XX

— Passons au salon, dit avec distinction Mme Deume, craquante en son taffetas changeant à incrustations.

— Oui, passons au salon, répéta son petit mari qui la suivit en boitillant, les mains derrière le dos, lui-même suivi par Adrien.

Ils prirent place et Mme Deume extirpa aussitôt, par divers gazouillis, les particules de jambon qui s'étaient logées entre ses dents. Puis, elle demanda l'heure. Les deux hommes sortirent leur montre et Adrien dit qu'il était neuf heures vingt. M. Deume retarda son oignon d'une minute.

— Il m'a dit très nettement qu'il sera là à dix heures précises, annonça une fois de plus Mme Deume.

— Donc dans quarante minutes, dit M. Deume.

— Bonne idée d'avoir obligé Martha à se friser au petit fer, dit Mme Deume. Elle est tout à fait présentable avec son tablier de batiste et son bonnet idem. Heureusement que j'ai eu l'inspiration d'acheter deux tabliers de femme de chambre. Sans ça, avec le saignement de nez de cette fille nous aurions été dans de beaux draps ! Enfin, tout est en règle.

Oui, tout avait été prévu. On avait bien fait la leçon à Martha et on lui avait fait réciter toutes ses consignes. À son intention une répétition avait été faite, Didi

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jouant le rôle de monsieur le sous-secrétaire général sonnant à la porte, puis entrant et remettant son chapeau et même une canne, à tout hasard, bien qu'Adrien eût dit que ce n'était pas le genre de son chef. L'invité aussitôt entré au salon, Martha devait en avertir Ariane et la prier de descendre. Enfin, dix minutes exactement plus tard, elle devait apporter au salon trois sortes de boissons chaudes: thé, café normal, café décaféiné. L'invité n'aurait qu'à choisir. On lui proposerait ensuite des liqueurs ou même du champagne s'il préférait. Il en resterait bien assez pour les Rampai ou les Rasset. Maintenant si, contrairement à l'avis de Didi, son chef préférait de la tisane, on pourrait vite lui en faire, on en avait de toutes sortes —

verveine, camomille, tilleul, menthe, anis. Oui, vraiment, tout était en règle. Elle promena un regard autour d'elle, eut un soupir de satisfaction.

— Le salon est vraiment bien, dit-elle. (Elle prononça

«bian».)

Tandis que Martha, frisée et déguisée en femme de chambre, se tenait déjà debout et en gants blancs près de la porte d'entrée, prête à ouvrir et mourant de peur, les trois Deume attendaient avec délicatesse. Raides et comme en visite chez eux, ils n'osaient pas s'asseoir confortablement. Les oreilles déjà à l'affût des bruits du dehors, ils cherchaient ou entretenaient sans vigueur de pâles sujets de conversation, flammes toujours ranimées et toujours mourantes. Par une sorte d'obscure dignité, ils évitaient de parler de l'invité, maintenant que son arrivée était proche. Ils ne voulaient pas s'avouer qu'ils ne pensaient qu'à lui et que leur âme se gonflait à l'idée de recevoir un si haut personnage, fût-ce à dix heures du soir. De temps en temps pourtant, une petite allusion au sous-secrétaire général, pour avoir l'air naturel. Le plus souvent, c'était un silence empreint de gentillesse réciproque et d'une paradoxale mélancolie heureuse, Mme Deume

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vérifiant la propreté de ses longs ongles, ou faisant bouffer son jabot de dentelle, ou souriant avec bonté, ses obliques dents jaunes reposant précieusement sur le mol coussinet de la lèvre inférieure. L'éminent personnage ayant dit qu'il serait chez elle à dix heures précises, elle était sûre de la réussite et respirait avec satisfaction. Elle était si heureuse qu'à plusieurs reprises elle témoigna sa tendresse à son fils adoptif par un « Bonjour, toi ! »

accompagné de petites tapes sur la main. Pour passer le temps, Adrien ayant apporté une photographie de Solal découpée dans un journal parisien, elle déclara que leur invité avait une tête de conducteur d'hommes, éloge suprême dans sa bouche.

Les minutes étaient nobles et on se sentait les intimes du cher sous-secrétaire général non moins que des Rampai. On attendait délicieusement en toute sécurité et amabilité. De temps à autre, on se levait pour ôter de la main une impression de poussière, pour changer de place un guéridon ou un bibelot, pour voir si le thermomètre marquait une température digne d'un conducteur d'hommes, pour refermer le couvercle du piano à queue, puis pour le rouvrir car cela faisait mieux en somme et jetait une note d'élégante négligence. À tour de rôle, les deux hommes allèrent à la fenêtre pour, le dos tourné à la dame de céans, vérifier discrètement certains boutons.

— Le salon est vraiment bian, répéta Mme Deume, souriant d'aise sociale. Il y aura peut-être une amélioration à faire plus tard, tu sais, Didi : devant la baie, mettre des rideaux en reps, avec des grandes fleurs de toutes les couleurs peintes à la main sur le reps, et alors derrière mettre des ampoules électriques cachées qu'on allumerait le soir quand les rideaux seraient tirés, enfin comme chez Emmeline Ventradour, ça ferait artistique.

Naturellement, quand il y aurait des invités. Enfin, on en reparlera. Bonjour, vous, dit-elle

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cette fois à son Didi, tout en lui pinçant coquettement le poignet, qu'elle agita en tous sens.

Après avoir perfectionné ses épluchages dentaires à l'aide de pépiements fins et du cure-dents de poche que son mari lui prêta, puis curé de nouveau le bord effrayant de ses ongles à l'aide du «canif pour» d'Hippolyte, elle éprouva le désir d'une conversation sur des sujets élevés, de rigueur en cette heure.

Tout en exhalant des vapeurs de menthe par l'effet de pastilles suçotées, elle parla d'un livre «si bien écrit», intitulé «Histoire de ma Vie», et qu'elle avait eu soin de poser, bien en vue, sur une des petites tables roulantes qu'elle appelait des «servir-boys». Elle ouvrit cet ouvrage dû à la plume de la reine Marie de Roumanie, lut à haute voix une phrase qui l'avait beaucoup frappée : «Bénie, trois fois bénie, la faculté que Dieu m'a donnée de ressentir profondément la beauté des choses, de m'en réjouir! »

— N'est-ce pas que c'est jeuli ? C'est d'une finesse !

— Oui, c'est vrai, c'est très fin, fit M. Deume.

— C'est d'une reine, mon cher, c'est tout dire. Gracieuse, elle eut un sourire délicat car elle se

sentait solidaire de la reine de Roumanie, et d'autant plus que monsieur le sous-secrétaire général allait bientôt arriver, haut personnage qui devait sûrement être reçu par cette chère reine qu'en conséquence elle fréquentait aussi, en quelque sorte, par personne interposée. Bref, elle se sentait ce soir du même miyeu.

Il fut ensuite question d'une photographie qu'eue avait vue dans un hebdomadaire illustré, celle d'une autre reine qui, au cours d'une cérémonie officielle, n'avait pas craint d'ôter à demi son pied de son soulier pour le reposer. Tout comme n'importe quelle femme ! Oh, c'était trop jeuli!

Mme Deume s'attendrit enfin sur une troisième reine qui avait tenu à aller en autobus, une fois, pour voir, parce qu'elle n'était jamais allée en autobus ! En

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autobus, une reine qui pouvait s'offrir des carrosses et des automobiles de luxe, en autobus, comme c'était jeuli ! Non, c'était trop jeuli ! Et les enfants royaux d'Angleterre qui avaient voulu aller en métro pour voir comment c'était ! En métro, des petits princes ! C'était trop chou ! sourit-elle avec sentiment. Et puis, c'était démocratique, déclara M. Deume.

Revenant à la reine de l'autobus, Mme Deume en cita un autre trait touchant.

—Lorsqu'elle a visité une petite ville, eh bien elle est allée serrer gentiment la main d'un adjoint du maire, un épicier invalide qui avait dû rester en arrière, dans sa chaise roulante. Elle s'est dérangée, elle est allée jusqu'à lui, qui était à plusieurs mètres ! Un épi cier ! Quelle bonté ! C'est trop jeuli ! Lorsque j'ai lu ça dans le journal, j'en ai eu les larmes aux yeux ! Il paraît qu'elle a un charme magnétique, et puis tellement à Taise avec les humbles ! Ah, elle mérite bien sa haute position ! Comme toutes les reines, d'ailleurs, elles sont toutes si fines, si charitables !

Le stock des reines étant épuisé, il y eut un silence. On toussota, on se débarrassa de chats de gorge. Puis Adrien consulta sa montre. Neuf heures trente-sept. Encore vingt-trois minutes, dit M. Deume qui étouffa un bâillement de nervosité.

Enfin, pensa-t-il, la visite de ce grand personnaze — de l'individu, rectifia-t-il pour se venger — serait terminée à minuit en tout cas et on pourrait aller tranquillement se coucer sans plus avoir à faire des conversations en criant pour montrer qu'on était mondain, et sans parler de ci et de ça, et en attendant que l'individu vous parle. Soudain, Mme Deume donna une tape sur le genou d'Adrien.

— Écoute, mon Didi, parle-nous un peu de ce monsieur, je veux dire au point de vue privé, son caractère, enfin que nous fassions un peu connaissance. Voyons, est-ce qu'il est croyant?

— Ma foi, ça je ne sais pas. Ce que je sais c'est 236

deux choses qui montrent que c'est un type formidable. Castro m'a raconté ça pas plus tard que ce matin, il faudra que je le raconte à Ariane, c'est Lady Cheyne qui a raconté ça à Castro qui fréquente chez elle, donc c'est authentique. À propos, il faudra que j'invite à dîner Castro un de ces jours, c'est un type très bien, très cultivé.

— Alors qu'est-ce que c'est, ces deux choses?

— Primo, l'incendie de cet hôtel à Londres. Il paraît qu'il a sauvé des flammes deux dames au péril de sa vie.

— Oh, que c'est jeuli ! s'écria Mme Deume. Oh, il est sûrement croyant !

— Et puis ici à Genève, une pauvre naine qui jouait de la guitare dans les rues, une mendiante quoi, eh bien il l'a tirée de la misère, il lui a loué un petit appartement, et puis il paraît qu'il lui a fait une rente, et maintenant elle ne mendie plus, elle est bénévole à l'Armée du Salut, enfin quoi, il a transformé la vie de cette pauvre fille.

— Je sens que nous allons sympathiser! s'écria Mme Deume.

— Il paraît qu'on les voit se promener ensemble quelquefois, lui donc très grand, et elle toute petite, les jambes tordues, avec l'uniforme des salutistes.

— Un brave homme quoi, dit M. Deume qui donna un coup à ses moustaches pour les abaisser. N'est-ce pas, Antoinette?

—J'approuve toujours la charité, dit-elle. Sauf que dans sa position, il ne devrait quand même pas se promener avec une personne qui n'est pas de son rang, et puis qui a fait de la mendicité.

Le petit père fredonna tout bas pour s'occuper, puis sortit du gilet de son smoking un cigare bon marché, étroit et noir, qu'il se disposa à allumer non pour le plaisir de fumer—il était trop troublé par la perspective de la présentation — mais pour avoir une conte-237

nance lorsque l'invité entrerait. Sa femme lui ôta du bec le cigare qu'elle enferma dans un tiroir.

— Un Brissago, c'est vulgaire.

— Mais z'en fume un tous les soirs après le souper !

— C'est le tort que tu as, ça fait employé des postes. Adrien, tu mettras la conversation sur «Histoire de ma Vie», donc de Sa Majesté la reine de Roumanie, et puis sur le cher docteur Schweitzer aussi. Ça fera sujet pour moi. La bombe glacée !

s'écria-t-elle sans transition.

— Que veux-tu dire, Mammie ?

— On pourra lui proposer de la bombe tutti frutti !

— Mais, Mammie, ce n'est pas possible, on ne peut pas offrir de la bombe glacée à dix heures du soir. De quoi est-ce que ça aurait l'air?

— Oui, évidemment, tu as raison, Didi. Mais c'est tellement dommage, elle ne tiendra pas jusqu'à demain soir, elle sera toute fondue, malgré le frigo. Il faudra que nous en achetions un à congélateur si on nous donne une bonne reprise du nôtre.

Écoute, Hippolyte, va dire à Martha qu'elle peut manger de la bombe glacée autant qu'elle voudra, ça fera plaisir à cette pauvre fille, et puis c'est une bonne action.

M. Deume s'empressa d'obéir et courut annoncer la bonne nouvelle à Martha. Dans la cuisine, il se bourra en hâte de bombe glacée, et si copieusement qu'il en grelotta. De retour au salon, dissimulant ses frissons, il osa demander à Antoinette s'il pouvait prendre un petit verre de cognac «vu que z'ai une impression de froid, ze ne sais pas pourquoi ».

À neuf heures cinquante. Mme Deume estima opportun de se rendre dans sa chambre pour se refaire une laideur. Après avoir oint ses deux bandeaux de brillantine à l'héliotrope, elle passa sur son visage, à l'aide d'une boulette de coton, une poudre blanche, dénommée «Carina», qui ne servait que dans les grandes occasions et qu'elle enfermait dans le tiroir à 238

secret de son bureau. Ensuite, elle se remit derrière les oreilles quelques gouttes de «Floramye», un parfum âgé d'une quarantaine d'années. Séduisante et ragaillardie, elle descendit et fit son entrée dans le salon, morale, sociale et odorante, avec l'air douloureux de la distinction.

— Quelle heure? demanda-t-elle.

— Neuf heures cinquante-sept, dit Adrien.

— Dans trois minutes, dit M. Deume, plus raide qu'une bougie.

Maintenant ils attendaient sans oser se regarder. Pour remplir le vide, de temps à autre, retentissait une phrase sonnant faux sur la température, sur l'excellence de la chasse d'eau d'en bas depuis qu'elle avait été réparée, sur les mérites comparés des thés de Chine et de Ceylan, le premier ayant un arôme plus distingué et le second plus de corps. Mais les âmes et les oreilles étaient ailleurs. «Oui, récitait intérieurement Mme Deume à l'intention des amies qu'elle verrait lundi prochain à la réunion de couture pour les convertis du Zambèze, l'autre soir nous avons veillé très tard, oh, une petite soirée intime, tout à fait entre nous, il n'y avait que le sous-secrétaire général de la Société des Nations. Ça a été un vrai régal intellectuel. C'est un homme charmant, très cordial, très simple, enfin, très simple avec nous, en tout cas.»

Dix heures sonnèrent en même temps à la pendule neuchâteloise et aux trois autres pendules de la villa, fort bien réglées par M. Deume. Adrien se leva et son père adoptif l'imita. La minute était auguste. La maîtresse de maison caressa son cou pour s'assurer de la parfaite mise en place de son ruban de velours, puis se mit en position d'attente raffinée, sourit avec l'air douloureux susdit, ses obliques incisives toujours placées en évidence.

— Tu ne te lèves pas, cérie?

— La dame reste assise pour recevoir un mon-

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sieur, répondit la cérie, paupières baissées compétentes.

Ayant repeigné son collier de barbe, Adrien estima tout à coup préférable de mettre en ordre géométrique les exemplaires de luxe achetés la veille. Puis il les remit en désordre parce que tout de même, ça faisait mieux, ça faisait intellectuel. Mme Deume tressaillit et la boulette viandelette se balança, gracieux pendentif.

— Qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle.

— Rien, répondit M. Deume.

— J'avais cru entendre un bruit d'auto.

— C'est le vent, dit Adrien.

M. Deume ouvrit la fenêtre. Non, pas d'auto.

À dix heures dix, il fut déclaré que le dîner argentin avait commencé sans doute en retard et qu'il fallait s'y attendre avec ces Sud-Américains. De plus, le sous-secrétaire général avait peut-être entamé quelque conversation importante avec ces messieurs, comme il était d'usage au moment du café et des cigares. Il ne pouvait évidemment pas tout planter là, au moment où une décision grave allait être prise, dit Mme Deume.

Absolument, approuva M. Deume.

À dix heures douze, Ariane fit son apparition en robe de crêpe noir. Après avoir distribué des sourires, elle demanda, paupières ingénument battantes, si on attendait monsieur le sous-secrétaire général. Elle voyait bien qu'on l'attendait, répondit Adrien qui fit saillir ses muscles maxillaires pour donner à son visage l'expression d'une énergie indomptable. Il y avait eu un petit malentendu, expliqua M. Deume. Quand viendrait monsieur le sous-secrétaire général ? demanda-t-elle en détachant soigneusement les syllabes du long titre. Aux environs de dix heures, répondit sèchement Mme Deume.

—Je vais attendre avec vous, dit aimablement

•Ariane.

Elle s'assit. Puis elle croisa les bras et dit qu'il fai-240

sait un peu froid dans ce salon. Puis elle croisa ses jambes.

Puis elle se leva, s'excusa, dit qu'elle allait chercher une fourrure. Lorsqu'elle revint, son manteau de vison sur les épaules, elle se rassit paisiblement, les yeux baissés. Puis elle soupira. Puis, sage comme une image, elle croisa de nouveau les bras. Puis, les décroisant, elle bâilla poliment.

— Si vous êtes fatiguée, vous pouvez aller vous reposer, dit Mme Deume.

— Merci, madame. J'avoue que d'attendre ainsi dans le froid me fatigue un peu, en effet, et d'ailleurs j'ai sommeil.

Alors, bonne nuit, madame, sourit-elle. Bonne nuit, Papeli, bonne nuit Adrien. J'espère que ce monsieur viendra bientôt.

À dix heures vingt-sept, Adrien remit les livres de luxe en ordre, puis fit remarquer que le vent soufflait plus fort. M.

Deume ajouta qu'à son avis un orage se préparait, que le temps avait fraîchi en effet et que peut-être ce serait une bonne idée de faire une petite flambée dans la cheminée.

Mme Deume dit qu'il n'y avait plus de bois à la cave et que d'ailleurs faire du feu un premier juin, vraiment. À dix heures trente, elle annonça qu'elle avait mal au dos. Chut, une auto !

avertit M. Deume. Mais les automobiles ne s'arrêtaient jamais devant la villa. À dix heures trente-deux, une Marseillaise endiablée retentit au piano du deuxième étage et se déchaîna à travers la villa. Puis ce fut un air écœurant du ballet de Coppélia. Drôle de manière d'avoir sommeil, dit Mme Deume.

À dix heures trente-cinq, le petit père déroba un cinquième petit four qu'il laissa fondre en contrebande dans sa bouche fermée. Pour la déglutition, il s'arrangea tant bien que mal. À

dix heures quarante, il en mangea un neuvième avec plus de bravoure, Mme Deume ayant les yeux douloureusement clos.

Du deuxième étage, la marche funèbre de Chopin descendit lourdement, tandis que le silence s'épaississait 241

dans le salon, que le vent gémissait dehors, que le petit père Deume mâchait avec une volupté triste des petits fours de moins en moins bons et que, près de la porte d'entrée, la grelottante Martha en soubrette de comédie montait la garde. Le vent redoublant de violence, Adrien dit à son tour qu'un orage se préparait. Puis ce fut le silence de nouveau, et M. Deume frissonna. Aller prendre un manteau? Non, ça la fâcherait.

— À propos, Antoinette, demanda-t-il peu après, les dépenses pour cette réception, nous les mettrons dans quel poste du budzet?

— Dans dépenses personnelles d'Adrien, dit-elle en se levant. Bonne nuit, je vais me coucher.

À dix heures quarante-cinq, il n'y avait plus au salon que deux hommes et six petits fours. M. Deume, maintenant empaqueté dans son gros manteau de laine, suggéra qu'il était temps d'aller se coucher, ajoutant qu'il avait mal aux jambes et l'estomac un peu barbouillé. Adrien dit qu'il resterait encore quelques minutes, à tout hasard. M. Deume lui souhaita bonne nuit, se dirigea vers la porte, accompagné d'une impression de sciatique. Arrivé sur le seuil, il se retourna.

—Pour moi, il y a eu quelque çose, dit-il.

Après avoir envoyé Martha se coucher, il se fit une bonne bouillotte bien chaude pour se consoler, vérifia les divers verrouillages de la porte d'entrée, ferma le compteur du gaz et décida que pour ne pas déranger Antoinette il irait dormir dans la chambre d'amis. En réalité, il avait un peu peur d'elle, ce soir, et préférait se tenir à distance.

Plaisir de M. Deume de s'insinuer entre les draps frais. Joies petites, et par conséquent complètes et sans désillusions, d'ordonner à ses orteils une petite danse délassante, puis de chercher la bouillotte avec les pieds et de jouer un peu avec elle, puis de retirer les pieds pour avoir froid juste un moment, puis de

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mettre un pied sous la bouillotte et de la soulever un peu, ce qui faisait un petit changement. Et puis tant pis si ce monsieur n'était pas venu. Lui, il était bien dans son lit Soudain, dehors, illuminations des éclairs sitôt disparus, colères des tonnerres successifs, puis bousculade d une immense pluie. Un vrai oraze, murmura le petit père, et il sourit de confort.

Qu'on était bien chez soi, au sec, abrité par la chère villa.

Pauvres vagabonds sans feu ni lieu, pensa-t-il en mettant ses pieds sur la bouillotte qui était juste bien, chaude mais pas brûlante. Oui, pauvres vagabonds errant en ce moment sur les routes, s'abritant sous des arbres, les malheureux. Il soupira de sincère compassion cependant que dans la chambre voisine son épouse contemplait sur la courtepointe les actions Nestlé au porteur qu'elle avait achetées en secret.

Il boucha ses oreilles avec les boules de cire de Mme van Offel, éteignit la lampe de chevet et se tourna du côté du mur en souriant. Oh oui, il jouissait d'une bonne santé. Une vingtaine d'années encore en tout cas. Dire demain à Martha qu'il avait beaucoup de sympathie pour les socialistes. Ainsi, en cas de révolution, elle pourrait témoigner en sa faveur. De nouveau, il sourit. Oui, ça avait bien réussi, sa peinture blanche sur les tuyaux de la cuisine. C'est qu'il avait employé la meilleure qualité et puis mis trois couches. Demain matin, il irait voir si la troisième était sèche. Elle était peut-être déjà sèche maintenant. Et s'il y allait, juste une minute, pour voir?

Dans la cuisine, en chemise de nuit et chaussons, il se pencha sur un des tuyaux, l'effleura de l'index. Eh oui, c'était bien sec !

Il sourit aux tuyaux éblouissants de blancheur, les aima d'amour.

Debout dans le salon, Adrien Deume dénoua sa cravate, avala un whisky, grignota le dernier petit

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four, consulta une fois de plus sa montre. Onze heures dix.

Rester encore une minute ou deux. Oh, il savait bien que le type n'allait pas rappliquer, mais c'était pour le cas où il téléphonerait. Ce serait tout de même quelque chose vis-à-vis de la famille s'il téléphonait pour s'excuser, pour expliquer au moins, bon Dieu.

—Un lapin de ce calibre, vraiment, c'est trop fort de café. À moins qu'il ne soit mort.

Évidemment, s'il était mort, c'était une excuse valable. En ce cas aller à son enterrement, il lui devait bien ça. Aux enterrements des huiles, il y avait des occasions de connaissances intéressantes. Mais il n'était même pas mort d'ailleurs, il sentait ça, c'était pas un type à claquer tout d'un coup, il faisait jeune encore. Le mystère, c'était qu'il avait dit à Mammie qu'il viendrait sûrement. Alors quoi, nom de Dieu, quoi? On n'avait pas le droit de faire des coups pareils !

D'abord, il ne venait pas dîner, tout ce caviar, nom de Dieu, ensuite il promettait formellement d'être ici à dix heures, et rien du tout ! Non, non, ce n'était pas admissible !

—À moins qu'il n'ait oublié l'adresse?

Non, ça ne tenait pas debout Quand on oubliait une adresse, on consultait l'annuaire du téléphone. Donc, pas d'excuse, à moins que claqué. D'ailleurs, il sentait bien qu'il ne téléphonerait pas. Nom de Dieu, on ne faisait pas des coups pareils, même si on était le pape. Enfin, il était membre A.

Tiens, fini l'orage. Membre A, oui.

À onze heures et quart, après un deuxième whisky, il sortit du salon, gravit lentement l'escalier, ponctuant chaque marche d'un mot malodorant cependant que retentissaient les ronflements courroucés de Mammie. Sur le palier du deuxième étage, il s'arrêta. Aller discuter de la chose avec Ariane? Ce serait un réconfort, il pourrait voir avec elle ce qu'il y aurait lieu de faire demain matin si le S.S.G. ne le convo-244

quait pas pour lui donner une explication et surtout pour le charger de ses excuses auprès de Mammie et d'Ariane, deux dames, quoi. Des excuses sauveraient la face. Oui, si demain à midi pas convoqué par le S.S.G., demander à le voir, ce serait facile, il était bien avec la Wilson, il lui avait apporté des calissons, au retour de Valescure. Frapper chez Ariane? Elle devait déjà dormir, elle n'aimait pas être réveillée. Non, ne pas y aller. Surtout qu'elle n'était pas commode, ces temps-ci.

—Le chic, ça serait qu'il ait eu une crise cardiaque avec étouffements et caetera, c'est ça qui liquiderait le lapin, et même si c'est une blague, on s'en fout, pourvu que ça fasse excuse honorable vis-à-vis de la famille, et puis vis-à-vis de moi aussi, par rapport à lui, pour qu'il ne me méprise pas. Nom de Dieu, qu'il me raconte une blague, c'est tout ce que je lui demande.

Demain, lui demander tout de suite si un malaise subit l'a empêché de venir, ça lui donnera l'idée de la blague, alors mon honneur sera sauf. Oui, mais si je demande à le voir après ce lapin, ça aura peut-être l'air d'aller lui faire des reproches. Oh là là, zut alors.

Dans sa chambre, il jeta son smoking neuf sur une chaise, avec dégoût. Son vieux pyjama endossé, il resta devant le lit à regarder son malheur, les yeux immobiles. Après tout quoi, il avait bien le droit de la réveiller, c'était une circonstance exceptionnelle. Il revêtit un bon pyjama, fraîchement repassé, chaussa des mules neuves, donna un coup de peigne à son collier de barbe. Onze heures vingt-six. Oui, en somme y aller.

—Après tout, je suis son mari, quoi.

Belle Du Seigneur
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