LXXXI

En cet hôtel d'Agay, ils ne se souciaient que d'eux et de connaître tout de l'autre et de se raconter à l'autre entre deux unions, effrayamment fréquentes. Nuits semblables, chères fatigues, trêves charmantes, et elle laissait courir ses doigts sur l'épaule nue de l'amant pour le remercier ou le charmer, et il fermait les yeux, souriait de délice. Enlacés, ils se reposaient de leurs importants travaux, s'endormaient après de tendres murmures et des commentaires, émergeaient du sommeil pour joindre leurs lèvres, ou se lier mieux l'un à l'autre, ou confusément s'unir, à demi endormis, ou furieusement se connaître, dispos soudain. Ensuite reprenait le sommeil en symbiose, si doux. Comment ne pas dormir ensemble?

À l'aurore, il la quittait doucement, attentif à ne pas la réveiller, allait chez lui. Parfois, ouvrant les yeux, elle protestait. Ne me quitte pas, gémissait-elle. Mais il s'arrachait aux bras qui le retenaient vaguement, la rassurait, lui disait qu'il reviendrait bientôt. Ces départs du matin, c'était parce qu'il ne voulait pas être vu moins parfait, non rasé et non baigné. C'était aussi parce qu'il avait peur, lorsqu'elle irait prendre son bain, d'entendre le grondement préliminaire et terrifiant de la chasse d'eau, tumulte funeste.

Rasé et baigné, en robe de chambre, il lui télépho-791

nait, lui demandait s'il pouvait venir. Dans quelques minutes, répondait-elle. Coiffée et baignée, en blanc déshabillé, elle allait ouvrir la fenêtre de la salle de bains pour aérer, refermait la porte, vérifiait une dernière fois le visage de l'aimée, l'approuvait, s'enorgueillissait du cerne de ses yeux, rectifiait la mèche frontale, lui téléphonait qu'elle était prête. Il entrait, et c'était la merveille de se contempler, demi-dieux en leurs robes d'amoureuse prêtrise, poétiques et nettoyés.

Toutes marques d'amour dissimulées, elle sonnait le maître d'hôtel qui peu après arrivait, porteur du grand plateau. C'était alors le scherzo du petit déjeuner pris avec des sourires, un gaillard appétit et tant de désir de plaire à l'aimé dont les toasts étaient beurrés par elle. Lorsque, sonné, le maître d'hôtel revenait pour emporter le plateau, les deux baissaient les yeux, lui parce qu'il avait honte d'être servi par un malchanceux en habit dès le matin, elle parce qu'elle était gênée par son déshabillé trop révélateur. Elle baissait les yeux pour n'être pas vue.

La porte refermée, elle tirait les rideaux, et c'était l'allégro du retour au lit, des baisers qui rappliquaient, des vagabondes causeries, des^ souvenirs d'enfance. On avait tant à se raconter.

Ô régal des moments d'amitié sans désir, Parfois, avec un regard de tendre reproche, elle lui montrait les marques dissimulées tout à l'heure, exigeait des baisers délicats, en guise d'amende honorable, sur ces décorations d'amour dont elle était fière. Inutile de dire la suite, si intéressante pour eux.

À la fin de la matinée, elle sonnait la femme de chambre, lui faisait un ravissant sourire, la priait de faire leurs chambres.

Après un nouveau message dentaire d'amour du prochain à la vieille domestique qui devait mourir quelques mois plus tard d'une myocar-dite chronique, elle partait rejoindre Solal qui l'atten-792

dait devant l'hôtel. Ils se dirigeaient alors vers la plage toute proche, insolents et beaux dans leurs peignoirs, ignorant la bourgeoisie qui les considérait.

Arrivée devant la mer, elle laissait tomber son peignoir et s'élançait, heureuse de se sentir admirée par lui, rapide nymphe sur le sable luisant et doux, bras écartés pour recevoir davantage d'air, puis plongeait et l'appelait. Ils nageaient côte à côte, engageaient parfois des luttes qui la faisaient rire d'enfance retrouvée, rire tellement que l'eau salée entrait dans ses narines.

Alors elle s'enfuyait pour n'être pas vue se mouchant avec ses doigts, puis revenait, et c'était des concours de vitesse ou de nage sous l'eau. Les jeux terminés, ils s'ensoleillaient sur la plage maintenant déserte. Ensuite, c'était la cabine de la douche où l'eau douce tombait en pluie sur les hauts corps parfois mouvants et joints.

De retour vers deux heures, ils se faisaient servir le déjeuner dans leur salon, car ils n'aimaient pas descendre au restaurant, détestaient voir les gens de l'hôtel. Attablés devant la porte-fenêtre ouverte sur la mer éblouissante, ils riaient d'un rien, parce qu'un oisillon s'était arrêté de picorer sur la terrasse pour les considérer, tête de côté et bec étonné, ou parce qu'elle annonçait devant les hors-d'œuvre enfin apportés qu'elle avait une faim pathétique. Il l'admirait qui mangeait avec solidité et discrétion, la bouche bien close, n'éprouvant nulle gêne à satisfaire son appétit de femme saine, annonciateur des tournois à venir.

Le coude de l'amante savourait le coude de l'amant, lui disait leur amour à chaque entrée du maître d'hôtel qui semblait content d'avoir à les servir si tard. Cet empressement la charmait.

Elle y voyait confusément la promesse d'une vie de bonheur.

Ravie, elle attribuait cette sollicitude au charme de son amant, se plaisait aussi à penser que les domestiques de l'hôtel étaient éblouis par leur amour, qu'ils aimaient leur

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amour, s'en faisaient les complices, révéraient en eux des princes de passion. Elle ne se doutait pas de la vertu des grands pourboires.

Au dessert, ils unissaient leurs lèvres, aggravaient parfois ces jonctions par le partage du grain de raisin qu'elle lui tendait entre ses dents. Quelle vie exquise, pensait-elle. Entre deux baisers, elle le regardait, chérissait sa propriété, l'admirait de tout, et même de savoir jongler avec des oranges. Le servage sexuel l'abêtit légèrement, pensait-il. Mais il l'aimait, et il était heureux.

Après le café, laissant le maître d'hôtel débarrasser la table, ils se réfugiaient dans la chambre d'Ariane. Les stores baissés, elle allait se remettre en déshabillé dans sa salle de bains, en revenait, poudrée de neuf et parfumée sous les aisselles, et l'invitait du regard ou de la parole. Qu'il plaise à mon seigneur de partager la couche de sa servante, lui avait-elle dit un jour, satisfaite de cette invitation biblique. Gêné, il avait souri et obéi.

Parfois, le soir venu, un taxi les conduisait au Moscou, le restaurant russe.de Cannes. Là, élégants et les yeux battus, ils commençaient par les blinis et le caviar tandis qu'à Agay, la vieille cardiaque s'affairait à petits pas pantoufles et, avançant l'heure de sa mort, remettait en ordre leurs deux salles de bains et le lit dévasté. Assis l'un à côté de l'autre, ils évitaient de se frôler, gardaient leur secret, se tenaient décemment. Le visage mondain, elle le vouvoyait tenacement. Elle tenait à ce langage cérémonieux qui exaltait en elle le sentiment de leur sacerdoce, la persuadait qu'ils étaient des amants sublimes.

Mais ils allaient rarement à Cannes. Le soir, vers dix heures, après la promenade le long de la plage où la mer battait, venant achever ses vagues sur le sable qui les buvait, ils rentraient à l'hôtel où les accueillait le sourire passionné de Paolo, le garçon de l'ascen-794

seur, un petit Italien timide, gras et crépu, qui n'en revenait pas d'avoir une bonne place et de sa chance de travailler au Royal. Il frétillait de plaisir canin lorsqu'il voyait entrer le monsieur et sa belle dame. Affamé de dévouement, fier de les servir, il s'empressait, ouvrait la porte de l'ascenseur avec des gestes distingués. Durant la montée, il ne les lâchait pas du regard, leur offrait ses sourires ingénus et aspirait sa salive pour être bien élevé, si soucieux de plaire, si heureux de sa petite importante situation qui lui permettait de voir le grand monde, de le fréquenter en quelque sorte. Arrivé à l'étage, cet ange ouvrait la porte avec des grâces, se mettait au garde-à-vous. Elle le remerciait alors d'un de ses ravissants sourires dont elle était libérale. Puis elle l'oubliait.

Rentrés chez eux, ils trouvaient sur la table du salon, entouré de couvertures et d'un edredón pour le tenir au chaud, le dîner déposé par le maître d'hôtel. Ils se mettaient à table et elle le servait, lui versait du bourgogne, lui proposait de reprendre de la viande, s'efforçant discrètement de bien le nourrir.

Un des derniers soirs de septembre, comme elle remettait d'autorité une deuxième escalope dans l'assiette de son amant, il baissa les yeux, honteux de ces soins prodigués. Le bouchonnerait-elle tout à l'heure avec un tampon de paille? Lui polirait-elle les sabots? En effet, pensa-t-il, depuis quelques jours elle trouvait du plaisir à lui faire les ongles. Mais l'ayant regardée, humble et soumise, qui respectait son silence, il fut ému de tendresse. Elle était sa croyante qui avait tout quitté pour lui, indifférente aux jugements du monde, qui ne vivait que pour lui, qui n'attendait que de lui. Il la vit soudain en son cercueil de plus tard, blanche et dure, et il eut mal de pitié. Alors, il baisa ces mains qui le servaient, ces mains encore vivantes.

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Un des premiers soirs d'octobre, après le dîner, elle lui parla de musique, jambes haut croisées, puis de peinture, sujet auquel il n'entendait rien et qu'il méprisait, ce qui eut pour conséquence de lui faire faire de grandes approbations chevalines, convaincues et distraites, par le moyen de l'encolure abaissée puis relevée. Se disant lasse, elle éteignit le lustre, recouvrit d'un foulard rouge la lampe de chevet, alla s'étendre sur le lit.

Dans la pénombre, les yeux mi-clos, elle le considérait, lui souriait, et soudain il eut peur de ce sourire, sourire venu d'un autre monde, monde obscur et puissant, peur de cette femme qui attendait, peur de ces yeux tendres, peur de leur lueur monomane, peur de ce sourire d'un seul vouloir. Étendue, douce et magicienne, elle avait son sourire d'attente dans la diffuse rougeur sombre, silencieusement l'appelait, aimante, effrayante. Il se leva, alla vers le monde des femmes.

Possédée et sous lui, elle l'entourait et le serrait fort de ses bras et de ses cuisses repliées qui le sanglaient aux reins, et il avait peur d'être ainsi maintenu et harnaché, peur de cette inconnue sous lui en grand égarement magique, absente d'ellemême, prophétesse en mal sacré d'orgasme, le regardant soudain avec un religieux sourire de folle qui le voulait tout, dangereusement voulait tout de lui, voulait sa force et s'en nourrir, l'aspirait, aimant vampire, voulait le garder dans le monde obscur.

Apaisée et revenue au langage, mais toujours le gardant en elle, et en elle le serrant, elle parla tout bas. Aimé, toujours ensemble, toujours nous aimer, c'est ce que je veux, dit-elle avec son sourire de folle, et il frissonna, captif d'elle qui le serrait.

Belle Du Seigneur
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