XCIII

Réveillé, il pense à la malheureuse qui l'attend à Agay, l'attend patiemment, n'ose pas lui demander pourquoi elle doit lui écrire poste restante, pourquoi il ne lui dit pas le nom de son hôtel. Oui, chérie, au George V, le clochard de luxe. Retour à la vie, avait-il crié en montant dans le wagon-lit, et il avait souri à la belle voyageuse du couloir, et elle lui avait souri, et tant de baisers avec elle dans la nuit, tant de baisers avec Béatrice.

Il frotte son menton où les poils durs le démangent. Pas rasé depuis l'échec avec l'albinos, une barbe d'un tas de jours, seize peut-être. Quelle date aujourd'hui ? Il se penche, ramasse le journal, lit la date. Lundi 10 septembre 1936. Donc une barbe de treize jours. Une tête de tapir, l'albinos. Le lendemain de son arrivée à Paris, Béatrice Riulzi partie pour Londres, sa démarche, rue de l'Université. Son insistance pour être reçu par le plus important, par le directeur, insistance de malheureux, insistance juive. Lui si sûr de lui dans le train avec Béatrice, charmeur comme elles disent, sûr de lui parce que en plein sexuel. Mais devant le directeur, soudain gauche, souriant trop. Les mots couperets de l'albinos après le coup d'oeil au dossier.

Naturalisation irrégulière, insuffisance de séjour préa-940

lable. Il est sorti, et il a erré dans les rues, sans patrie et sans fonction, un Juif chimiquement pur.

Il regarde sa main qui bouge, la baise pour n'être pas seul.

Se remettre à spéculer à la Bourse pour la vengeance d'être riche? Spéculer reste permis à un exclus. Tout peut être interdit à un paria sauf de multiplier de l'argent par une opération de l'esprit, ultime réconfort. Non, plus le courage de spéculer. Du courage, il en a eu pourtant après l'échec. Oui, chérie, le courage d'aller mendier des protections. Delarue qu'il avait sorti de sa misère de journaliste miteux, dont il avait fait son chef de cabinet au ministère du Travail, inspecteur général maintenant. Le ton protecteur de l'ancien subordonné. Ah, mon cher, on n'annule pas comme ça un décret de dénaturalisation.

Après son refus d'intervenir il a offert un whisky au déchu pas rasé, lui a parlé de son activité si intéressante de délégué gouvernemental au Bureau international du Travail. Les autres anciens amis encore pires. Tous le recevant debout dans l'antichambre. Tous au courant du scandale. Tous au courant de la révocation. Tous au courant du décret de dénaturalisation.

Tous, les mêmes formules. Je n'ai pas qualité pour intervenir.

Pas de faits nouveaux justifiant une annulation du décret. Que voulez-vous, mon cher, vous n'avez qu'à vous en prendre à vous-même. Quelques-uns se sont même offert le plaisir de le plaindre, tout en le dirigeant doucement vers la porte.

Évidemment, mon pauvre ami, c'est bien triste. Et dans les yeux de tous la méfiance, une hostilité, une peur. Les hommes n'aiment pas le malheur.

Il s'est installé dans la tiédeur du lit. Il sourit pour lutter contre son malheur. Ses pieds nus caressent les draps, en savourent la finesse, les aiment. Cela du moins lui reste, la douceur, le confort que donne l'ar-941

gent. La deuxième démarche, avant-hier, rue de l'Université. Le discours préparé par écrit, la veille, les arguments appris par cœur, récités devant la glace. L'espoir que sa barbe d'un tas de jours apitoierait l'albinos. Et voilà, après des heures d'attente sur un banc, lui se récitant son discours émouvant, il a été reçu.

Le bonhomme agacé par l'obstination du toqué. Vous autres, on vous renvoie par la porte, vous revenez par la fenêtre. Les vous autres, on sait qui c'est. Et puis le plaisir d'humilier un ancien ministre, un sans-défense. Vous n'avez qu'à prendre un domicile régulier en France et à présenter une nouvelle demande au bout du délai réglementaire puisque vous tenez tellement à être français. Cruauté de ce tellement, cruauté du nanti, ironie du repu qui s'étonne qu'on puisse avoir faim.

À haute voix, il imite le défaut de prononciation de l'albinos.

Puichquc vous tenez tellement à être fran-chais. Moquerie de faible, pitoyable vengeance. Le malheur rend bas, rend imbécile aussi. Imbécile avec son discours préparé à l'avance et sa barbe pour attendrir. Voilà, il a parlé de sa solitude, de sa soif de patrie, et le bonhomme lui a répondu domicile régulier et délai réglementaire, tout en regardant les photos encadrées de ses deux enfants bien peignés et de sa femme bien légitime, montrable et sans doute bien dotée. Oh, l'indifférence des heureux. Oh, ce regard satisfait de l'assis vers les photos, regard de certitude vers ce témoignage de vie régulière. Un salaud à bonne conscience, bien assis sur le foie gras du social. Pas intelligent, mais malin. Lui, intelligent mais pas malin. Et voilà, le bonhomme s'est levé, a dit qu'il a encore du monde à rechevoir.

Il sourit à son destin. Par intelligence, il a réussi autrefois.

Député, ministre, et caetera. Une réussite fra-942

gile, parce que seulement d'intelligence. Une réussite sur corde raide et sans filet. Dépourvu d'alliances, de parentés, d'amitiés héritées, d'amitiés d'enfance et d'adolescence, de toutes les protections naturelles que tisse l'appartenance vraie à un milieu, il n'a jamais pu compter que sur lui. Une gaffe généreuse l'a fait tomber. Il n'est plus qu'un homme seul. Les autres, les enracinés, un tas de fils protecteurs les relient à des alliés naturels. La vie est douce à ces normaux, si douce qu'ils ne savent pas ce qu'ils doivent à leur milieu, et ils croient avoir réussi par leur propre mérite. Le rôle que jouent les parents et les relations de longue date pour l'immense bande des veinards, conseillers d'État, inspecteurs des finances, diplomates, tous anciens cancres. Il voudrait bien les y voir à sa place, crétins protégés depuis leur naissance, doucement portés par le social du berceau à la tombe. Si le Proust avait voulu, son père le faisait entrer tout gentiment, sans peine aucune, au Quai d'Orsay, le crétin Norpois, ami du papa Proust, étant tout prêt à introduire le fiston chez les autres crétins. Eh oui, il le sait bien qu'ils ne sont ni crétins ni anciens cancres. Il dit crétins, il dit cancres parce qu'il, oh assez. Oui, une réussite sans le filet du social. Et alors sa gaffe à la réunion du Conseil de leur Société des Nations, et il s'est cassé les reins. Et le lendemain, la gaffe plus terrible d'avoir envoyé la lettre anonyme révélant l'irrégularité de sa naturalisation. Désormais, un homme seul, et comme patrie, une femme. Du tiroir de la table de chevet il sort l'enveloppe scellée de cachets de cire. Il la soupèse, lourde, attirante. L'ouvrir? Oui, il a droit à un peu de bonheur. Non, son père était Gamaliel des Sola!, le révéré grand rabbin. Il renferme l'enveloppe.

Un but de vie, vite. Il sonne le maître d'hôtel, puis se lève, va vérifier si la porte est bien fermée à clef,

943

attend. Lorsque les deux coups sont frappés, il n'ouvre pas, il commande à travers la porte un petit déjeuner complet. Trois œufs au jambon, café au lait, toasts, beurre, croissants, marmelade d'oranges anglaise. Après quoi, il se recouche, se force à sourire, à soupirer d'aise. Eh oui, mon cher, j'ai un bon lit, très confortable. L'albinos l'a interrompu, s'est levé, a dit qu'il a encore du monde à rechevoir. Alors, il a souri pour s'attirer la bienveillance de ce petit ordinaire et en obtenir quelques minutes de plus pour plaider sa cause, et il a sorti la fin de son discours, récité la veille devant l'armoire à glace, il a sorti ses arguments, maladroits, ressentis. La vie qu'il impose à la femme qu'il aime. Son amour pour la France, et même les raisons de cet amour. Mais trop français, le bonhomme, pour comprendre cette passion, ce besoin. Et voilà, son discours n'a servi de rien et le type a ouvert la porte en silence. Alors, il lui a dit qu'il est perdu. Je regrette, a dit le type.

Deux coups à la porte. Peur de voir le maître d'hôtel, un actif du dehors, un messager du normal, un veinard qui a une place dans la fraternité humaine. Laissez le plateau devant la porte, je le prendrai. Il attend que les pas se soient éloignés, entrouvre avec précaution, lance un coup d'oeil à droite et à gauche. Pas de regardeurs. Il tire à lui le plateau, referme vite à double tour, retire la clef, la glisse sous l'oreiller, se couche.

Assis dans son lit, le plateau amical devant lui, il sourit.

Bonne odeur, ces œufs au jambon. Trois petits amis. Voilà, lui aussi a son petit déjeuner, et plus copieux que celui des veinards. Oui, mais pour les veinards, ce repas matinal est un prélude à la vie du dehors, fournit des calories pour l'action parmi des semblables. Tandis que pour lui, c'est un but de vie,

944

un petit absolu, dix minutes de bonheur solitaire et pâteux. 11

déplie le Temps, donne audience au dehors, tout en s'adonnant à la volupté triste de la nourriture. Il sait que dans un an, ou plus tard, ou plus tôt, ce sera le suicide, et pourtant il mange tranquillement ses croissants, avec beaucoup de beurre et de marmelade. Dommage qu'il n'y ait pas le pot d'origine de la marmelade, avec l'officier écossais de l'étiquette. C'est intéressant de regarder l'image de l'étiquette tout en mangeant, ça tient compagnie.

Son petit bonheur terminé, il se lève. Où est la clef? Il cherche çà et là, fait le geste de tourner une clef, pour mieux la chercher. Enfin, l'ayant trouvée sous l'oreiller, il entrouvre la porte. Il regarde dans le couloir les souliers qui attendent devant les autres portes. Les pieds des heureux sont ses relations. Cette nuit, à deux heures, cette tentation idiote d'aller en emprunter quelques-uns, de les poser sur son lit. Il se penche pour mieux les voir. Comme ils sont heureux, tous ces souliers bien cirés, bien alignés, sûrs d'eux. Oui, voilà, sûrs d'eux. Leurs patrons sont à l'hôtel dans un but de vie. Lui, c'est le contraire.

Des pas. Il referme vite la porte, tourne la clef. On frappe.

C'est le valet qui demande s'il peut faire la chambre. Non, plus tard. Le silence revenu, il esquisse un pas de danse devant l'armoire à glace, fait claquer ses doigts à l'espagnole. Peu lui importe de n'être pas heureux. Les heureux meurent aussi.

S'étant assuré que le couloir est de nouveau désert, il dépose vite le plateau dehors, devant la porte, accroche vite à la poignée la pancarte de la Prière de ne pas déranger, referme vite à double tour, tire la langue. Sauvé !

Le lit refait avec soin, il met de l'ordre dans la chambre, ôte la poussière avec une serviette éponge.

945

Nous soignons notre petit ghetto, notre petit ghetto doit être aimable, dit-il tout bas, comme une confidence. Il déplace deux fauteuils qui sont trop rapprochés, enferme des livres qui font désordre, dispose symétriquement les boîtes de cigarettes, le cendrier bien au milieu. Eh oui, sourit-il, au ghetto on a la neurasthénie de l'ordre, pour croire que tout va bien, pour remplacer le bonheur. Il murmure que tels, messieurs, sont les divertissements des isolés, puis il chantonne que le plaisir d'amour ne dure qu'un moment, chantonne exprès avec une voix aiguë, efféminée, pour passer le temps, pour se donner une représentation, chantonne avec sentiment afin de déverser dans son chant un amour inemployé. Eh là, de la poussière sur la table de chevet ! Il passe vite la serviette éponge sur le marbre, va la secouer à la fenêtre. Ces petits humains en bas, tous pressés, tous avec un but, tous vers des semblables. Il baisse le store pour les supprimer. Il tire les rideaux pour ne pas savoir qu'il y a un dehors, des espoirs, des réussites. Eh oui, autrefois il sortait pour vaincre, pour charmer, pour être aimé. Il en était.

Dans la pénombre, il déambule, s'arrachant de temps à autre un cheveu, sourcils froncés. Banni, exclu. Comme activité dans le dehors, il ne lui reste plus que le commerce, le maniement d'argent, comme ses pères du moyen âge. Dès demain, ouvrir une boutique et s'installer prêteur sur gages, et sur la porte de la boutique, une plaque de cuivre. Faire graver Noble Usurier sur la plaque de cuivre. Non, se tenir terré dans ce George V, se consoler par une vie de confort. Ici, dans cette chambre, il a le droit de faire ce qu'il veut, de parler hébreu, de se réciter du Ronsard, de crier qu'il est un monstre à deux têtes, un monstre à deux cœurs, qu'il est tout de la nation juive, tout de la nation française. Ici, tout seul, il pourra porter la 946

sublime soie de synagogue sur les épaules et même, si ça lui chante, se coller une cocarde tricolore sur le front. Ici, terré et solitaire, il ne verra pas les regards méfiants de ceux qu'il aime et qui ne l'aiment pas. Aller à la synagogue tous les jours? Qu'a-t-il de commun avec ces convenables murmureurs en chapeau melon qui attendent impatiemment la fin de l'office, ne négligent pas leurs petits intérêts commerciaux ou mondains, touchent le bord de leur chapeau lorsqu'un influent passe et, à la cérémonie de majorité religieuse, s'attendrissent de voir, lisant les Prophètes, leur garçonnet habillé en petit monsieur, avec melon minuscule. Frissonnant soudain devant l'Étemel, il récite les dix-huit bénédictions de l'office du Sabbat On s'aime bien, nous deux, sourit-il à la glace, et il va examiner la serrure de la porte. Oui, fermée à clef. Pour plus de sûreté, il tourne le verrou, vérifie la fermeture en appuyant sur la poignée et en essayant d'ouvrir. La porte résiste. Donc on est à l'abri, en sécurité. On est entre nous maintenant, dit-il, et il entre dans le lit tiède et dégoûtant, sourit pour conjurer, et d'ailleurs il y a la pancarte qui le protège, suspendue dehors. Il tire les couvertures à lui, fait aller et venir ses pieds nus pour sentir la douceur des draps, sourit de nouveau. Les lits ne sont pas antisémites.

Il allume la lampe de chevet, reprend le Temps, fenêtre sur la vie dont il est exclu, esquive le carnet mondain et ses réceptions diplomatiques. Mais à chaque page son œil rencontre des ministres, des généraux, des ambassadeurs. Il y a trop d'ambassadeurs, il y en a partout. Un veronal pour supprimer ces malins, prudents larbins, anciens chefs de cabinet flatteurs de naïfs ministres des affaires étrangères. Il sourit, se rappelant que Mangeclous a eu les mêmes mots à propos des ambassadeurs rencontrés dans les

947

pages des journaux. Enfin, dans trente ans tous ces malins seront des morts. Oui, mais en attendant, ils sont heureux, eux, ils vaquent à leurs importantes inutilités, dynamiques, téléphonant, ordonnant, faisant des actions bientôt défaites, oubliant qu'ils mourront.

Il ferme les yeux, essaye de dormir. Le télégramme d'hier a dû la rassurer. Rien que des mensonges, que ses affaires sont en bonne voie de règlement, qu'il reviendra bientôt. Penché sur la table de chevet, il rouvre le tiroir, en sort l'enveloppe aux cachets de cire, la regarde, la renferme. Pas sommeil, le veronal n'a pas agi. Il se lève, il inspecte la chambre. Une trace de doigts sur la glace de l'armoire. Il la frotte avec un mouchoir. Pas beau, ce lit défait. On va le refaire à fond, le refaire entre Juifs, avec amour. Bien tirer les draps et les couvertures, bien rentrer les bords, et le couvre-lit bien droit, bien net.

Le lit refait, il va demander conseil à la glace du lavabo.

Devant sa tête barbue, il ne sait plus, il sourit pour se donner des idées gaies qui ne viennent pas. Il se savonne longuement les mains pour passer le temps, pour se raccrocher à de l'espoir par une petite action normale. Ensuite, il s'asperge d'eau de Cologne ambrée pour reprendre goût à la vie, pour devenir courageux. Pauvre Deume. Bien fait queje souffre aussi. Avec un canif, il racle la peau dure de la plante du pied, racle avec soin, se réjouit de voir la poudre blanche qui tombe, qui forme un petit tas. Divertissement insuffisant. Mieux vaut sortir, aller dans les rues. Oui, ayons un minimum de vie sociale. Il ricane pour être deux.

Une fois habillé, il va se dire au revoir à la glace. Affreuse, cette barbe de détenu. Pas le courage de se raser. On ne peut tout de même pas l'arrêter pour port de barbe. Et d'ailleurs son complet est de Savile Row,

948

ça compense la barbe. Il ouvre la porte, la referme aussitôt. Que diront le valet et la femme de chambre s'ils voient le lit refait?

Ne pas se faire mal voir. Le lit défait en hâte, il entrebâille la porte, épie. Personne dans le couloir. Il s'y engouffre, un mouchoir contre sa bouche comme s'il avait mal aux dents, le feutre rabattu pour cacher les sales beaux yeux dénonciateurs. Sonner pour l'ascenseur? Non, ils vous regardent davantage dans l'ascenseur parce qu'ils s'ennuient, cherchent un passe-temps.

Moins de risques dans l'escalier. Il descend rapidement, le nez spécifique dissimulé par le mouchoir. Il traverse le hall encore plus vite, les yeux baissés pour ne pas risquer de voir des connaissances d'autrefois.

Dans la rue Marbeuf, ayant repéré une inscription à la craie, il passe devant en détournant la tête. Ne pas savoir. Mais aussitôt, invinciblement attiré, il se retourne, regarde. Que de souhaits de mort aux Juifs dans ces villes de l'amour du prochain. C'est peut-être un brave garçon qui a voulu sa mort, un bon fils qui apporte des fleurs à sa mère. Pour ne plus rencontrer de murs, il entre dans une brasserie. Dans l'espoir de happer des bouts de conversation, il s'assied près d'un vieux couple aux traits aimables, commande un double whisky. Eh oui, être gai. Il déplie l'Illustration qui traîne sur le marbre, tressaille. Non, ce n'est pas juif, c'est seulement juin. Le gentil vieux lui ayant dit quelques mots à l'oreille, sa femme prend l'air indifférent qui trahit les petits complots et balaye la salle du regard avant de s'arrêter sur le barbu bien habillé. Elle échange alors avec son mari un coup d'oeil complice, connaisseur, gourmand, entendu, spirituel, pétillant de perspicacité maligne. Oui, oui, bien sûr, dit-elle en lui montrant ses dents crénelées, couvertes de mousse verte. Repéré, il se lève, laisse un billet sur la table et s'expulse, oubliant son whisky.

949

Dans les rues, fleuves nourriciers des isolés, mangeant des arachides rôties achetées à un semblable, un vieux Juif de Salonique aux cheveux blancs ondulés et aux tendres yeux d'odalisque, il erre, parfois s'ar-rêtant devant les vitrines des magasins de confection, puisant dans le cornet d'arachides dont les pellicules brunes tombent sur les revers du veston, considérant les mannequins de cire aux belles couleurs, tous impeccables et heureux de vivre, sans cesse charmés, soudain reprenant son errance et à mi-voix se parlant et parfois souriant, entrant dans des boutiques, en sortant avec des objets qui lui tiendront compagnie dans sa chambre, qui seront des connaissances à regarder, à aimer.

Dans un magasin de jouets, il achète un petit skieur articulé et des billes en cornaline. Un faux nez de carton attire son attention.

Il l'achète aussi, dit à la vendeuse que ça amusera son petit garçon. Aussitôt dehors, il sort le skieur du sac de papier, le tient par le petit bras, le balance. On se promène ensemble. Une librairie. Il s'arrête, entre, achète le Mystère du Perroquet, un roman policier sorti de la petite cervelle d'une grosse vieille Anglaise. Un magasin de fleurs. Il s'airête, entre, commande trois douzaines de roses à livrer au George V, mais il n'ose pas dire son nom. Appartement trois cent trente, c'est urgent, c'est pour un ami. Je t'aime, tu sais, murmure-t-il, sorti dans la rue. En somme, il a été bien reçu par ce fleuriste. Il tape une fois dans ses mains. Allons, amusons-nous, murmure-t-il.

Tout seul dans la grande ville, il se promène, traîne son cœur dans les longues rues, se traîne, regarde ces deux officiers qui passent gaiement, parlant fort, ayant le droit de parler fort. Pour s'en consoler et avoir une

950

compagnie, il achète une plaque de chocolat au lait. La plaque mangée, il reprend sa marche, seul de nouveau. L'œil vague, la bouche ailleurs, il va faiblement, les pieds glissants, fredonnant tout bas mais avec expression une chanson gaie, pour remplir le vide. Il sort de sa poche le Mystère du Perroquet, lit tout en marchant, pour ne pas penser.

Une foule devant une église. Il s'arrête, met son livre sous son bras, regarde. Un tapis rouge sur les marches. Des subalternes importants ordonnent la mise en place des plantes vertes. Maintenant le gros suisse de l'église apparaît avec sa hallebarde. Un grand mariage va être célébré. Des autos de luxe.

Une dame bleu ciel tend sa main à un général ganté de blanc.

Humilié, il file, chantonnant pour exorciser, balançant son skieur.

Il tressaille, apercevant un agent de police à sa gauche, qui va du même pas que lui. Il sifflote faux pour lui montrer qu'il n'a rien à se reprocher, il fait un petit sourire désintéressé, pas préoccupé, innocent. Je te déteste, lui dit-il en lui-même. Lui demander d'un air honnête où est la Madeleine pour égarer les soupçons? Non, mieux vaut n'avoir pas de rapports avec la police. Hâtant le pas, il change de trottoir. Je t'ai eu, murmure-t-il, et il reprend sa marche, raclant sa gorge à coups réguliers, solitaire scandant ses pensées par des raclements de gorge.

La devanture d'un photographe. Il s'arrête pour voir des visages en état de douceur, sans la méchanceté de tous les jours.

Quand les gens posent pour une photographie, ils sourient, ils sont bons, leur âme est endimanchée. C'est agréable de les regarder, on a le meilleur d'eux. Agréable, cet ouvrier en costume neuf, debout, un pied sur sa pointe, tenant un livre sur un 951

guéridon. Assez. Il traverse, attiré par des arbres. Il s'assied sur un banc. Tous ces gens qui passent font un tas de choses inutiles, vont chez le coiffeur ou au salon des arts ménagers. Mais le sauver, lui, s'il le leur demandait, le sauver en acceptant de signer une pétition, jamais. Causer avec un coiffeur, oui, passer des heures à regarder des aspirateurs, oui, sauver un homme, non. Toutes ces femmes qui passent en croyant qu'elles seront toujours vivantes, sur les trottoirs mignonnettes allantes, des talons tapantes.

Un petit vieux vient s'asseoir sur le banc, dit bonjour. Tu me dis bonjour parce que tu ne sais pas qui je suis. Beau temps aujourd'hui, dit le vieux, mais les pluies de la semaine passée ont été terribles pour ses rhumatismes. À son âge, avec ses rhumatismes, puis l'estomac qui va pas, il peut plus faire du travail qualifié. C'est de lever les bras qui lui donne le vertige, pourtant faut ça quand on est dans la peinture, plus possible de faire du plafond, aussitôt sur l'échelle, adjugé, c'est le vertige, total, il fait plus que de la bricole. Et vous, ça serait quoi, votre profession? Violoniste, dit Solal. C'est un don de nature, on l'a ou on l'a pas, dit le vieux. La conversation continue, devient amicale. Oui, ses amitiés seront toutes de passage, désormais.

Un quart d'heure avec un inconnu, et puis fini. Tant pis, ramasser ces miettes, écouter le gâteux. Depuis plus d'un an il ne parle qu'avec elle. Remarquez que le Français est individualiste, dit le vieux. Ça aussi, c'est de l'amitié. Le bonhomme sort pour lui ce qu'il a de mieux dans sa petite tête, un mot de luxe, lu ou appris de quelque copain. Il l'exhibe, s'en délecte. C'est bon d'avoir des mots au-dessus de sa classe. Tout ça, c'est la faute aux Juifs, conclut le vieux. Évidemment, ça ne pouvait manquer. Pauvre innocent. Pickpocket à l'envers, il glisse en douce un billet de banque dans la poche du vieux qui récite

952

ingénument les méfaits des Juifs. Il se lève, serre la main rugueuse, sourit aux yeux bleus et s'en va. Ce philosophe Sartre qui écrit que l'homme est totalement libre, moralement responsable. Idée bourgeoise, idée de protégé, de préservé.

Rues et rues. Soudain, deux autos fracassées, un agent de police dressant un constat, des badauds discutant de l'accident. Il écoute, il se mêle à la discussion, honteux de sa déchéance, mais c'est bon. Un groupe est anonyme, n'est pas un individu qu'on devine et qui vous glace. Et puis, c'est du social. On en est, on appartient, on dit la sienne, on est d'accord sur la cause de l'accident, on se sourit, on est des égaux, on fraternise, on dit du mal du chauffeur responsable, on s'aime.

Le groupe s'est défait. Fini, l'amour. Il reprend sa marche, traverse un square. Un bébé titube avec des gestes d'ivrogne.

Charmant, ce bébé, pas dangereux, pas jugeur de Juifs. Envie de l'embrasser. Non, trop blond, antisémite dans vingt ans. Il sort du square. Un régiment. Légion étrangère puisque du blanc sur les képis. Heureux, ces types de la Légion.

Obéissant, commandant, jamais seuls. Il s'aperçoit qu'il accompagne le régiment d'un méprisable pas militaire, honte du genre humain, au rythme de la musique, tout près d'un lieutenant patibulaire, à longs favoris. Et s'il s'engageait? On ne lui demanderait pas de papiers, il donnerait un faux nom.

Jacques Chrétien, peut-être.

L'église de tout à l'heure. Plus de tapis rouge. Ce soir, une vierge de moins. Dommage, il n'y en a pas tellement. Les cloches de l'église sonnent, mais pas pour lui. Elles appellent les veinards, les coagulés, leur disent de venir au délicieux devoir, venir se réchauffer les uns les autres, être ensemble et au chaud, ensemble

953

comme les gravités qu'elles lancent à volées, gravités de bonheur et de réunion, gravités se suivant et s'enla-çant. Se convertir? Non par conviction, jamais il ne pourrait, mais pour en être, pour être accepté. Par intelligence, par passion aussi, il serait plus catholique qu'eux, sans croire à leurs dogmes. Mais leurs dogmes, il les illustrerait et les magnifierait, entré dans les ordres, devenu un grand orateur sacré, respecté de tous, et de tous aimé. Que de contacts alors, que d'amitiés. Oui, de tous aimé, surtout. Un autre agent de police le regarde avec la fixité niaise et insolente des vaches. Il change de trottoir.

Rues et rues. Il va et va, cœur affamé, œil méfiant, va et va, Juif chantonnant triste, chantonnant faux, parfois faisant des yeux exorbités de fou pour passer le temps, parfois mâchant d'autres arachides rôties, huileuses compagnes, parfois entrant dans un salon de jeux pour regarder les billes cascadeuses des billards électriques, le plus souvent murmurant, ses bras largement scandant. À Pâques, aller à Rome pour acclamer le pape avec la foule. Personne ne saura ce qu'il est, il pourra crier Vive le pape avec les autres. Les haleurs de la Volga à la radio l'autre jour. Oh, un pays où les hommes seraient accueillants, le baiseraient sur les lèvres. Allons, parle, marche, ne t'arrête pas, dis n'importe quoi. Les travers d'un écrivain nourrissent son œuvre.

Celui-ci, cette minutie maniaque qui lui fait attacher de l'importance à la réussite de son nœud de cravate, de cette minutie ridicule vient la beauté de son œuvre, ce grenu, cette richesse de détails. Sa peur d'attirer l'attention. Ses yeux baissés pour croire qu'ils ne le voient pas. Un suspect de naissance.

Vont-ils faire de lui un antisémite? L'est-il déjà? Et sa fierté recouvrc-t-elle une honte, une detestation? Fier, faute de mieux? Allons, parler, parler pour ne pas savoir son destin, vite parler, oh

954

que des mots viennent. Ariane, comme elle écoute avec sérieux un éloge de sa beauté, elle en prend note avec une respiration de bonheur, elle fait une tête d'enfant modèle. Chérie, loyale, crédule, destinée à être trompée. Il lui aurait fallu le lord alpiniste, un imbécile à caractère. Pas de chance, la pauvre.

Encore des mots, vite, n'importe quoi, couvrir le malheur avec des mots. Sous-bouffon général, il allait tous les jours vers des succédanés de semblables et une sorte de fraternité, c'était ensemble qu'on faisait des niaiseries, cette fraternité était salubre. D'autres mots, vite, si on s'arrête de parler le malheur s'introduit. Il ne sait pas reconnaître la monnaie qu'on lui rend, ne sait pas calculer si c'est juste, alors il fait semblant de vérifier pour ne pas choquer le commerçant. Cette épicière lorsqu'elle s'est aperçue qu'elle lui a rendu trop de monnaie, elle a eu un petit rire aimable pour lui montrer qu'elle ne lui en voulait pas de ce danger qu'elle a couru. L'autre jour, la tête du type quand il lui a dit qu'il a oublié son porte-monnaie, une tête méfiante, tête d'honnête homme devant un individu louche. Être un officier, mais rien qu'un lieutenant. Obéir, commander, être à sa place, connaître sa place, avoir des rapports clairs avec les autres. Ou bien vivre avec une petite chatte qui ne saura pas qu'il est un exclu, qui sera heureuse avec lui, n'aura pas un inconscient insatisfait, jugeur, infidèle. Il la gardera dans la chambre du George V, il l'embrassera follement, il lui dira gentille adorée, on est heureux ensemble, tu n'as besoin que de moi.

L'enveloppe aux cachets de cire. Tout ce soin qu'elle a mis à bien combiner. La grande enveloppe arrivée à la poste restante qui contenait l'enveloppe aux cachets et la petite lettre. Cette petite lettre, il la sait par cœur. On va se la réciter. Aimé, dans l'autre enveloppe, celle qui a des cachets de cire, il y a des photographies de moi.

955

Je les ai prises toute seule avec un déclencheur automatique. Je vous avertis qu'elles sont un peu osées. Si cette idée vous déplaît, je vous en supplie, déchirez ces photographies sans les regarder.

Si vous les regardez et si elles vous plaisent, télégraphiez-moi que je sache. Naturellement, c'est moi qui les ai développées et tirées. N'ouvrez l'enveloppe aux cachets que lorsque vous serez seul et si vous le désirez vraiment. Changer de trottoir portera bonheur. Oui, traverser. Non, feu vert, il faut attendre. Si feu rouge avant sept, signe que tout ira bien. À six, feu rouge. Il hausse les épaules, traverse. Ces maçons assis contre le mur qui cassent la croûte, qui causent tout en mâchant leur saucisson.

Une communion, un rite si beau.

Rues et rues. Vite s'occuper, vite encore des mots, remplir le vide. Le malheur guette le moindre silence. Aller chez un médecin? Après une attente dans le salon en face de la tigresse blessée à mort, il aura un ami pendant un quart d'heure, un frère qui moyennant vingt francs ou cent francs s'intéressera à lui, mettra une tête parfumée contre sa poitrine nue. Cent francs, ce n'est pas cher pour un quart d'heure de bonté. Non, le bonhomme le fera se mettre nu pour l'examiner et il verra, s'apercevra que.

Les médecins sont antisémites. Les avocats aussi. Lui aussi, peut-être. Oui, en rentrant à l'hôtel il les déchirera sans les regarder. Ou bien entrer chez un coiffeur qui s'occupera de lui, le rasera, lui parlera, l'aimera. Les coiffeurs sont moins antisémites que les professions libérales, sauf si vos cheveux frisent trop.

Dans le journal, ce cadavre d'enfant dans la forêt de Fontainebleau. Ils vont dire que c'est un meurtre rituel, et il n'a pas d'alibi. Le journal crié par ce beau jeune homme l'autre jour sur les grands boulevards. Demandez P Antijuif ! Un tas de gens ont acheté F Antijuif. Lui aussi, il n'a pas pu résister. Il l'a lu en se promenant, il a heurté des gens

956

en regardant la caricature du banquier ventru avec un haut-de-forme et un nez énorme. Guérir, ne plus penser tout le temps à leur haine. Demander à quelqu'un où est la place de la Concorde pour se remettre à avoir des rapports normaux, pour s'habituer, pour guérir. Le type renseignera peut-être gentiment. Ou bien demander du feu. Le type sourit avec bonté pendant qu'on aspire son feu pour allumer la cigarette.

Rues et rues. Avec, dans sa bouche, le goût impur et bas, la lourde tristesse des arachides mâchées, il va, le dos courbé, l'œil en stylet. Un autre square. Un chien cherche au bas d'un arbre une odeur qui l'inspirera Heureux, ce chien. Allons, vite, des pensées, tout ce qui viendra. Comment croire à toutes leurs histoires lorsqu'on les voit du dehors? Dieu, laissez-moi rire, mur-mure-t-il en regardant si on ne l'écoute pas. En réalité, la peur de la mort leur a donné une colique de cerveau, et ils en ont adoré la diarrhée. Leur patriotisme, laissez-moi rire, murmure-t-il en regardant si on ne l'écoute pas. Mourir pour la bouillotte est le sort le plus beau, le plus digne d'envie. Leur minute de silence pour honorer un mort, une minute seulement, et après on va déjeuner. À la radio, ce religieux qui parlait de la douleur, un froid qui disait des mots, il s'arrêtait pour tousser, parlait de la douleur avec une voix confortable. L'autre jour, si seul dans la rue et s'en épouvantant tellement que pour rentrer à l'hôtel il lui a fallu le secours de bouchées au chocolat achetées de boulangerie en boulangerie. Il n'y a que les veinards sociaux pour aspirer à la solitude avec des airs supérieurs et idiots.

Dimanche matin, les cloches de l'église voisine, les cloches qu'il entendait, malgré la tête sous l'oreiller pour ne pas entendre ces appels, ces bonheurs.

Dans ce bistrot, près de lui, deux ouvriers. — Moi, le cinéma, c'est pas dans mes goûts, moi c'est la 957

question instruction, les curieusetés, les musées nationaux, le tombeau de Napoléon. Au moins une fois par an, j'y vais au tombeau de Napoléon, tout seul, pour me remettre dans l'idée, mais des fois plus souvent, pour conduire un copain, y espliquer. Mon vieux, moi comme tu me vois, j'ai pris dans mes mains le chapeau de l'Empereur, je te garantis que c'est émotion-nant. Son gilet aussi je l'ai touché, c'est le gardien qui m'a laissé toucher à la suite qu'on avait causé ensemble, mais l'épée de l'Empereur, j'y ai pas touché, j'ai pas voulu, par respect. Le Panthéon aussi, ^c'est intéressant, tous les grands hommes qu'on y a ^mis pour l'honneur de la nation. Pour t'en revenir à Napoléon, il a dit je veux reposer sur les bords de la Seine, près du peuple français que j'ai tant aimé. Ah, mon vieux, ça vous tire des larmes. C'était un homme ! Étant jeune, je m'y suis attaché que c'est incroyable. Et puis l'Aiglon, son fils!

Il ajamáis eu d'officiers près de lui, autrement il aurait régné, mais il aurait jamais égalé le père, ça c'est marqué défendu, un héros comme le père ça se refait pas ! Avant, il était roi de Rome, mais sbn grand-père l'a détrôné par jalousie du père, plus rien que duc de Réchetatte. — Dis donc, Napoléon, il pouvait s'offrir toutes les pépées qu'il voulait, hein? demande l'autre. —

Forcément, si une lui plaisait, il donnait les ordres pour, à minuit il se l'envoyait. — C'était un Hitler, quoi, enfin, dans le genre. — Non, monsieur, faut pas confondre, Napoléon a été le maître du monde ! 11 y a pas à chercher ! Actuellement, les généraux modernes, c'est des connaisseurs, je dis pas, d'accord, mais remarque qu'avec les armes modernes c'est quand même plus facile, tandis que Napoléon, tout à l'arme blanche ! — Il avait sa renommée, tout ce que tu voudras, mais il a trois millions de croix de bois sur la conscience ! —

Napoléon, c'est Napoléon ! Mon vieux s'il avait pas eu Vélington contre lui ! Et puis trahi par Grouchy !

958

C'est le génie de l'homme qu'il faut regarder ! Et puis mon vieux rappelle-toi que Napoléon c'était le grand patriote, tout pour le prestige de la France, qu'elle soit respectée, les grandes victoires !

Et puis il a fait beaucoup de bien, il y a pas à discuter! S'il s'était mal conduit, il serait pas été aimé. Tous ses grenadiers qui pleuraient aux adieux de Fontainebleau quand il a embrassé le drapeau français, le serrant contre son cœur, c'était quelqu'un, je te garantis ! — Je discute pas, mais il faut pas oublier que la France était le pays le plus peuplé ! — Déconne pas ! Napoléon, ça sera toujours Napoléon ! — Il en a quand même fait tomber quelques-uns ! — Mais c'est rien, mon vieux, à côté du gars Hitler, ce qu'il en fera tomber, tu verras, parce que je te garantis qu'on aura la guerre à cause des Juifs ! C'est eux qui la veulent !

C'est pas lui ! — Ça c'est bien vrai, et c'est nous qu'on ira crever à cause de ces salauds. — Les Youpins, faut les foutre tous dehors ! crie la patronne. Il obéit, paye et sort.

Mort aux Juifs, lui crient les murs. Vie aux Chrétiens, leur répond-il. Oui, les aimer, il ne demande pas mieux. Mais ne peuvent-ils pas commencer, eux, pour l'encourager? De temps à autre, il lance un équivoque regard sur les murs, repérant de loin le souhait, et alors il baisse la tête. Mort aux Juifs. Partout, dans tous les pays, les mêmes mots. Est-il si haïssable? En somme, peut-être, ils le disent tellement. Mais alors, venez, agissez, tuez-moi, murmure-t-il. Un papillon collé sur un tuyau de chute pluviale. Mieux vaut ne pas lire. Pour résister à la tentation, il change de trottoir. Mais peu après, il traverse, revient pour vérifier. Oui, c'est bien ça, mais il y a seulement à bas les Juifs, c'est tout de même mieux, c'est un progrès.

Il va, puisant des arachides, amies des Juifs, s'arrête soudain.

Encore un Mort aux Juifs, encore une croix

959

gammée. Ces mots méchants, ces croix méchantes, il en a peur, et pourtant il est à leur affût, il les guette, il les attend, il en est le chasseur, il s'en délecte, il en a mal aux yeux. Mais quel cœur ont-ils, ceux qui écrivent ces mots? N'ont-ils pas une mère, n'ont-ils pas connu la bonté? Ne savent-ils pas que les Juifs baissent la tête lorsqu'ils lisent ces mots et qu'ils feignent de n'avoir pas lu s'ils sont accompagnés par un ami chrétien ou par leur femme chrétienne. Ne savent-ils pas qu'ils font souffrir, qu'ils sont méchants ? Non, ils ne le savent pas. Les enfants qui arrachent les ailes des mouches ne le savent pas non plus. Il regarde les trois mots, s'approche, efface deux lettres avec l'index. Au singulier, c'est mieux. Mort au Juif maintenant. Le nez du banquier dans l'Antijuif. Il touche son nez. S'il y avait tous les jours carnaval, il pourrait le cacher.

Immobile, adossé contre le mur, il remue les lèvres.

Chrétiens, j'ai soif de votre amour. Chrétiens, laissez-moi vous aimer. Chrétiens, frères humains, promis à la mort, compagnons de la terre, enfants du Christ qui est de mon sang, aimons-nous, murmure-t-il, et il regarde ceux qui passent et ne l'aiment pas, les regarde et furtivement leur tend à demi une main mendiante, et il sait qu'il est ridicule, sait que rien ne sert de rien. Il se remet en marche, achète un journal pour lire, pour ne pas penser. Tête basse, il lit, heurte des gens, manque de se faire écraser. Rue Caumartin. Les murs, ses ennemis, les murs crient, le traquent. Boulevard de la Madeleine. Se réfugier dans ce métro ? Debout contre un mur dans les couloirs du métro, ne plus penser à rien sous terre, se déclarer détritus, sans responsabilité, sans espoir. Non, le métro, c'est pire. Plus que les murs d'en haut, les murs des métros hurlent à la mort, demandent sa mort.

960

Place de la Madeleine. Une pâtisserie. Il entre, achète six truffes au chocolat, sort, reprend sa marche, balançant le carton des truffes, cependant que ses souliers majestueusement glissent sur le trottoir. Six truffes, messieurs, on aura de la compagnie. Six petites amies chrétiennes au ghetto, qui l'y attendent déjà en quelque sorte. Oui, rentrer à l'hôtel, se coucher, se coucher avec lui, avec son ami Solal, et passer le temps en lisant des méchancetés antisémites tout en mangeant des truffes. Oui, au ghetto il y a une valise pleine de méchancetés antisémites, et tout à coup la nuit il sort de son lit, il ouvre vite la valise, et il se met à lire leurs méchancetés, debout, avec avidité, continue tout au long de la nuit, continue à lire leurs méchancetés, toutes lues avec intérêt, un intérêt de mort. Non, les hommes ne sont pas bons. Mais tout à l'heure, dans sa chambre, chambre chérie quand on s'y enferme à clef, il ne lira pas leurs méchancetés, il lira un roman policier plutôt. Un roman policier, c'est agréable, c'est de la vie fausse qui ne rappelle pas le dehors, et puis il y a des gens malheureux dans les romans policiers, ça réconforte, on n'est pas seul. Tiens, il n'a plus le roman de la vieille Anglaise. Il a dû l'oublier quelque part. Le mystère du perroquet, pauvre crétine.

Quai Malaquais. Les boites des bouquinistes. Oui, c'est la solution. S'enfermer dans une chambre d'hôtel et lire des romans, ne sortir que pour en acheter d'autres, de temps en temps spéculer à la Bourse, et lire, passer sa vie à lire en attendant la mort. Oui, mais elle, toute seule à Agay? Décision à prendre ce soir sans faute. En attendant, acheter ce tome des Mémoires de Saint-Simon. Non, s'en emparer puisqu'il est dans un monde ennemi. Il n'a pas à obéir aux lois d'un monde qui veut sa mort. Mort aux Juifs? Bien. En ce cas, il volera. À la guerre, tout est permis.

961

Il prend le livre, le feuillette, le met calmement sous son bras, et il va, pieds glissants, balançant le carton des truffes au chocolat.

Place Saint-Germain-des-Prés. Devant la sortie de l'église, le jeune homme qui crie son journal. Demandez F Antijuif ! Vient de paraître ! Donc c'est un nouveau numéro. Non, défense de l'acheter. Il s'approche, son mouchoir contre son nez, demande FAntijuif, paye le jeune homme qui lui sourit, ôter le mouchoir, lui parler, le convaincre? Frère, ne comprends-tu pas que tu me tortures? Tu es intelligent, ton visage est beau, aimons-nous.

Demandez FAntijuif! Il court, traverse, s'engouffre dans une petite rue, brandit la feuille de haine. Demandez FAntijuif! crie-t-il dans la rue déserte. Mort aux Juifs ! crie-t-il d'une voix folle.

Mort à moi ! crie-t-il, le visage illuminé de larmes.

Un taxi. Il fait signe, entre. Au George V, dit-il. Feindre la folie pour être enfermé dans un asile? Ainsi, rester en vie, sans en être, et sans souffrir de ne pas en être. Lorsque le taxi s'arrêtera devant l'hôtel, ne pas entrer tout de suite, se promener sur le trottoir d'en face, guetter. Au moment propice, entrer dans la porte tournante, traverser vite le hall en faisant semblant de se moucher. Dans l'ascenseur, prendre un air tranquille, feindre de lire le menu qui est toujours affiché.

Le feutre baissé, le mouchoir contre le nez, il entre en coup de vent, pousse la porte, jette le livre, se laisse tomber sur le lit.

Étalé, il siffle faux la Rêverie de Schumann tout en traçant le Mort aux Juifs du bout de l'index sur de l'air, puis il appuie son index entre l'orbite et le globe de l'œil pour voir tout en double, ça fait passer le temps. Assez. Il se soulève, regarde autour de lui, sourit de voir sa chambre impeccable,

962

sans inscriptions à la craie sur les murs. De petit bonheur soudain, il se dirige vers la porte par ridicules petits sauts à pieds joints, ferme à double tour. Enfin vraiment seul. Pauvre vieux bouquiniste avec sa longue barbe secouée par le vent.

Demain, on lui rendra son Saint-Simon, et on lui donnera des dollars pour qu'il ne travaille plus au froid. Un billet de mille dollars, ou plusieurs s'il n'a pas l'air trop étonné. Eh oui, spéculateur émérite, habile aux opérations de l'esprit, achetant en baisse et vendant en hausse. Avec les gains de ces derniers mois, plus de cent billets de mille dollars sur lui, un bouclier contre sa poitrine, facile à emporter en cas d'expulsion.

Il essaye le briquet acheté tout à l'heure. Ce petit chéri se porte bien, très belle flamme. Maintenant, le mignon skieur. Il le place sur l'oreiller qui fait pente neigeuse, lui fait faire des slaloms et des christianias, le trouve charmant, l'embrasse. On s'entend bien nous deux, lui dit-il. La valise maintenant. Du placard des bagages, il sort la belle valise achetée l'autre jour, en respire la bonne odeur. Demain, acheter une crème spéciale pour l'entretenir. Il fronce les sourcils car il vient de voir une tache sur la moquette. Il mouille une serviette éponge, s'agenouille, frotte. Très bien, tache partie. Eh oui, on soigne son petit ghetto. Il faut aimer pour vivre. Non, ne pas ouvrir l'enveloppe. Tout sera bien, tu verras, dit-il, et il sourit de cette devise des malheureux. Que faire maintenant? Jérusalem?

Ou la cave Silberstein et Rachel ? Oui, mais elle, la laisser seule? Il se regarde dans le miroir à barbe. Que de poils. Ce soir faire un testament pour elle. Oui, en brûler, ça leur apprendra. De la poche intérieure de son veston, il sort un billet de mille dollars, frotte une allumette, brûle le billet, puis un autre, puis un autre. Pas amusant.

963

Le faux nez, vite ! Il le sort du paquet, le porte à ses lèvres, s'en orne devant la glace, assujettit l'élastique, s'admire. Voilà, plénier maintenant, intégral avec le majestueux appendice de la volonté de vivre, grandi de toujours humer l'ennemi et flairer les embûches. Portant la valise des errances, ennobli par le royal et dominateur pif de carton, odeur de colle et d'une cave, ô les Silberstein, ô sa Rachel, il va, dos courbé, bossu de Dieu, oeil guetteur, pieds traînants et ballante valise, à travers les âges et les contrées déambulant, avec excès discutant, mains volantes et multiformes, lèvres s'écartant en résignés sourires de neurasthénique science, va, soudain muet aux paupières pensantes, soudain follement la sainteté de l'Étemel proclamant, soudain son buste balançant, soudain un vif regard de côté lançant, effrayé, effrayant de beauté, élu. Oui, devant lui, dans la glace, Israël.

Nu maintenant et le visage lisse, il ouvre la vieille valise, en sort la soie de synagogue, en baise les franges, en couvre sa nudité et dit la bénédiction, noue les phylactères à son bras et dit la bénédiction, puis sort la couronne de la fête des Sorts, couronne de Rachel, couronne de carton qui ne le quitte plus en ses errances, cabossée aux pierres fausses, s'en coiffe et va au long des nuits et des siècles, mélancolique et d'antique beauté, s'arrête devant ce roi solitaire dans la glace, sourit à son reflet, compagnon de sa vie, dépositaire de ses secrets, son reflet, seul à savoir qu'il est roi en Israël. Oui, murmure-t-il à son reflet, ils bâtiront le mur des rires et au temple bleu l'eau vive chantera.

Il tressaille. La police? Il demande qui est là. Le livreur du fleuriste. Il passe une robe de chambre, ôte le faux nez, entrebâille, referme vite, dépose le bouquet dans la baignoire.

Que faire maintenant? Mais oui, manger, mais oui, cher ami, manger. Manger lui

964

reste, manger ne trompe pas. Sa Majesté va manger. Il décroche le téléphone, commande des gâteaux pour n'avoir pas à attendre, pour avoir du bonheur tout de suite.

S'étant emparé du plateau déposé devant la porte, il referme vite à clef, baisse les stores et tire les rideaux pour ne rien savoir du dehors, allume, pose le plateau des gâteaux sur la table qu'il pousse tout contre la glace de l'armoire pour avoir un convive, commence à manger tout en feuilletant le Saint-Simon. Parfois, il lève les yeux vers la glace, se sourit, sourit au pauvre qui mange tout seul, sagement, tout en lisant, qui accepte son lot, qui en fait un petit bonheur. Puis il reprend sa lecture de Saint-Simon, apprend de ce petit salaud de social qu'il a été fort entouré et complimenté par toute la cour car Sa Majesté l'a honoré d'une phrase, lui a dit qu'Elle reportera sur lui la bienveillance qu'Elle avait témoignée à son père. Debout dès le matin, ces ducs et ces marquis, pour commenter l'humeur et les selles encore fumantes de Sa Majesté, pour apprendre qui est en faveur et qui en disgrâce, pour se faire bien voir de ceux-là et s'écarter de ceux-ci, et surtout pour être vus par PExcrémenteur en sa chaise percée et lui plaire. Des chiens malins. Jusqu'à Racine battant sa coulpe au pied du trône pour rentrer en faveur. Des chiens, mais heureux.

Soudain, chantée par une foule, la Marseillaise éclate au poste de radio. Un choc de sang à la poitrine, il se lève aussitôt, s'immobilise. Au garde-à-vous et la main ridiculement à la tempe en salut militaire, tremblant d'amour et fils de France, il joint sa voix aux voix de ses anciens compatriotes. L'hymne terminé et la radio fermée, il est seul et juif dans une chambre aux stores baissés, éclairée à l'électricité malgré le grand soleil dehors.

965

Pour ne plus regarder sa vie, il se couche, feuillette un roman à succès dont l'auteur est une femme et l'héroïne une petite garce, fleur de bourgeoisie, s'em-bctant et couchant à droite et à gauche pour passer le temps, et qui, après s'être accouplée sans enthousiasme, entre deux whiskies, avec celui-ci, puis avec cet autre, peut-être syphilitique, va faire du cent trente à l'heure, pour passer le temps. Il jette la petite saleté.

À la radio, un culte protestant. Triste en sa gorge, il écoute les chants des fidèles. Ô ces voix de certitude et d'espoir, douces et bonnes, bonnes en cette heure, du moins. Il se lève, se met à genoux devant le poste, à genoux pour en être, pour être avec des frères. Un sanglot dur dans sa gorge, la respiration difficile, il se sait grotesque, étranger solitaire, grotesque de chanter avec eux leurs cantiques, grotesque de chanter avec ceux qui ne veulent pas de lui, qui se méfient de lui. Mais il chante avec eux le beau cantique chrétien, ô bonheur de chanter avec eux, de chanter que Dieu est un rempart, une invincible armure, bonheur de faire le signe de la croix pour en être, pour les aimer et en être aimé, bonheur de prononcer avec des frères les paroles sacrées. Car c'est à Toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire aux siècles des siècles, amen. Recevez la sainte bénédiction de Dieu, dit maintenant le pasteur. Alors, il baisse la tête pour recevoir la bénédiction, comme eux, avec eux. Puis il se relève, seul et juif, et se rappelle les murs.

Alors, il remet son nez de carton, et il ricane. Pourquoi ne pas faire plaisir aux murs des rues? Sale vitalité, idiote envie de vivre.

Jérusalem ou Rachel ? Pour le moment, les truffes au chocolat, vite. On va vous mangei, mes petites, leur dit-il. Excusez-moi, je vous avais oubliées. Il se regarde les mâcher dans la glace, 966

les mâcher avec une petite joie. Mais lorsqu'il n'y a plus de truffes, le malheur est toujours là.

Mort aux Juifs. Son nez de carton le gêne, il étouffe de solitude dans cette odeur de colle et de cave, mais non, le garder, ce faux nez, son honneur. Traqué, faisant le traqué, les yeux fous, soudain capitaine français que ceux des murs vont envoyer à l'île du Diable, il se met au garde-à-vous, le bataillon derrière lui, l'adjudant justicier devant lui, l'adjudant aux longues moustaches, puant l'ail, qui lui arrache les galons, lui brise l'épée. Se regardant dans la glace, il crie d'une voix que le nez de carnaval fait nasillarde, il crie qu'il est innocent, qu'il n'a pas trahi ! Vive la France ! crie-t-il.

Aller apporter ces fleurs au soldat inconnu, sous l'Arc de Triomphe? Ils se moqueront. Dans la lettre, elle lui a dit de n'ouvrir l'enveloppe que s'il est seul. Bien sûr, seul, quoi d'autre? Oui, décidé, il ouvrira, il regardera. Ce sale bonheur lui est dû. Pendant des minutes, il oubliera son destin. Ce qu'il y a dans cette enveloppe, c'est tout de même de la vie, un privilège à lui seul accordé. Lépreux, oui, mais peu d'heureux ont une femme aussi belle, aussi aimante. Par amour, pour le retenir, elle a osé, dans la déchéance de solitude, elle a osé, cette fille de purs, a osé pour lui l'indignité de photos indécentes. Eh bien, très bien, il a un but dans la vie, regarder des photos indécentes, les aimer l'une après l'autre, soigneusement, la trouver désirable, et tant pis pour le Deutéronome. Oui, mon amour, soyons indignes ensemble.

Ne pas ouvrir tout de suite. Commander un bon repas d'abord. Eh oui. Le malheur rend bas, et c'est une vengeance contre le malheur. Parfaitement, un repas excellent, avec du champagne. Les cuisiniers vont s'empresser pour lui. Les photos indécentes

967

attendront. Personne ne peut le frustrer de ce bonheur. Faute de Marseillaise chantée avec des frères, faute de Coldstream Guards présentant les armes au représentant de la France, des photos indécentes! Nous avons du bonheur tout comme vous, messieurs !

Non, pas de dîner, pas faim, dégoût. Vite, du bonheur. Il fait sauter les cachets, il ouvre l'enveloppe, il ferme les yeux, il prend au hasard. Ne pas regarder tout de suite, se préparer, se dire qu'un bonheur l'attend. Il pose la main à plat sur la photographie, ouvre les yeux. Il fait descendre lentement sa main. Oh, terrible.

Il remonte la main pour ne voir que la tête. Voilà, c'est la tête d'une aristocrate, la tête d'une fille de ceux qui ne veulent pas de lui. Une tête correcte, décente, mais dès qu'on ôte la main, le contraste. D'autres photographies maintenant. Ariane, nonne ardente. Ariane, petite fille en jupe courte et mollets nus, et elle fait un geste terrible. Et cette autre, pire encore. Très bien, déchois, Solal. Pauvre chérie, détraquée de solitude, cet affreux talent né dans la fermentation de solitude. Il regarde fort les photographies, les étale toutes, les désire, désire son harem. Très bien, en plein malheur il arrive à s'intéresser, à désirer. Oh, l'albinos, si bien coiffé, heureux de retrouver sa femme et ses enfants, et qui n'a pas besoin de photos indignes pour être heureux. Il se lève, les déchire. Et maintenant que faire?

L'amour! Vers Ariane, vers sa patrie ! Oui, partir ce soir, faire les valises, s'habiller, aller à la gare !

Les valises mises à la consigne, il erre dans le boulevard Diderot, attendant que le train soit formé. Soudain, dans la nuit et les lumières embrumées, il les reconnaît, sortis de la gare et allant à la file, par deux ou par trois, les uns en larges feutres noirs trop enfoncés et écartant les oreilles, les autres en plats bonnets de velours bordés de fourrure, tous en noirs manteaux 968

interminables, les vieux avec des parapluies fermés, tous chargés de valises, dos voûtés et pieds traînants, avec passion discutant. Il les reconnaît, reconnaît ses bien-aimés pères et sujets, humbles et majestueux, les pieux et de stricte observance, les inébranlables, les fidèles à barbes noires et pendantes mèches temporales, pléniers et absolus, étranges en leur exil, fermes en leur étrangeté, méprisés et méprisants, indifférents aux moqueries, eux-mêmes fabuleusement, allant droit en leur voie, fiers de leur vérité, méprisés et moqués, les grands d'entre son peuple, venus de l'Étemel et de Son Sinaï, porteurs de Sa Loi.

Il s'est rapproché pour mieux les voir et en jouir, il les suit dans les rues nocturnes, comme eux courbant le dos, comme eux tête basse et comme eux des regards en prestes stylets furtifs de côté lançant, suit les bossus de Dieu, envoûté par les dos voûtés et les manteaux noirs et les barbes, suit les barbus de Dieu, amoureux de son peuple et s'en emplissant le cœur, va derrière les âges et les manteaux traînants et les pieds traînés et les bagages éternels, va et murmure que tes tentes sont belles, ô Jacob, tes demeures, Israël, va derrière ses bien-aimés et noirs sacerdotes, pères et fils de prophètes, derrière son peuple élu et s'en emplissant le cœur, Israël, son amour.

Arrêtés devant le Kohn's Restaurant, ils discutent puis se décident, entrent et s'attablent, leurs valises en sûreté entre leurs jambes. Resté dehors, il les contemple à travers la vitre et ses rideaux, contemple ses errants aux yeux langoureux, ses bien-aimés pères et sujets caressant leurs barbes et leurs passeports, tâtant leurs reins douloureux et leurs foies surchargés, tous extrêmement argumentant, mains agiles et pensantes. D'aigus regards percent, déduisent et savent, des doigts bouclent des barbes pensives, des nez com-969

putent, des sourcils supputent, des paupières baissées concluent.

Rouges de vie sous la noirceur des poils, trop rouges et charnues, des lèvres s'écartent pour de résignés sourires de neurasthénique science, puis se referment, s'angoissent, combinent en se serrant, méditent, spéculent, ruminent, délibèrent cependant que des diamants circulent dans des papiers de soie.

Têtes toujours couvertes, car les cheveux sont une nudité, ces barbus chéris mangent maintenant avec un considérable vouloir, fortement penchés sur leurs assiettes, s'alimentant sérieusement de poisson froid et farci, de foie haché, de caviar d'aubergines, de boulettes reposant sur des rondelles d'oignons frits. Au fond de la salle un vieillard à la barbe infinie, penché sur la sainte Loi, plus importante même que Dieu, lit et balance son buste.

Alors, dans la nuit noire où une pluie fine et froide lentement tombe, debout devant la vitre et ses rideaux, leur roi solitaire balance à son tour son buste, le balance au rythme immémorial, chante en la vieille langue un cantique à l'Éternel, le cantique que Moïse et les enfants d'Israël ont chanté à l'Étemel qui les a délivrés de la main de Pharaon, qui a précipité les Égyptiens au milieu de la mer, et les eaux ont recouvert les chars, les cavaliers et toute l'armée de Pharaon, et il n'en a pas échappé un seul, mais les enfants d'Israël, eux, ont marché à sec au milieu de la mer, et les eaux ont formé comme une muraille à leur droite et à leur gauche, et ils ont vu sur le rivage les Égyptiens étendus et morts, et cela était bien. Que l'Étemel soit loué, et qui est comme Lui magnifique en sainteté et digne de louanges? Chantez à l'Eternel, car II a fait éclater Sa gloire ! Les chevaux et les cavaliers, Il les a précipités dans la mer! Alléluia.

Belle Du Seigneur
titlepage.xhtml
index_split_000.html
index_split_001.html
index_split_002.html
index_split_003.html
index_split_004.html
index_split_005.html
index_split_006.html
index_split_007.html
index_split_008.html
index_split_009.html
index_split_010.html
index_split_011.html
index_split_012.html
index_split_013.html
index_split_014.html
index_split_015.html
index_split_016.html
index_split_017.html
index_split_018.html
index_split_019.html
index_split_020.html
index_split_021.html
index_split_022.html
index_split_023.html
index_split_024.html
index_split_025.html
index_split_026.html
index_split_027.html
index_split_028.html
index_split_029.html
index_split_030.html
index_split_031.html
index_split_032.html
index_split_033.html
index_split_034.html
index_split_035.html
index_split_036.html
index_split_037.html
index_split_038.html
index_split_039.html
index_split_040.html
index_split_041.html
index_split_042.html
index_split_043.html
index_split_044.html
index_split_045.html
index_split_046.html
index_split_047.html
index_split_048.html
index_split_049.html
index_split_050.html
index_split_051.html
index_split_052.html
index_split_053.html
index_split_054.html
index_split_055.html
index_split_056.html
index_split_057.html
index_split_058.html
index_split_059.html
index_split_060.html
index_split_061.html
index_split_062.html
index_split_063.html
index_split_064.html
index_split_065.html
index_split_066.html
index_split_067.html
index_split_068.html
index_split_069.html
index_split_070.html
index_split_071.html
index_split_072.html
index_split_073.html
index_split_074.html
index_split_075.html
index_split_076.html
index_split_077.html
index_split_078.html
index_split_079.html
index_split_080.html
index_split_081.html
index_split_082.html
index_split_083.html
index_split_084.html
index_split_085.html
index_split_086.html
index_split_087.html
index_split_088.html
index_split_089.html
index_split_090.html
index_split_091.html
index_split_092.html
index_split_093.html
index_split_094.html
index_split_095.html