LXXXVII

Le surlendemain, ils en étaient au café dans leur salon, où le déjeuner avait été servi. Muet, sourcils froncés, il s'absorbait dans la construction d'une flottille. Après avoir planté sur la dernière peau d'orange une cigarette fumante et deux allumettes faisant les mâts, il déposa les trois esquifs sur la crème fouettée des meringues.

—Bateaux polaires, expliqua-t-il après l'avoir regardée en silence.

Elle s'empressa de sourire, dit que c'était très mignon. Sur quoi, il lui lança un regard soupçonneux. Mais non, elle était sincère, elle admirait vraiment. Ô imbattable amour d'une femme, étrange pouvoir du sexuel. S'il s'avisait un jour de faire un pâté de sable ou de pousser un cocorico, elle serait capable de s'extasier et d'y voir la présence émouvante du génie.

— C'est vraiment très mignon, redit-elle. On les dirait bloqués par les glaces. (Portant sa main à son front, il la remercia par un sombre salut. Rassurée, elle ramena les pans de son peignoir, se leva avec des hésitations de courtoisie.) Je crois qu'il est temps d'aller me préparer. Vous êtes toujours d'accord pour faire un peu de cheval ?

— Je suis d'accord.

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— Alors, je vais téléphoner au manège de Cannes. Vous vous préparez aussi ?

— Je me préparc aussi.

—À tout à l'heure, je n'en aurai pas pour longtemps.

Resté seul, il soupira. Il la voyait nue chaque jour, et elle croyait devoir le vouvoyer. La pauvre, elle se voulait une amante idéale, faisait de son mieux pour conserver un climat de passion.

Enfin, elle était allée s'habiller, bonne affaire. Dix minutes d'irresponsabilité. Toujours bon à prendre. Oui, mais lorsqu'elle reviendrait, elle poserait la question fatidique, épée de Damoclès, lui demanderait quels étaient les projets pour l'après-midi, après Péquitation. Quels nouveaux plaisirs inventer pour camoufler leur solitude? Il n'y en avait pas de nouveaux.

Toujours les mêmes substituts du social, les mêmes pauvres bonheurs à la portée des bannis, les théâtres, les cinémas, les roulettes des casinos, les courses de chevaux, les tirs aux pigeons, les thés dansants, les achats de robes, les cadeaux.

Et toujours, à la fin de ces expéditions à Cannes, à Nice, à Monte-Carlo, c'était le dîner raffiné cafardeux, et il fallait parler, trouver de nouveaux sujets, et il n'y en avait plus. Tous les sujets d'Ariane, il les connaissait, savait par cœur l'âme d'élite de la chatte Mousson, la personnalité charmante de la chouette Magali, et tous les redoutables souvenirs d'enfance, le petit chant qu'elle avait inventé, et le rythme de la gouttière, et les gouttes tombant sur la tente de toile orange, et les expéditions à Anncmasse pour voir les catholiques, et les déclamations au grenier avec sa sœur, et tout le reste, toujours avec les mêmes mots. On ne pouvait tout de même pas rabâcher ça éternellement. Alors quoi ? Alors, on commentait les dîneurs.

Eh oui, ne fréquentant plus personne et ne pouvant plus commenter des amis, agréable occupation des sociaux, ni parler d'une activité quelconque, puisque

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ignominieusement chassé, comme avait dit la Forbes, il fallait tout de même nourrir la conversation puisqu'on était des mammifères amoureux à langage articulé. Alors voilà, on commentait des dîneurs inconnus, on tâchait de deviner leur profession, leur caractère, leurs sentiments réciproques. Tristes passe-temps des solitaires, espions et psychologues malgré eux.

Et quand on avait fini l'exégèse de ces inconnus désirables, inaccessibles et méprisés, il fallait trouver autre chose. Alors on discutait de la robe achetée ou des personnages des romans qu'elle lui lisait le soir. S'apercevait-elle de leur tragédie? Non, elle était une femme bien, ferme en son propos d'amour.

Mais aujourd'hui, pas le courage de la bourrer de substituts.

Tant pis, pas de Cannes, lui faire le coup de la migraine, et aller remuer en paix ses orteils chez lui jusqu'à l'heure du dîner. Non, impossible de la laisser se morfondre toute seule dans sa chambre. Mais que lui dire tout à l'heure lorsqu'elle rappliquerait noblement, aimante et parfumée, si pleine de bonne volonté? Rien à lui dire. Oh, être un facteur et lui raconter sa tournée ! Oh, être un gendarme et lui raconter un passage à tabac ! Voilà qui était du vivant, du vrai, du solide.

Ou encore la voir s'animer parce qu'on était invités ce soir par un sous-brigadier ou un sur-facteur. Oh, si la tendresse pouvait suffire à contenter une femme ! Mais non, il avait été engagé pour de la passion. Lui faire des enfants pour lui donner un but en dehors de lui, et un passe-temps aussi ? Mais non, les enfants supposaient mariage et le mariage supposait vie dans le social. Or, il était un banni, un hors caste. De toute façon, ils ne pouvaient pas se marier puisqu'elle avait déjà un mari. Et puis quoi, elle avait tout abandonné pour une vie merveilleuse et non pour pondre. Il ne lui restait donc qu'à être un héros passionnel.

— Entrez.

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C'était, en surprenant veston blanc et cravate noire, le rougissant Paolo qui, après avoir failli tomber, demanda s'il pouvait desservir. Merci bien, monsieur. Non, monsieur, il ne s'occupait plus de l'ascenseur depuis ce matin. C'était un monsieur nègre qui le remplaçait. Oui, monsieur, il avait monté en grade, grâce à Dieu. Interrogé, il épongea son front. Eh bien, ses projets, c'était de faire quelques économies, et puis retourner à San Bernardo délie Acque, son village, et puis acheter un peu de terre, et puis se marier, si Dieu voulait. Il remercia encore et se disposa à partir. Mais Solal ôta de son doigt une bague dont le gros diamant lançait des feux blancs et bleus, la tendit à l'ahuri, l'embrassa, le poussa dans le corridor.

—Être Paolo.

Eh oui, il enviait le petit âne qui n'avait pas été renvoyé, lui, qui avait su monter en grade, qui était pourvu d'une nationalité, qui serait marié bientôt. Heureux Paolo à San Bernardo, estimé par ses concitoyens, peut-être maire de San Bernardo. Plus malin que Solal, en réalité, trouvant tout le monde gentil, montant en grade et croyant en Dieu.

—Entrez.

Lorsqu'il la vit en culotte d'équitation et bottes, il eut pitié.

Elle avait dû procéder à tous les contrôles, y compris le fond de sa culotte, s'assurant qu'il ne faisait pas imprécis et paquet, qu'il s'adaptait correctement au postérieur et en respectait les courbes. Bon, d'accord, on ferait du cheval. Descendant d'Aaron, le frère de Moïse, il ferait l'imbécile anglais sur une bête plus venteuse que Mangeclous et qui le secouerait tandis que cette malheureuse lui ferait admirer des fleurs, ces légumes incomestibles qu'elle trouvait pleins d'intérêt, ou lui montrerait quelque inutile couleur du ciel. Anathème à celui qui s'arrête pour regarder un bel arbre, disait le Talmud, se plut-il à croire. Et puis ce serait le thé au Casino et se forer le cerveau 837

pour quelque nouveau cadeau à lui acheter, et puis le restaurant et les commentaires à voix basse sur les dîneurs, et puis trouver des mots pour lui dire combien elle était belle et élégante et combien il l'aimait, mais des mots nouveaux car les anciens, ceux de Genève, n'étaient plus assez ressentis. Et tout cela pendant que les Juifs avaient peur en Allemagne.

— Pas de Cannes, dit-il. Je regrette.

— Mais cela ne fait rien, sourit-elle. Allons chez moi. Ce sera agréable de rester tranquillement chez nous. On va s'installer confortablement. (Et causer, pensa-t-il.) Et puis on prendra le thé. (Glorieuse perspective, pensa-t-il. La malheureuse qui essayait de mettre de l'animation avec ce lamentable thé, couvredéfaite annoncé deux heures à l'avance comme un but. Qu'était devenue Isolde?)

Dans sa chambre, chaque jour fleurie par ses soins, elle s'installa confortablement et il s'installa confortablement, la mort dans l'âme. Ensuite, elle lui sourit. Alors, il lui sourit. Ayant fini de sourire, elle se leva, dit qu'elle avait une surprise pour lui. Ce matin, elle s'était levée de bonne heure, était allée à Saint-Raphaël se réapprovisionner en disques. Elle en avait de magnifiques, surtout un choral de la Passion selon saint Jean, de Bach. Elle en parla avec enthousiasme. Ah, les premières notes, le sol tonique, répété trois fois, qui suffisait à conférer au début du choral un caractère douloureux, méditatif, et le fa dièse sur lequel la voix restait en suspens, semblait poser une question angoissée, et ainsi de suite, et il avait pitié de la malheureuse qui essayait de donner un sens à leur vie en vase clos.

— Aimeriez-vous entendre ce choral ?

— Oui, beaucoup, chérie.

Lorsque le disque eut achevé sa redoutable course, il réclama courageusement le Voi che sapete. Elle le remercia d'un sourire, heureuse qu'il eût demandé

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lui-même leur air, l'indicatif de leur amour. Pendant que sévissait la cantatrice viennoise, il se disait qu'il aurait pu être ministre ou tout au moins ambassadeur en ce moment au lieu d'écouter ce disque tout en se demandant quoi inventer tout à l'heure pour injecter de la vie à cette pauvrette qui aurait été si heureuse, ambassadrice et sottement respectée. Bien sûr, sans importance et même pitoyable d'être un ambassadeur, un de ces nombreux inutiles, mais pour pouvoir le penser sincèrement, il eût fallu l'être. Important d'être ambassadeur lorsqu'on ne l'était pas. L'air de Mozart terminé, il dit qu'il adorait cette musique si tendre, comme navrée de bonheur. Il ne savait pas trop ce qu'il disait, mais peu importait. Avec elle, c'était l'intonation qui comptait.

— Encore le Voi che sapete, demanda-t-il pour faire bon poids, et il retint un triste rire nerveux en la voyant s'empresser.

Le gramophone dûment remonté, elle s'étendit sur le lit, le regarda. Alors, il s'exécuta. Muni de son long nez et de ses yeux cernés, il s'allongea auprès d'elle, ressentant avec force la misère de leur vie tandis que l'air de Mozart, leur hymne national, emplissait Ariane de sentiments, lui faisait sentir combien elle aimait son merveilleux. La cantatrice s'étant soudain mise à barytonner ce qu'était amour puis à le mugir avec une mélancolie massive comme si elle allait vomir, Ariane s'excusa de n'avoir pas assez remonté le ressort.' Prompt à saisir l'occasion il l'empêcha de se lever, bondit hors du lit, tourna la manivelle avec une telle cruauté que le ressort claqua. Il s'excusa, dit qu'il était désolé. Bon débarras, morte la bête.

Revenu auprès d'elle, il ne sut quoi lui dire. La laisser parler? Mais alors il y aurait les souvenirs d'enfance ou les histoires de bêtes. Le plus pratique était de la prendre.

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Voilà elle a été prise elle dort je peux passer le temps tout seul en continuant à me raconter oui un petit cinéma rien que pour moi il balaye la salle à manger de l'auberge avec le rouleau à gazon mais c'est l'heure du petit déjeuner il carillonne pour s'appeler à table il accourt avec un étonnement joyeux il téléphone à sa vache qui arrive aussitôt soucieux de ménager la pudeur de Brunette il la trait avec tact puis il sucre le café au lait les morceaux de sucre papillons entre ses doigts son patron l'aubergiste Jéroboam arrive la Bible à la main ému par le verset dix-huit il donne un coup de pied à Chariot qui s'empare d'une tartine l'avale puis son melon sur les yeux enfile en hidalgo ses gants troués et il sort sur la route canard connaisseur tambour-major armé d'un gai gourdin voltigeur il pousse les vaches de Jéroboam il s'arrête il s'intéresse avec attendrissements à la lettre que lit cet inconnu assis sur une borne l'homme engueule Chariot qui salue et repart sautillant et haussant gentiment les épaules mais où sont les vaches il les cherche derrière un arbre derrière des roses puis attendri par ce matin fleuri il danse prince charmant avec cet œillet entre ses dents il danse roi nerveux condamné aux godillots il bondit de jeune Mlle en jeune fille de rose en bouton il va il vole noir sylphe mécanique de toute son âme levant la jambe ignorant les vaches perdues les hommes méchants oh je m'ennuie chez Mary il passe une heure inoubliable d'amour avec de fols envols de ses bouclettes ténor de gala raidissant un cou éperdu il chante une sérénade puis flirtant délicieusement il chipe sans y penser la broche de sa bien-aimée mais Jéroboam arrive et Chariot sort en vitesse le courage à la moustache et la peur aux fesses cependant qu'enflammé de vertueuse colère le patron fouette sa nièce Mary qui se débat et sa jupe tombe et ses pantalons à la grande indignation de Jéroboam qui fouette plus fort de retour à l'auberge Chariot noie sa

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douleur dans une grande vocation il attrape des mouches ouvrier mystique il revient à chaque seconde avec une capture la tâche accomplie l'auréole de gravité de sainte modestie homme de devoir les yeux baissés il place la mouche dans la cage avec gracieuse assurance vérifie ses biceps et s'en félicite mais voici qu'on apporte un élégant blessé Chariot ivre de dévouement prend la montre du jeune homme la secoue pour faire descendre le mercure la place entre ses jolies dents puis täte médicalement songeur le pouls de l'homme évanoui hélas le lendemain Mary a été séduite par les guêtres la canne à briquet du riche blessé qui sait tirer le mouchoir de grosse soie hors de la manche ô pauvre Chariot un coude dans le saindoux il souffre des agonies mais Jéroboam ne lui permet pas des douleurs nobles alors coups de pied capitalistes et Chariot cavale dans un mouvement accéléré zigzague follement avec des hésitations saccadées des méandres aigus des cahots à travers les prés immobiles et soudain une idée merveilleuse le fait gravement sourire brusquement voleter papillon blanc et noir comme il est mignon avec ses yeux maquillés de Tunisienne et ses cheveux qu'un soleil léger spiritualise maintenant en jaquette torturé par un haut faux col il va par son élégance reconquérir l'infidèle les mailles de l'ingénieuse guêtre chaussette se défont et le fil est tendu à travers plusieurs rues le Simple soulève avec une candeur patiente le pied entravé doux dandy dandinant dont les songes sont peuplés d'anges policemen et de boxeurs ailés ô sublime folie qui lui fait ignorer l'entrave et lever avec persévérance ce godillot idéaliste maintenant pour séduire éblouir Mary il tire avec sincérité le mouchoir troué hors de la manche en lambeaux mais malgré cette touchante canne à bout de chandelle il ne plaît pas à Mary et soudain il la regarde et comprend et sa moustache raidit une douleur et un sourire intel-841

lijuif écarte sa narine gauche relève un coin de lèvre sur beaucoup de connaissance neurasthénique et il sort à petits pas solitaires cueillant sur sa jaquette une puce qu'il caresse et gracie maintenant il voit arriver l'agent de police qui se promène les mains placidement et dangereusement derrière le dos alors pour manifester son innocence il se polit les ongles mais le gardien de la société avance redoutablement vers le prince idiot qui salue et recule en esquissant des entrechats espagnols des révérences d'écuyère comblée et enfin s'esbigne en laissant au policier histoire de n'en pas perdre la rédemptrice habitude le souvenir d'un croc-cn-jambe le lendemain son petit chien lui rapporte un portefeuille contenant mille dollars alors napoléonien Chariot entre dans le bar qui connut sa vie de chien confectionne dédaigneusement une cigarette entre deux doigts millionnaires et son front est nietzschéen il boit des portos accélérés qui se succèdent par saccades express comme des coups de poing puis à solides dents charmeuses il sourit à la chanteuse ingénue et voilà le bienheureux et sa chère femme sont partis en voyage de noces les accompagnent les trois petits frères de l'ingénue et aussi deux veuves et cinq orphelines adoptées par Chariot richissime comme dans un rêve le bateau enfonce et remonte malgré le mal de mer Chariot s'efforce de pénétrer le secret du transatlantique pliant avec quelle bonne volonté quelle douceur il plie déplie tourne reconstitue analyse combine rêveusement cette chaise longue articulée trop compliquée pour les bons isolés comprenant enfin qu'il ne comprendra jamais ces trucs et que des travaux surhumains l'attendent demain il jette à la mer la machine civilisée le lendemain il s'est retiré à la campagne en chapeau bergère il sème avec son index il fait des trous dans le champ il met un grain de blé dans chaque trou qu'il referme avec des tapotements appliqués et des reculs artistes mais 842

les défenseurs des règles l'arrachent à son grand travail soulevé par le col les pieds ballants il est traîné devant le comité de salut que préside Jéroboam et les justes condamnent à mort l'inutile qui remercie deux académiciens malins l'emmènent en charrette traînée par un vieux cheval vers la guillotine alors Chariot pardonne en termes mélodieux à Jéroboam suivi de son petit garçon qu'il a amené pour l'exemple le condamné lève ses beaux yeux au ciel soupire pour la forme donne un baiser d'adieu au cheval consulte un baromètre de poche recommande ses deux perruches au bourreau qu'il embrasse et avec un sourire de vierge marche vers la machine justicière et le couperet siffle et tranche la tête charmante qui roule dans le panier de son et cligne affectueusement de l'œil au blond bambin de Jéroboam voilà elle a remué elle a ouvert les yeux elle me regarde elle sourit elle se rapproche quoi faire je ne sais pas sortir peut-être non il va pleuvoir attention danger de souvenirs d'enfance oui la reprendre.

Après certaines exclamations, toujours les mêmes, suivies de certains commentaires tendres, toujours les mêmes, elle somnolait contre lui, moite et nue, tandis qu'en lui-même il résumait les événements de cette journée. Réveil, bain, rasage, entrée chez elle sur convocation de Mozart, baisers, petit déjeuner en noble robe de chambre, baisers, conversation littéraire et artistique, première jonction, exclamations spécifiques, entrecoupées d'assurances d'amour, commentaires tendres, repos, deuxième bain, changement de robe de chambre, disques, musique à la radio, lecture à haute voix par elle, disques, baisers, déjeuner au salon, café, flottille polaire, puis jonction numéro deux après retrait de l'attirail d'équitation jeté au bas du lit, puis jonction numéro trois après le cinéma privé. La regardant dormir, il conjugua silencieusement le verbe 843

faire l'amour, au passé, au présent et, hélas, au futur. Il venait d'attaquer le subjonctif lorsque, brusquement réveillée, elle lui baisa la main, puis le regarda, bouleversante de foi et attendant de lui.

—Que fait-on, aimé?

Mais toujours la même chose, hurla-t-il en lui-même, on s'aime ! À Genève, elle ne lui aurait pas posé cette terrible question. À Genève, il n'y avait qu'à être ensemble, et c'était le bonheur. Tandis que maintenant elle voulait tout le temps savoir quelle pitance il allait lui offrir. La prendre encore ? Aucune envie. Elle nonplus, d'ailleurs. Lui dire une tendresse? Elle n'en sauterait pas au plafond. Essayer tout de même.

—Je t'aime, lui dit-il une fois de plus en ce jour, jour d'amour comme tous leurs jours.

Pour le remercier, elle lui prit la main, y déposa un baiser, curieusement petit mais bruyant. Les mots, les mêmes mots qui au Ritz l'avaient étourdie de bonheur, les mêmes mots déclenchaient maintenant un baiser nain à son intestinal.

Dehors, universelle, une inlassable pluie disait leur malheur. Enfermés dans la souricière d'amour, condamnés aux travaux d'amour à perpétuité, ils étaient couchés l'un près de l'autre, beaux, tendres, aimants et sans but. Sans but. Que faire pour animer cette torpeur ? Il la serra contre lui pour animer la torpeur. Alors elle se pelotonna contre lui. Que faire maintenant?

Ils avaient depuis longtemps dévidé leurs cocons de souvenirs, de pensées, de goûts communs. Tout leur cocon sensuel aussi.

On allait vite au bout de la chair. De nouveau, elle se blottit contre l'homme de sa vie et il eut mal de pitié. Il n'avait pas répondu à sa question et la pauvre n'osait pas la répéter. Ah, ce qu'il faudrait maintenant, c'était deux heures d'adultère au Ritz ! Elle, venue en cachette le voir à quatre heures, venue avec battements de cœur et de paupières, et sachant avec douleur et joie de vivre qu'elle devait absolument le quitter à six heures. Ah, 844

elle ne songerait pas alors à lui demander ce qu'on allait faire !

—Aimé, il pleut moins maintenant. Voulez-vous qu'on fasse tout de même quelques pas dehors? Cela vous ferait du bien.

S'ils étaient à Genève, elle toujours vivant avec son Deume, et si elle devait être de retour à Cologny dans deux heures, est-ce qu'elle lui proposerait une promenade hygiénique ? Non, collée à lui jusqu'à la dernière minute, intéressée, vivante ! Et en rentrant à Cologny, elle serait insupportable avec le pauvre Deume, cristalliserait sur l'amant si rarement vu, cristalliserait en attendant le prochain revoir. Et quel délice de penser que le mois prochain ils profiteraient d'une absence du mari pour aller passer trois jours à Agay, trois jours qu'elle cajolerait d'avance, trois jours dont elle caresserait les petites plumes pendant les soirées momes avec le mari. Mais c'était lui qui était le mari maintenant, un mari à qui on donnait des baisers bruyants sur la joue, comme à un bébé. Et même elle lui parlait parfois comme à un mari. Ne lui avait-elle pas dit l'autre jour qu'elle avait sa migraine ?

— On danse en bas, dit-elle.

— Oui, on danse.

— Comme cette musique est vulgaire.

— En effet. (Triste de ne pas en être, elle se venge comme elle peut, pensa-t-il.)

— On a affiché un avis dans le hall, dit-elle après un silence. Il y aura dorénavant danse tous les après-midi.

— Très bien.

Il aiguisa son nez. Ainsi donc, elle se tenait au courant de la vie de l'hôtel, elle s'intéressait au monde interdit, elle avait besoin des pâtures du collectif. Et pourquoi pas, la pauvre?

Elle était normale, cette malheureuse. Il l'imagina, lèvres entrouvertes devant l'avis du hall, pauvresse en convoitise devant une

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vitrine de pâtissier. Il la baisa sur les deux joues. Merci, dit-elle, et il eut mal de ce petit merci.

— Dites, aimé, voulez-vous que nous descendions?

J'aimerais danser avec vous.

Voilà, voilà ! Elle avait faim de social ! Si elle avait seulement envie de danser avec lui, pourquoi ne lui proposait-elle pas de tourniquer ici, dans sa chambre, aux sons de son sacré gramophone? Mais non, elle avait besoin d'autres que lui !

Besoin d'être vue par d'autres et de voir d'autres! À Genève, cette tête enchantée lorsqu'il lui avait demandé si elle accepterait l'île déserte avec lui ! Il résista à l'envie de le lui rappeler. Non, ça travaillerait en elle et elle finirait par s'apercevoir qu'il n'était pas le bien suprême, nécessaire et suffisant. Il y avait des vérités qu'il valait mieux garder pour soi.

Descendre pour danser? Pour ces gens en bas, danser était un jeu sexuel légitime, un délassement dans une existence toute sociale. Mais eux, quoi, en plus des innombrables coïts, se trémousser? Absurde. Et impossible d'ailleurs. En bas, il y avait les Forbes, il y avait le social. Avant-hier, l'épisode Forbes. En deux jours, la rousse avait dû parler à un tas de congénères. Tous étaient au courant maintenant. Bien sûr, bêtes et vulgaires ces gens d'en bas. Rien que de la moyenne bourgeoisie dans cet hôtel choisi exprès pour ne pas risquer de rencontrer des gens d'autrefois. Autrefois, il n'aurait pas daigné frayer avec cette racaille. Maintenant qu'il ne pouvait pas, ces ordinaires devenaient importants, désirables, une aristocratie.

Il se retourna. Elle attendait, soumise. Elle attendait, exigeante. Je ferai tout ce que tu voudras mais je veux du bonheur. Allons, donne-moi de la fête, invente, prouve-moi que je n'ai pas gâché ma vie en me lançant dans cet amour.

Quoi lui fabriquer pour ne plus la voir s'étioler? Depuis des semaines à quoi appliquait-il un esprit

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digne de plus hautes tâches? À l'empêcher de s'ennuyer, ou plutôt de le savoir. Quelle pitance lui donner aujourd'hui?

Cannes encore, et les achats de robes et les autres substituts?

Elle en aurait bientôt assez. Et rien ne valait une conversation idiote avec une Forbes. Refaire le truc de l'autre jour et lui dire qu'il s'ennuyait? Pas le courage de la voir pleurer.

— Aimé, à quoi pensez-vous?

— Au Traité de Versailles.

— Oh, pardon.

Il mordit sa lèvre. Quelle tête de respect elle venait de faire !

Idiote qui le croyait capable de penser à cette idiotie, et qui l'en respectait ! Et pourquoi si respectueuse? Parce que ce traité, sorti d'indigentes cervelles, était du social, et parce qu'elle le croyait toujours sous-bouffon général. Pauvre honnête protestante qui l'avait tout de suite cru lorsqu'il lui avait dit qu'il s'était fait mettre en congé de dix-huit mois, ce qui faisait plus vrai qu'un an.

Cette musique d'en bas qui célébrait une communion fraternelle était insupportable. Elle n'y aurait pas pris garde, à cette musique, le premier soir d'Agay ! Bien sûr, son pauvre loyal conscient adorait le bien-aimé, ne voulait que lui, n'attendait que de lui, mais son inconscient aspirait au tam-tam de la fête tribale. Pauvrette qui étouffait sans le savoir, étouffait dans la prison d'amour. La prendre brusquement comme pour la violer? Elle aimerait peut-être. Ô piteuse aventure, ô déshonneur! Ô les temps de Genève, l'impatience de se voir, la joie d'être ensemble et seuls ! Horreur, les rires des agglutinés en bas, les rires qui montaient et qu'elle écoutait, les affreux rires, rappels de leur solitude. Vite, un substitut !

— Chérie, allons au cinéma.

— Oh oui ! s'écria-t-elle. Mais fermez les yeux, s'il vous plaît, je vais vite m'habiller.

Il ferma les yeux puisque la pudeur était à l'ordre 847

du jour. Chérie, pleine de bonne volonté, immédiatement ravie.

Oui, mais au temps de Genève elle aurait été scandalisée s'il lui avait proposé le cinéma plutôt que de délicieusement rester à s'entrebaiser et à se regarder et à intarissablement parler dans le petit salon. Solal d'Agay cocu du Solal de Genève.

Dans le taxi qui les emmenait à Saint-Raphaël, elle lui prit la main, baisa à petits coups le poignet de soie. Parce qu'on allait vers du changement, pensa-t-il, vers autre chose que de l'amour, vers du simili-social. Il y avait encore autre chose, et plus lamentable. Cette femme en train de picorer stupidement le poignet de lourde soie baisait l'élégance, donc la richesse, donc l'importance sociale, donc la force. Mais s'il lui disait cela, elle se récrierait et elle parlerait d'âme et elle ne pourrait jamais comprendre et admettre que ce poignet de somptueuse soie était pour elle un bout de l'âme de Solal. Trop noble et pas assez intelligente, Dieu merci, d'ailleurs. Oui, c'était le puissant social que sans le savoir elle adorait en lui, celui qui avait réussi et qui réussirait bien plus encore, pensait son inconscient, snob comme tous les inconscients, et qui mourait d'envie d'être ambassadrice. Malheur à lui de plus tard. Il tira fort sur le poignet qu'elle avait baisé et le déchira, sourit au lambeau de soie qui pendait, le porta à ses yeux.

— Aimé, pourquoi ? demanda-t-elle, effrayée.

— Moi jif, dit-il avec l'accent des Israélites polonais. Moi avoir esprit destricteur, beaucoup destricteur.

Mais pour la rassurer, il la baisa sur les lèvres, une fois de plus, une fois encore, s'étonnant en lui-même de ce procédé étrange et si répandu entre hommes et femmes. Le taxi ayant stoppé devant le Chic'Cinéma, il dit au chauffeur de les attendre, sourit mystérieusement, se félicitant d'avoir su spéculer à la Bourse durant ses années de sous-bouffonnerie générale. Être

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riche le vengeait. Clochard, mais de luxe. Sur le marbre du guichet des billets, il aima laisser traîner la soie déchirée de son poignet.

Entrés dans la petite salle qui sentait la sueur et l'ail, ils s'assirent et attendirent. Enfin, les antiques lampes à arc tremblèrent, agonisèrent, disparurent. Dans l'obscurité craquante d'arachides croquées, elle lui prit la main, lui demanda tout bas s'il était content. Il fit un signe chevalin de la tête, et elle se serra contre lui car le second film commençait. Un pénitencier américain. Des prisonniers derrière des barreaux. Il les envia d'avoir des hiérarchies, une vie sociale, un milieu comme ils disaient. Du coin de l'œil, il regarda son unique société, si pure de profil, attendrissante. Qu'étaient-ils venus faire dans cet affreux cinéma, odorant de pieds plébéiens? Chercher du bonheur. Et c'était pour ce piteux bonheur d'être dans cette salle puante qu'ils avaient gâché leurs vies. Elle lui serra la main. Pour sentir qu'elle m'aime, pensa-t-il. Un serrement sans vie, une politesse.

Finie, la merveille de leurs mains jointes et sublimes à la fenêtre du petit salon, la première nuit, après le Ritz.

Durant tout le film, il rumina son obsession. Condamnés à la passion perpétuelle. Les autres, les malins, faisaient de l'adultère en cachette. Alors, obstacles, rencontres rares, délices.

Eux, les fous, enterrés vivants dans leur amour. Ou bien, plus malins encore, d'autres faisaient les choses convenablement La femme se débrouillait pour divorcer. Puis les deux se remariaient, honorés de tous qui savaient pourtant à quoi s'en tenir sur le passé. Se marier avec elle? Solution déjà rejetée.

Entracte. Les lampes à arc frissonnèrent et badigeonnèrent de lait violent les spectateurs endoloris, accommodant leurs yeux au réel revenu, puis réveillés par une huileuse commère à accroche-cœurs psalmodiant esquimaux glacés caramels mous bonbons à

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la menthe. Leurs mains détachées, les deux amants parlèrent du film pour échapper à la gêne du silence, en parlèrent artificiellement cependant qu'un sentiment de déchéance envahissait Solal. Ils étaient là, tous deux, assis, commentant à voix basse le film, exceptionnels, élégants, déshérités parmi la plèbe joyeuse, fraternellement babillante et sûre d'elle, salement léchant ses esquimaux. Il s'aperçut qu'il parlait à voix honteuse, comme un Juif de ghetto craignant d'attirer l'attention. Elle aussi était devenue humble, chuchotait comme lui, et il comprit que l'inconscient de cette malheureuse savait qu'ils étaient des rejetés.

Alors, passant de l'humilité à l'insolence, il parla trop haut, fit signe à la commère des friandises, lui acheta un cornet, le tendit à Ariane qui sourit, remercia, prit un bonbon à la menthe, l'introduisit dans sa bouche après avoir détaché la papillote. Et c'était pour en arriver là, la danse éblouie du Ritz, pour en arriver là, l'enthousiasme de leur première nuit, pour en arriver là, pour sucer conventionnellement, la mort dans l'âme, des bonbons à la menthe dans un sale petit cinéma, pour tristement sucer des bonbons et entendre la tournoyante belle folle d'autrefois craintivement commenter un mauvais film, gênée dans ses entournures, sa chérie, maladivement empruntée, sa chérie, et ne voulant pas le savoir. Acheter des esquimaux maintenant, pour les lécher ensemble, pour l'affreuse délectation de tomber plus bas?

Dans l'obscurité revenue et l'odeur prolétarienne des oranges pelées, la deuxième séance commença. Elle lui reprit doucement la main et les actualités glissèrent. Des dromadaires spiritualistes se promenèrent dédaigneusement dans une rue du Caire, disparurent derrière le poste sanitaire de la Friedrichstrasse qui s'élargit en trombe de feu tordant une usine californienne bientôt éteinte par une pluie parisienne sous laquelle coururent les sportifs de l'Intran, et le vain-850

queur haleta, sourit sans répit, ne sut que faire de ses mains, but le champagne tendu par un reporter protecteur, et Hitler aboya, et à Rio de Janeiro des mendiants nègres rigoleurs montèrent à genoux les marches d'une église baroque, suivis par une démonstration de football au ralenti, les avants lançant le ballon dans un monde irréel sans pesanteur où toute force était languissante étirée, le lançant interminablement avec une très lente sûreté plastique, et Miss Arkansas s'affola à la pensée qu'il ne lui restait que six secondes pour plaire au jury et tragiquement se voulut séduisante, supprimée par deux locomotives canadiennes fracassées, et le sultan du Maroc monta sur la passerelle du bateau pour recevoir le maréchal Lyautey en retroussant sa robe derrière laquelle Mussolini défia, poings sur les hanches et menton près du front, et des autos dérapèrent en arc de cercle au tournant où étaient massés des gamins en sarraus noirs de chocolat Menier, et l'équipe d'Oxford battit Cambridge, et le maréchal Pilsudski inclina ses moustaches gauloises devant une longue reine de Roumanie, et un ministre français saccadé épingla une décoration sur un coussin de velours puis jappa hargneusement son discours sous un parapluie, et lui aussi, lui aussi avait été ministre, et maintenant suceur de bonbons à la menthe.

Ensuite, ce fut le premier grand film. Se tenant de nouveau par la main, deux noyés s'accrochant l'un à l'autre, pensa-t-il, ils assistèrent à l'étalage des viandes d'une jeune vedette aux lèvres bestiales, effrayantes d'épaisseur hottentote, ventouse d'énorme ténia ou gueule de monstre marin, et dont les grosses mamelles étaient le talent, ces dix kilos de graisse constamment montrés ayant fait d'elle une gloire mondiale. Au bout de quelques minutes, il se leva, et ils sortirent cependant que la petite cochonne exhibait son gros derrière et deuxième talent.

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—Nous danserons à l'hôtel, lui dit-il, aussitôt entrés dans le taxi.

Elle se serra contre lui. Comme au Ritz, comme à leur premier soir, pensa-t-elle, et elle lui reprit la main, la porta à ses lèvres cependant qu'il remâchait cette malédiction d'être toujours ensemble et de n'avoir rien d'autre que de s'aimer.

Partir et ne la voir qu'une fois par semaine pour lui donner la joie des retrouvailles? Mais que feraient-ils, elle et lui, les six autres jours?

Dans la grande salle du Royal, ils dansèrent parmi les autres couples. Lorsque l'orchestre stoppait, ils retournaient à leur table, nobles et silencieux, tandis que les sociaux s'entretenaient avec animation, tous se connaissant et aucun n'étant ouvertement l'amant d'aucune. À chaque reprise, ces messieurs du notariat, de la soierie ou de l'armée, tous gracieux en dépit des hernies ou des ulcères variqueux, venaient élégamment solliciter ces dames de l'enregistrement ou du corps judiciaire. Les unes, parfois barbues, acceptaient en vierges et se levaient avec charme. Les autres refusaient à la manière consacrée, en remerciant avec un sourire distingué, décent et mélancolique, reconnaissantes et intouchables mignonnes. Toutes étaient invitées, sauf la belle Ariane Corisande Cassandre, née d'Auble.

—J'ai un peu mal à la tête, dit-elle après la sixième danse. Voulez-vous que nous montions?

Ils se levèrent et sortirent. Mais lorsqu'ils furent devant l'ascenseur, elle lui demanda s'il ne voulait pas jeter un coup d'œil sur les revues du hall. Il y avait là un numéro de Vogue qu'elle aimerait feuilleter. Elle ne sait pas qu'elle a peur de retourner dans la chambre, d'y être enfermée avec moi, pensa-t-il. Il acquiesça et ils s'assirent devant la table où des périodiques étaient étalés. À voix basse, elle lui demanda de lui donner la 852

main, lui dit qu'il était tout pour elle, tout. C'est vrai, d'ailleurs, pensa-t-il, et elle aussi est tout pour moi, et cela nous fait une belle jambe.

À l'autre bout du hall, dix larges dames de bourgeoisie, fortement assises, retranchées en leurs séants et leurs fauteuils, harnachées et souveraines, tricotaient avec voracité tout en conversant activement, deux par deux. Les mains et les bouches de ces vieilles Parques de bienséance remuaient sans répit, implacables, sûres de leur droit. Penchés sur les revues, parfois dévisagés par les tricoteuses, les deux amants se tenaient par la main, feignaient de lire, écoutaient les duos emmêlés, brouillés par la musique proche et qui leur parvenaient par bouffées et fragments disparates, puissantes litanies.

De voir un maréchal de France à trois mètres de moi j'en ai eu les larmes aux yeux Voilà mon rhumatisme qui s'est réveillé Ce n'est pas tant le froid c'est le fond de l'air qui est cm Avec les Anglais on ne sait jamais En tout cas on est mieux dedans que dehors Vous en avez eu de la chance ce n'est pas tous les jours qu'on peut voir un maréchal de France À trois mètres vous m'entendez La finance internationale est vendue aux communistes c'est bien connu Quatre à l'envers maintenant Le maréchal avait un regard tellement lumineux j'en étais bouleversée ça a été la plus belle minute de ma vie Des étrangers c'est tout dire Quand je pense qu'en mil neuf cent quatorze le raisin coûtait vingt centimes le kilo Un regard d'une spiritualité on sentait l'homme d'honneur Et du raisin comme on n'en voit plus Six à l'endroit Et avec ça une tête de conducteur d'hommes mais on sentait le cœur d'or Et dans les restaurants vous aviez des menus convenables à trois francs trois francs cinquante vin à discrétion Et votre mari était là la fois du maréchal Je me demande ce qu'on aura au menu de 853

ce soir Eh non malheureusement il l'a bien regretté En tout cas j'espère bien qu'ils ne nous donneront pas de la vieille poule comme l'autre jour Ce sont des gens charmants Vous avez vu ce soleil tout à coup Le temps est devenu fou ma parole II n'y a plus de saisons Que voulez-vous la cuisine d'hôtel c'est toujours de la cuisine d'hôtel Nous les voyons beaucoup Ça y est je me suis encore trompée c'était six à l'envers c'est bien moi Oui mais avec les prix qu'on paye ils pourraient bien nous donner du poulet convenable Les journées deviennent de plus en plus courtes Ils ne reçoivent pas n'importe qui Enfin on peut se dire qu'on va vers le printemps Ils sont très aimés Et puis très influents On a du plaisir à les enterrer pardon à les entourer De toute façon il faut que je défasse tout je n'ai pas pris les bonnes aiguilles Ça m'arrive souvent ces temps-ci la langue qui me fourche La peau du poulet rôti bien croustillante c'est ma passion Pour les tricots d'enfant je commence toujours mes manches par le haut comme ça je peux toujours les rallonger cas échéant Les grandes inventions c'est toujours chez nous mais c'est l'étranger qui les applique Je vous dirai que je suis constipée C'est la faute aux Juifs Moi je commence mes chandails d'été au printemps et mes chandails d'hiver en été comme ça je suis sûre de les avoir prêts en temps voulu Oui c'est toujours l'étranger qui en profite II faut savoir s'organiser C'est les financiers qui mènent le monde Et tous des étrangers Elle a abandonné le crêpe avant le sixième mois Ce qui est affreux c'est que le paysan abandonne la campagne C'est la faute aux Juifs Et alors qu'est-ce qu'il faisait le maréchal Les usines les attirent C'est la faute aux Juifs II souriait on sentait l'homme de cœur Et le cinéma donc Un grand soldat et un croyant ça va toujours ensemble Ces danses modernes je trouve ça révoltant De beaux yeux bleus vous savez la loyauté en personne Le gouvernement

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devrait les interdire Un Juif c'est toujours un Juif on aura beau dire Oh avec le gouvernement que nous avons Et puis c'était joli quand il a embrassé la petite fille la bonté même la simplicité du grand homme Cette race moi ça me donne le frisson C'était instructif cette conférence du consul anglais et puis de la prestance J'aime bien le Duce il a quelque chose de martial c'est le grand homme Et avec ça toujours le mot pour rire Sa dame est très bien aussi c'est la personne distinguée Oui très comme il faut tous les deux Pas comme certaines personnes par ici Je sais qui vous voulez dire Mademoiselle voulait le même dessert que nous II est tombé au champ d'honneur c'est une consolation pour sa mère Moi quand j'entends la musique du régiment que voulez-vous je vibre C'est donc le beau-frère qui a fait le monument aux morts c'est un artiste diplômé La guerre c'est là qu'on voit l'homme Le peuple c'est quand même fait pour être commandé je ne sors pas de là L'important c'est d'être respectés à l'étranger Dreyfus a trahi c'est bien connu D'ailleurs le colonel Henry avait donné sa parole d'officier C'est tout dire Un colonel c'est quand même un colonel il n'y a pas à tortiller C'est de la peinture dégénérée comme dit mon fils Nous avons été trop bons Le docteur Schweitzer c'est le grand homme Moi j'ai sa photographie au-dessus de mon lit C'est quand même drôle qu'il ne soit pas de l'Académie J'ai fini le Blé qui lève je vous le rapporterai Est-ce que ça vous a plu J'en ai beaucoup joui c'est tellement beau Je vous en prêterai un autre de René Bazin aussi la Sarcelle bleue vous verrez c'est d'une finesse Socialiste et juif c'est du pareil au même Je vous dirai que je ne lis que les romans d'académiciens C'est toujours si bien écrit c'est le joli style J'aime bien Alphonse Daudet aussi c'est toujours fin Le docteur Schweitzer Un livre d'académicien c'est une garantie Une divorcée c'est toujours une divorcée 855

C'est des livres qui vous font réfléchir Voilà qui vous élèvent l'âme Alors vous disiez des graines de lin plutôt Vous verrez c'est radical Des gens charmants Une grosse situation On a du plaisir à les entourer Vous les faites tremper la veille et vous les prenez le matin à jeun Les tenants et les aboutissants En tout cas moi ça me réussit mieux que les pruneaux Toutes les portes leur sont fermées Je vais essayer parce qu'à vrai dire ça aurait pu être mieux ce matin Mais non ce n'est pas sa femme Et puis la petite promenade après le déjeuner il n'y a rien de tel pour faciliter Oh l'alliance ça ne veut rien dire Avec ces diminutions je me trompe toujours La finance internationale est entre leurs mains Un bon coup de balai Les vieux domestiques d'autrefois qui étaient vraiment de la famille Qui mouraient dans la famille Moi je tiens toujours registre des invitations à rendre Mussolini a un si bon sourire Tandis que ces bonnes d'aujourd'hui Moi j'inscris toujours les menus pour ne pas risquer des répétitions avec les mêmes personnes Et il paraît que le Duce joue admirablement du violon Toutes des voleuses Comme c'est joli Au fond c'est un tendre Et exigeantes avec ça Les Italiens ont bien de la chance Un immeuble c'est quand même le meilleur placement Blum est de mèche avec Staline Entre Juifs on s'entend toujours Une belle propriété Des sentiments élevés Une réputation irréprochable Moi je préfère les pruneaux à jeun On dit que le pain d'épices aussi est très rafraîchissant Je vous dirai que j'aime mieux les lavements Ça m'a mis la puce à l'oreille Ils ne reçoivent pas n'importe qui Une belle âme Une jolie fortune Il a perdu sa situation par sa faute Nous avons tout de suite coupé les ponts Je dirais même une belle fortune Les parents sont des amis de trente ans À fuir comme la peste m'a dit la dame du consul Consul général ma chère c'est plus haut en grade II faut être charitable que voulez-vous C'est excellent aussi contre 856

la constipation Des protestants mais recevant et reçus Oui nous allons chaque année en Suisse On s'abstient d'aborder les sujets religieux voilà tout II m'a dit Maman écoute-moi bien On ne peut pas ignorer des gens dont l'oncle est général à trois étoiles Les banques suisses sont discrètes La mère est charmante d'ailleurs c'est une demoiselle Bomboin Avec ces impôts on ne peut pas faire autrement c'est un cas de légitime défense Le docteur Schweitzer Imaginez-vous qu'il pèse déjà dix livres II y avait foule au mariage Et puis ce qui m'a mis tout de suite en méfiance II faut encore savoir si la famille est consentante Nous plaçons tout en francs suisses ou en dollars Nous plaçons toute notre confiance en Dieu Un faire-part gravé Mon mari aime beaucoup les actions Nestlé Ils ont reçu des cadeaux magnifiques Les actions au porteur c'est plus commode pour ce que vous savez Enfin vous aurez beau dire Les situations tout à fait en rapport II y avait foule à l'enterrement ça faisait plaisir à voir Et comme ça vous évitez ces affreux droits de succession La probité en personne On sait à qui on a affaire Un très beau caveau de famille Et puis là-bas vous avez le système des comptes anonymes enfin numérotés c'est très agréable Leur dieu c'est l'argent c'est bien connu Et révolutionnaires avec ça Moi je les reconnais à dix mètres Et puis vous avez aussi les comptes joints qui facilitent bien les choses Je les repère rien qu'à leur nez La fortune appartenant à la fois au père et au fils Les Protocoles des Sages de Sion C'est seulement le père qui en dispose de son vivant Quand on est une demoiselle Sphincter on n'épouse pas n'importe qui Et au décès du père pas d'histoires avec le fisc Ils ne nous ont pas rendu notre invitation c'est fini nous avons coupé les ponts Ça poussera le jeune homme au Conseil d'État Oh il ne se laisse pas marcher sur les pieds Communauté réduite aux acquêts La première famille de Nîmes En

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tout cas c'est à eux de faire le premier pas nous ne bougeons plus Vous avez encore le système du coffre à la banque Espérances directes et prochaines Vous allez une fois par an détacher vos coupons Elle a une vie spirituelle intense C'est très bon contre les rhumes Il y a des petites cabines dans la salle des coffres avec tout ce qu'il faut ciseaux épingles D'autant que mondainement c'est du second ordre Après le décès les enfants n'ont qu'à aller au coffre puisqu'ils ont la clef et la procuration ni vu ni connu Bien sûr prochaines la grand-mère ayant eu déjà deux attaques Un voyage en Suisse c'est quand même moins cher que ces affreux impôts Avec dispense déjeune et d'abstinence comme de juste Huit mailles jersey pour une torsade Une immense table en fer à cheval Oh avec l'appui du beau-père il passera vite maître des requêtes Je trouve que c'est plus élégant par petites tables Sacha Guitry a tellement d'esprit Un peu osé mais c'est vraiment l'esprit français À la base vous trouverez toujours la constipation La lune de miel c'est bien joli mais après l'idéal vient le sérieux Edmond Rostand c'est tellement fin jamais une grossièreté et puis toujours patriotique l'Aiglon vous savez II a tenu bon et le voilà consul Une cuillerée d'huile de paraffine avant de se coucher La survie de l'âme C'est excellent contre la constipation Mon principe c'est de toujours rendre service Un Grec ou quelque chose dans ce genre D'autant qu'un bienfait n'est jamais perdu Oui le fils est dans la diplomatie ma chère Enfin ça aurait pu être un Arménien N'empêche que le grand-père tenait une charcuterie Mais ma chère il y a bien un cardinal qui est arménien Ce n'est pas la même chose un cardinal c'est un cardinal Elle sort d'un milieu simple mais enfin le mariage a recouvert tout ça Mon fils qui est interne des hôpitaux C'est un poème de la voir manger une pêche avec les doigts ma fille en avait le fou rire Les soirées de jeunes c'est indispensable pour 858

apprendre à se connaître La caque sent toujours le hareng II a dit je voyage en seconde mais je n'en suis pas moins M. Bomboin Rien ne vaut l'éducation reçue dans l'enfance Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée D'autant qu'avec une bonne renommée on fait son chemin Le père a exigé une rencontre des notaires et c'est alors qu'on a découvert le pot aux roses Un bon immeuble en pierre de taille c'est une garantie Quand elle a appris qu'il ne croyait pas à l'au-delà elle lui a rendu sa bague de fiançailles La pierre c'est toujours la pierre Oh elle a de qui tenir On imite tellement bien la perle maintenant que ce n'est plus la peine La religion c'est une garantie Vous aurez beau dire un diamant c'est toujours un diamant Moi je suis pour la guillotine Oui mais ça ne rapporte rien II a dit j'ai vu mon roi je peux mourir N'empêche avec ces dévaluations les diamants ne sont pas à dédaigner Donc le beau-frère de l'amiral Et puis en cas de révolution on peut les passer facilement à la frontière Le docteur Schweitzer Mais on perd toujours à la revente Elle n'a même pas voulu allaiter le bébé Avec la compensation privée vous pouvez transférer tout ce que vous voulez La guillotine c'est plus humain II n'y avait que le préfet sa femme et nous Et comme ça on n'a plus à les nourrir aux frais du contribuable Les ouvriers n'ont pas les mêmes besoins que nous La reine d'Angleterre a quelque chose de tellement bon dans le visage Les costumes de nos chères provinces Ni les mêmes soucis Les danses populaires La tante du percepteur II n'y a rien de plus gracieux Sa mère en a eu assez et elle lui a dit le robinet est fermé Général au Mans comme son père je trouve que c'est touchant II n'y a plus qu'eux pour s'offrir du filet Rien que des meubles de famille Et puis ça veut avoir sa voiture C'est la faute aux Juifs Avec les exemples qu'il a toujours eus sous les yeux Ces visites du jour de l'an quelle corvée Ce lever du soleil

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on aurait dit une carte postale en couleurs Pourtant c'est bien nécessaire pour garder les contacts L'appartement des parents ayant dix fenêtres en façade je lui ai dit qu'elle pouvait danser avec lui Imaginez-vous que la mienne voulait se servir de notre salle de bains Moscou Moscou sur toute la ligne Mais c'est un ami de mon fils Pas de ça chez nous Nous avons été trop bons L'amour du prochain Vous pouvez être tranquille je ne répète jamais rien Elle vit en concubinage avec son olibrius le mari n'ayant pas voulu divorcer Dieu merci il y a encore des caractères dans notre France Et dire que les parents étaient si comme il faut Oh c'était à prévoir avec le genre qu'elle avait Méfiez-vous des faux certificats Imaginez-vous qu'après la mort du père on l'avait vue au théâtre au troisième mois de crêpe Les tenants et les aboutissants Et notez que ce n'était même pas une pièce classique une pièce de la Comédie-Française non madame était allée à une de ces pièces modernes sans queue ni tête Moi je demande des renseignements par téléphone à la précédente patronne Elle m'a dit maman je n'épouserai qu'un officier Évidemment que c'est plus sûr on peut parler à cœur ouvert entre gens du même milieu Les pauvres ne se rendent pas compte de leur chance de ne pas avoir à payer ces affreux impôts Et pendant le grand deuil elle a porté du gris Quelle horreur II n'y a rien de plus reposant que le sommeil d'avant minuit Avec l'héritage qu'elle a fait du père Moi j'exige en plus un certificat de bonne vie et mœurs Et naturellement toutes les maisons convenables lui sont fermées Le docteur Schweitzer Quand je pense aux réceptions du père avec préfet et tout il y a de quoi retourner le pauvre homme dans sa tombe Dans la vie il faut de l'idéal C'est radical contre la constipation À fuir comme la peste m'a dit la dame du consul.

Belle Du Seigneur
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