satanés examens, elle s'inquiétait. Bien sûr, trop noble et discrète pour aborder un tel sujet ou y faire la moindre allusion. Mais il devinait son malaise.

Bref, obligation de vivre en passion, avec preuves rigides, sous peine de souffrance féminine. M'aime-t-il autant, et caetera. Douce et docile servante, terriblement exigeante.

Pauvrette qui ne disait rien, qui attendait humblement, qui respectait son silence. Il fallait l'occuper. Mais à quoi ? Il ne pouvait tout de même pas la désirer à jet continu. Alors que faire pour remplir les heures jusqu'au dîner? Si ce silence continuait, elle était capable de lui proposer une promenade.

C'était sa manie de vouloir se promener avec lui par vent aigre.

Quel plaisir trouvait-elle à mettre en silence un pied en avant, puis un autre pied, et à recommencer, toujours en silence, car il ne trou-808

vait pas grand-chose à lui dire durant ces terribles exercices de pattes lentes en avant par vent aigre. La faire lire était le plus simple.

— Reprends le roman d'hier, chérie. J'aimerais entendre la suite. Et puis tu lis admirablement.

Et voilà, il était le responsable, le capitaine de la caravelle, pensait-il cependant qu'elle lisait ce roman français, intelligent et maigre, s'appliquant à bien articuler, soignant les dialogues, variant les intonations, prenant un ridicule ton viril lorsque c'était le héros qui parlait, touchante de vouloir la perfection, agaçante. Oui, le responsable qui devait chaque jour mettre en scène l'interminable farce d'amour, chaque jour inventer des péripéties de bonheur. Et le pire, c'était qu'il chérissait cette malheureuse. Mais ils étaient seuls, et ils n'avaient que leur amour pour leur tenir compagnie.

Le gramophone à manivelle. Il avait frémi le jour où elle l'avait apporté de Saint-Raphaël, tout animée. C'était la première voie d'eau à la caravelle. Ils n'avaient pas eu besoin de gramophone lors de leur première nuit. L'air de Mozart, c'était une vitamine. Quand ce sacré Vous qui savez retentissait, elle éprouvait un regain d'amour. Mozart, fournisseur de sentiments que le cœur ne fabriquait plus. Autre signe funèbre d'avitaminose, le recours aux petits piments. Au début, elle était si réservée avec lui devant les autres, mais maintenant au Moscou elle lui donnait publiquement des baisers. Cet exhibitionnisme l'excitait. Et ce qui s'était passé plusieurs fois, la nuit, dans la pinède solitaire. Et les lavages dans le bain. Et les audaces devant la glace. Tout cela, des antiscorbutiques. Bon, la voilà qui reprenait son ton guerrier parce que c'était le jeune qui parlait. Cette vie d'amour en vase clos l'abêtissait. Ô sa vive intelligente folle de Genève !

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—Reposez-vous, chérie, ne lisez plus.

Il vint s'asseoir en face d'elle, commenta sans verve le roman, vit bientôt dans les yeux de sa maîtresse le petit malheur gentil et souriant des femmes bien élevées qui ne savent pas qu'elles s'ennuient. Il se tut. Certes, elle l'adorait toujours, mais combien son inconscient s'embêtait en leur merveilleuse passion

! Lui, il ne s'ennuyait pas parce qu'il avait un terrible passe-temps, il assistait au lent naufrage de la caravelle.

Il la regarda. Oh, ce sourire posé comme un dentier, cette façon d'être assise sagement, impeccablement et sans vie, tout hurlait un ennui à mourir qu'elle baptisait sans doute malaise physique ou tristesse sans cause. Elle mordit sa lèvre et il comprit que c'était un bâillement arrêté à temps. Non, pas tout à fait arrêté, elle se débrouillait pour bâiller à l'intérieur avec l'aide de ses narines écartées. Il fallait agir d'urgence, pour elle, par amour pour elle. Il la regarda pour provoquer une question.

— À quoi pensez-vous, aimé? sourit-elle.

— Je pense que je m'ennuie, dit-il. (Ajouter avec vous? Non, inutile.)

Elle devint blanche. C'était la première fois qu'il lui disait cela. Pour compléter son travail, il entreprit la fabrication d'un bâillement réprime et d'autant plus significatif. Sur quoi, elle éclata en sanglots. Alors, il haussa les épaules et sortit.

Chez lui, il se sourit devant la glace. Elle vivait de nouveau, sa chérie. Il y avait eu dans ses yeux un éclat d'intérêt qu'il n'avait pas vu depuis des jours. Lorsqu'il lui disait qu'il l'aimait ou qu'elle était belle, elle faisait son sourire de dentier. Mais les étincelles de tout à l'heure dans ses yeux, c'était du sérieux, du tout chaud. Elle vivait de nouveau, sa chérie. Ah, si pour la rendre heureuse il avait suffi d'être bon avec elle tout le temps, avec quelle joie, derviche tourneur,

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il lui aurait répété du matin au soir qu'il la chérissait, avec quel enthousiasme il l'aurait gavée de tendresses et servie jusqu'à brosser ses vêtements et cirer ses souliers. Mais la tendresse continuelle, c'était monotone et peu viril, et elles n'aimaient pas ça. Il leur fallait des délices, les montagnes russes et les toboggans de la passion, des passages de la douleur à la joie, des angoisses, des bonheurs soudains, des attentes, des espoirs et des désespoirs, la sacrée passion avec son ignoble ribambelle d'émois et ses théâtraux buts de vie. Eh bien, il lui avait donné un but de vie maintenant. Désormais, elle serait constamment sur le qui-vive, le surveillerait, se demanderait s'il ne s'ennuyait pas avec elle, ce qui la désennuierait. Bref, elle prendrait sa place. Et demain, si un fort maniement charnel suivait une tendresse suivant une cruauté, le maniement serait vivement apprécié. Ô tristesse, devoir être méchant par bonté. Solal, le bourreau malgré lui.

S'approchant de la porte, il l'entendit qui sanglotait. Il sourit de nouveau. Elle pleurait, sa chérie, elle avait un passe-temps, elle ne songeait plus à réprimer des bâillements. Dieu merci, elle pleurait, savait plus que jamais combien elle l'aimait, savait qu'elle ne s'ennuyait jamais avec lui, elle. Sur la pointe des pieds, il retourna dans sa chambre. Sauvé, il était sauvé. Et surtout, il l'avait sauvée, elle. Peu après, on frappa doucement, et une pauvre voix enchifrenée se fit entendre derrière la porte.

Écoutez, il fait beau maintenant, dit la petite voix. Il se frotta les mains. L'opération avait réussi. Elle se préoccupait de l'amadouer. Elle avait un but de vie. Et alors quoi? demanda-t-il avec une hargne voulue. Ne voulez-vous pas que nous sortions? dit la petite voix mouillée. Non, j'aime mieux sortir seul, répondit-il. Mon trésor, lui dit-il en lui-même, et il caressa le bois de la porte derrière laquelle elle vivait de nouveau.

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Dehors, il déambula dans cette nature qui l'horripilait avec son ciel trop bleu, ses arbres desséchés et poussiéreux, ses pierres en profil de rasoir. Il était heureux, il donnait des coups de pied à des cailloux. Elle sentait maintenant combien il lui manquait, et elle serait si heureuse tout à l'heure lorsqu'il pourrait sans danger être bon avec elle. Chemin faisant, il imagina rencontrer un pasteur qui lui faisait des reproches, qui lui disait qu'il n'agissait pas ainsi avec sa chère épouse, lui, qu'il la rendait heureuse, lui.

— Tais-toi, frère, tu n'y entends rien, dit Solal. Si ta femme est heureuse, c'est pour dix raisons dont neuf n'ont rien à voir avec l'amour. La place dans le social qu'elle te doit et le respect dont elle est entourée, ses réunions de tricotage religieux, vos amis et vos réceptions, vos commentaires sur vos relations, vos enfants, les récits que tu lui fais de tes travaux, sa participation à ton ministère, le passe-temps de ses visites à ses chers malades, le baiser que tu lui donnes le soir en rentrant, vos prières ensemble agenouillés devant le lit. Quoi ?

Elle aime faire l'amour avec toi ? Bien sûr, sociaux et habillés le jour, nus et biologiques la nuit, et pas tout le temps. Alors elle savoure, à cause du contraste et de n'être soudain que deux sexuels, les si habillés et moraux de tout à l'heure. Mais nous, les pauvres, animaux tout le temps.

Bien, elle aurait ce soir des heures vivantes quand il reviendrait tout à l'heure, il lui sourirait, et elle se précipiterait dans ses bras, et elle pleurerait de bonheur, et il y aurait des baisers de luxe, des baisers de grand mouillage, des baisers du temps de Genève, et elle lui dirait qu'elle ne s'ennuyait jamais avec son méchant chéri, et elle le croirait, Dieu merci. Bien, une soirée de bonheur tout à l'heure, de bonheur pour tous les deux. Mais demain, quoi ? Dire chaque jour à cette malheureuse qu'il s'ennuyait avec elle?

Belle Du Seigneur
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