XIII

Le concierge de l'hôtel Ritz considéra avec méfiance les bas gorge-de-pigeon du petit vieillard qui se tenait devant lui, un anneau d'or à l'oreille, une toque de castor à la main et un imperméable sur le bras, cependant que les trois petits grooms, sagement assis sur une banquette et balançant leurs pieds, commentaient à voix basse, presque sans remuer les lèvres.

— Vous avez rendez-vous ?

— Rendez-vous dans l'œil de ta sœur! répondit tranquillement l'étrange personnage en se recoiffant de sa toque. Sache, ô janissaire, sache, ô redingote brune avec de l'or inutile dessus, sache que je suis l'oncle, un point c'est tout, et tu n'as pas à savoir si j'ai un rendez-vous ou non, quoique j'en aie un, donné hier à l'engin téléphone par la dame à voix raffinée, pour ce jour d'hui, premier de juin à neuf heures, mais j'ai pensé que huit heures serait mieux, car ainsi nous prendrons le café du matin ensemble.

—Alors, vous avez rendez-vous pour neuf heures?

Ivre de bonheur et rendu insolent par la présence proche de son neveu, Saltiel n'entendit même pas.

—Je suis l'oncle, poursuivit-il, et si tu veux que je te montre mon passeport authentique et non contre fait, tu constateras que mon nom est Solal, comme le sien ! Son oncle, propre frère de sa propre mère, qui 144

était une Solal également, mais de la branche cadette, qui est la branche aînée en réalité ! Mais laissons cela. Et quand je dis son oncle, c'est son père que je devrais dire car il m'a toujours préféré à son auteur selon la nature ! Ainsi est la vie, mon ami, et les inclinations du cœur ne se commandent pas ! Tel est fait pour être aimé, tel autre pour être moins aimé ! Tel est chef en la Société des Nations par l'effet de son cerveau, tel autre est concierge d'hôtel, esclave de tout arrivant et tendant la main à tout partant !

Que Dieu le console en sa basse station ! Bref, je viens le voir en dehors du rendez-vous de neuf heures parce que mon plaisir est de prendre le petit café du matin en sa compagnie car je le tins sur mes genoux lors de son entrée dans l'Alliance, en son huitième jour, et mon plaisir est également de causer avec lui sur divers sujets élevés, tout en savourant son luxe, mais non sans amertume car on lui demande sûrement trop cher dans cet hôtel où je constate que les lampes électriques sont encore allumées à huit heures du matin, ce qui augmente les frais généraux ! Et qui les paie ? Lui ! Or, qui touche à son portefeuille me vole personnellement ! Et est-ce que cela te trouerait le ventre d'éteindre les électricités alors qu'il fait dehors un soleil de Pharaon?

— Qui dois-je annoncer? demanda le concierge qui décida de ne pas expulser immédiatement le fou car c'était peut-être vrai, après tout, qu'il était un parent, et avec ces étrangers on ne savait jamais.

— Puisqu'il te faut justifier tes gains et les deux clefs dorées de ton col, annonce Saltiel des Solal, son oncle unique et descendu vivant d'une machine volante frétée à Londres où je fus pour étudier les mœurs et coutumes britanniques, après bien d'autres voyages, soit par truchement de locomotives, soit par voie de nuages, soit par routes marines, toujours en vue de l'augmentation des connaissances et de l'exploration du cœur humain. Mais maintenant me voici

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en ce lieu, convoqué par mon neveu et fils de l'âme ! J'ai dit, et fais maintenant ton devoir de serviteur!

Récepteur en main, le concierge annonça la visite, écouta la réponse, raccrocha, fit un sourire aimable et pria le visiteur de bien vouloir prendre la peine de monter. Alors, Saltiel croisa les bras à la manière d'un amiral.

— Sois bien vu du roi, énonça-t-il, et l'arrogante vipère fera retentir les chants humbles du canari! Ainsi suis-je, mon ami, gracieux avec les gracieux, mais rugissant avec les rugissants et lion avec les hyènes ! Mais pitié pour les subalternes et oublions le passé ! Dis-moi le numéro de sa chambre.

— Appartement trente-sept, monsieur, mais un chasseur va vous conduire.

Sur un signe de son chef, un des grooms se leva et Saltiel considéra avec curiosité l'uniforme rouge du petit garçon si bien peigné, les epaulettes d'or tressé, les boutons étincelants de la courte veste, les galons d'or du pantalon et des manches.

«Chassant déjà à cet âge! pensa-t-il. Quelles mœurs ! Et de plus, vêtu comme le prince de Galles ! Autre augmentation des frais généraux ! » Se mordant la lèvre pour garder son sérieux, le groom l'invita à le suivre. Mais à deux mètres de l'ascenseur, Saltiel s'arrêta, troublé par une pensée soudaine. Tous ces domestiques allaient maintenant faire courir le bruit que l'illustre client avait un oncle sans courtoisie et qu'il appartenait en conséquence à une famille sans distinction. Eh bien, il allait montrer à ces Européens qu'il savait se conduire et qu'il avait l'habitude du grand monde.

—Après vous, sourit-il aimablement au minus cule domestique en gants blancs qui se tenait immo bile devant l'ascenseur.

Le groom obéit, cramoisi d'hilarité contenue, et Saltiel le suivit avec la démarche à la fois glissante et 146

ondulée qui lui semblait le summum des manières diplomatiques.

—Retournez à vos travaux, enfant, dit-il lorsque l'ascenseur se fut arrêté au troisième étage. Inutile de m'accompagner, je trouverai tout seul l'appartement numéroté. Voici dix centimes suisses pour vous ache ter une friandise ou en faire offrande à votre mère de bon renom, selon que votre cœur dira.

II fut choqué par l'ingratitude du petit effronté qui n'avait même pas remercié. Qu'avait-il fait d'autre, ce fils de roi, que d'appuyer sur un bouton de cette locomotive verticale? Et que lui fallait-il comme pourboire, à ce jeune seigneur? Deux sous, d'accord, mais suisses, autrement dit deux gouttes d'or !

Son indignation calmée, il sourit dans le couloir désert et se félicita d'avoir su se débarrasser du prince de Galles. Ainsi, il pourrait préparer tranquillement son entrée et faire bonne impression. Il sortit une glace de poche et s'y mira. Le col rabattu était bien, très propre et très empesé. Bonne idée d'avoir repassé sa redingote ce matin. L'œillet rouge à la boutonnière s'harmonisait avec le gilet à fleurs et d'ailleurs les ministres anglais avaient toujours la boutonnière fleurie. Il lissa sa fine houppe de cheveux blancs, puis pencha sa toque sur l'oreille car il avait remarqué que lorsque son neveu était en habit il mettait son beau haut-de-forme toujours un peu de côté.

—Oui, la toque un peu de travers fait plus moderne, plus gai, et puis plus important aussi.

Il fit descendre le petit miroir, l'arrêta en face des genoux.

Les culottes étaient bien assujetties par la boucle de vieil argent. Hier soir, Mangeclous avait critiqué ces culottes de l'ancien temps. Jalousie, évidemment. Il avait toujours porté des culottes et ce n'était pas à son âge qu'il allait changer. Bref, il était présentable. Il eut un grand soupir souriant. Dire que son neveu était là, derrière cette porte, qui pensait à 147

lui et l'attendait. Oui, dès qu'il entrerait, il l'embrasserait et puis il le bénirait. Il chassa un chat de sa gorge et, son vieux cœur scandant fort, il s'approcha de Ta porte émouvante, frappa doucement. Pas de réponse. Il osa frapper plus fort.

La porte s'ouvrit et Solal en somptueuse robe de chambre se pencha, baisa la main de Saltiel dont les jambes fléchirent. Ce baisemain le bouleversait et il ne trouvait rien à dire. Il n'osa pas embrasser son neveu, trop grand d'ailleurs, qui le considérait en souriant Pour se donner une contenance, il frotta ses mains l'une contre l'autre, puis demanda à Sol s'il allait bien. La réponse ayant été affirmative, il se frotta de nouveau les mains.

—Dieu soit loué. Moi aussi, je vais très bien, merci. Il fait un temps superbe aujourd'hui, ajouta-t-il après un silence.

Enfin, Solal eut pitié et mit fin à l'embarras du petit oncle en l'embrassant sur ses joues si bien rasées. Saltiel rendit les baisers, se moucha, murmura une bénédiction, regarda autour de lui, s'épanouit.

— Beau salon, mon fils. Que tu en jouisses longtemps, mon chéri. Mais je vois que la fenêtre est ouverte, fais attention aux courants d'air, mon enfant, et sache qu'un peu de vaseline mentholée dans les narines préserve des rhumes.

Alors, Sol, la politique, tout va bien? Tu es content des diverses nations?

— Elles se conduisent bien, répondit gravement Solal.

Il y eut un nouveau silence que Saltiel n'osa pas troubler.

Sol devait remuer dans sa tête des pensées importantes et préparer peut-être quelque discours difficile. Il décida de le laisser tranquille un moment, pour ne pas lui faire perdre le fil. Il croisa les bras et se tint sage, suivant du regard son neveu qui arpentait le salon. Comme il était haut ! Et dire qu'il l'avait tenu sur ses genoux le jour de la circoncision ! C'était un bébé qui 148

pleurait, et maintenant un seigneur, chef des nations. Louange à Dieu qui savait ce qu'il faisait ! Oui, certainement, c'était la raison. S'il parlait peu, c'était qu'il était préoccupé par son discours ou peut-être par une décision d'où allait dépendre le sort de quelque pays. Et dire que la décision, c'était l'Anglais de malheur, le censément supérieur de Sol, qui irait à droite et à gauche s'en dire l'auteur et en tirer profit ! Ce sous devant secrétaire général était une arête dans son gosier et il n'arrivait pas à l'avaler. Mais quand diable cet Anglais se déciderait-il à donner sa démission et à laisser la place à un homme vraiment capable? Certes, il ne souhaitait pas la mort de cet inutile Anglais, mais s'il plaisait à Dieu de l'affliger de quelque rhumatisme qui l'obligerait à prendre sa retraite, eh bien, que faire, ce serait la volonté de l'Étemel.

— Oncle, le dîner de ce soir, chez ces Deume, irai-je ou n'irai-je pas? Décidez.

— Que te dirai-je, mon fils? Je ne suis pas compétent. Si c'est ton plaisir, il faut y aller.

Solal ouvrit un tiroir, en sortit des billets de banque, les tendit à son oncle qui les compta, puis regarda le donateur avec fierté, les yeux brillants de larmes sur-gies. Ce fils de roi qui vous offrait dix mille francs suisses comme s'il s'agissait d'un bonbon à la menthe !

—Béni sois-tu, mon enfant, et merci du fond de l'âme, mais je n'en ai nul besoin. Je suis trop vieux pour tant d'argent et qu'en ferais-je? Garde l'argent de tes sueurs, mon chéri, mais pas dans un tiroir, même fermant à clef, car une clef peut être contrefaite et c'est le destin des clefs. Enfonce ces billets dans ta poche et mets des épingles doubles, car les poches s'entrouvrent et c'est leur habitude. Et maintenant, mon trésor, sache que rien ne m'échappe et j'ai bien vu que tu as besoin d'être seul pour réfléchir au dîner de ce soir. Alors, moi, je vais aller en bas et je m'ins tallerai dans un fauteuil et je ne m'ennuierai pas, sois 149

tranquille, je regarderai les allées et venues des personnalités, c'est un passe-temps. Tu me feras rappeler quand tu auras fini de réfléchir. À tout à l'heure, mes yeux, Dieu avec toi.

Arrivé dans le hall, l'angoisse le reprit. En somme, il avait un peu insulté le concierge tout à l'heure. Ce félon serait capable de se venger de l'oncle sur le neveu, en détruisant quelque lettre importante, ou Dieu sait quelle autre perfidie ! Il fallait absolument entrer dans les bonnes grâces du traître et calmer sa soif de vengeance.

Il s'approcha du petit bureau, s'accouda d'un air bénin et dit au concierge : «Mon neveu m'a parlé de vous, il vous estime beaucoup. » Le concierge ahuri remercia et Saltiel fît un sourire charmeur au méchant neutralisé, chercha une autre amabilité pour augmenter la sympathie. «Vous êtes citoyen suisse, je suppose?» Le concierge dit oui à regret, choqué qu'un gros bonnet de la Société des Nations pût être le neveu de ce toqué en culottes. Évidemment, avec ces étrangers il fallait s'attendre à tout, et on ne savait pas trop d'où ça sortait, tout ça.

— Félicitations, dit Saltiel. La Suisse est un sage et noble pays, elle a vraiment tout pour plaire, et c'est de tout cœur que je forme des vœux pour sa prospérité, bien qu'elle n'en ait nul besoin car elle mène très bien sa barque. Et cet hôtel est fort bien tenu, et après tout on peut laisser l'électricité allumée, c'est plus gai.

(Après un silence, il se dit que quelques détails sur Sol pourraient intéresser ce morne individu et finir de l'amadouer.) Imaginez-vous, cher concierge, que comme tous les premiers-nés de la branche aînée des Solal, mon neveu a Solal pour prénom ! C'est une tradition ! Et même sur l'acte rabbinique de naissance il est inscrit comme Solal XIV des Solal, fils du révéré grand rabbin de Céphalonie et descendant du grand prêtre Aaron, frère de Moïse! Intéressant, n'est-ce

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pas? Apprenez en outre, agréable concierge, que mes quatre cousins et moi-même avons l'honneur d'appartenir à la branche cadette ! Après quelques siècles de vie parfois délicieuse, parfois moins délicieuse, dans diverses provinces françaises, nous sommes venus en l'an 1799 rejoindre en l'île grecque de Céphalonie la branche aînée qui s'y était réfugiée en 1492 à la suite de l'expulsion des Israélites d'Espagne ! Maudit Tor-quemada ! Vomissons-le ! Mais sachez que nous cinq, les Solal Cadets, dits les Valeureux de France, sachez que nous avons été faits citoyens français parfaits par l'effet du charmant décret de l'Assemblée nationale du vingt-sept septembre 1791 et que nous sommes demeurés fièrement citoyens français, immatriculés au consulat de Céphalonie, parlant avec émotion le doux parler du noble pays mais agrémenté de mots anciens du Comtat Venaissin de nous seuls connus, et durant les veillées d'hiver lisant en pleurs Ronsard et Racine, et sachez enfin, estimable concierge, que Mangeclous et Michael ont fait leur service au cent quarante et unième d'infanterie à Marseille, les trois autres dont moi-même n'ayant pas été reconnus aptes aux fatigues militaires, ce qui fut une déception, mais que faire? La sonnerie du téléphone l'interrompit et le concierge, ayant raccroché, l'informa que son neveu le réclamait. «Très heureux de cet entretien, et par faveur veuillez accepter un bonbon à l'anis», dit Sal-tiel qui tendit au concierge sa petite boîte de douceurs, s'inclina avec grâce et s'en fut, satisfait de sa ruse.

Désormais plus de danger pour Sol, il avait charmé le concierge! C'est aimablement qu'après une offre de bonbon à la réglisse « plus adapté à votre âge», il refusa l'ascenseur à l'autre possible ennemi contrecarré, le petit prince vêtu de rouge et boutonné d'or. Cette cage montante et descendante ne lui disait rien qui vaille. Le câble pouvait se rompre et il avait ses doutes sur la vie future.

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— Suprême, ce café de luxe, il m'a conforté l'âme, dit Saltiel, et il se versa une deuxième tasse qu'il huma puis sirota avec les petits bruits indispensables de dégustation. Le plateau, les deux pots et les cuillers sont en argent, je vois les poinçons, Dieu soit loué en vérité. Ah, si ta pauvre maman pouvait te voir au milieu de toute cette argenterie ! À propos, j'ai oublié de te raconter qu'après notre visite de l'année passée, lorsque nous t'avons quitté, imagine-toi, nous sommes allés dans une montagne nommée Salève, tout près de Genève, une idée de Mangeclous.

Huit cents mètres de dimension quant à la hauteur! Des précipices, mon enfant, et des vaches en liberté! Avec des cornes d'un mètre, sans exagération ! Et des regards d'une bêtise et d'un manque de sentiment incroyable ! Tous ces Gentils qui paient pour se faire encorner dans des montagnes, pour y mourir de froid et trébucher sur des pierres en grande fatigue, cela passe mon entendement! Oui, je veux bien une autre tasse de café puisqu'il en reste et à quoi bon leur en laisser, ils te le font payer assez cher. Merci, mon fils, que l'Éternel te garde et qu'il te soit gracieux. Ah, mon fils, quel bonheur de te savoir à Genève, petite république mais grande par le cœur, patrie de la Croix-Rouge et de la bonté ! Quelle différence avec l'Allemagne! À

propos, imagine-toi qu'hier après-midi Mangeclous est venu me dire en grande confidence qu'il veut acheter des chiens enragés à l'Institut Pasteur pour les introduire secrètement en Allemagne afin qu'ils mordent quelques Allemands qui, pris de rage à leur tour, mordront d'autres Allemands et ainsi de suite jusqu'à ce que tous ces maudits se mordent les uns les autres. Je lui ai formellement interdit une abomination pareille, lui expliquant que justement nous ne sommes pas des Allemands, nous ! Enfin nous avons beaucoup discuté et il s'est reconnu vaincu!

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Après, je suis sorti avec Salomon pour respirer l'air du lac, et nous nous sommes promenés en nous tenant par le petit doigt.

Après, nous sommes allés voir le Mur de la Réformation qui est magnifique. Nous nous sommes découverts devant les quatre grands Réformateurs et nous avons observé une minute de silence parce que le protestantisme est une noble religion, et d'ailleurs les protestants sont très honnêtes, très corrects, c'est connu. Il fallait voir Salomon, tout droit comme un soldat, très sérieux, avec son petit chapeau de paille à la main. Il a même voulu une minute de silence de plus. Je trouve que le seigneur Calvin a un peu le caractère de notre maître Moïse, enfin un peu seulement car notre maître Moïse est incomparable, il a été le seul ami de l'Éternel, et il n'y en a pas eu d'autre, alors tu penses ! Mais enfin ce Calvin me plaît beaucoup, sévère mais juste, et on ne plaisante pas avec lui ! Après, nous sommes allés regarder l'Université qui est juste en face. J'ai appris par cœur la devise qui est gravée au-dessus de la grande porte, je vais te la dire, tu vas voir : « Le peuple de Genève, en consacrant cet édifice aux études supérieures, rend hommage aux bienfaits de l'instruction, garantie fondamentale de ses libertés.» N'est-ce pas que c'est beau? Cette phrase, c'est un grand peuple qui l'a pensée, crois-moi ! J'ai essuyé une larme furtive, je dois l'avouer. Quant à Salomon, il a ôté son chapeau et il a voulu faire une autre minute de silence, devant l'Université, cette fois !

Voilà, je t'ai raconté ma journée d'hier. À propos, mon chéri, ton chef, cet Anglais, va toujours bien?

— Très bien, sourit Sola!.

— Grâce à Dieu, dit Saltiel, et il soupira. Mais pourtant, c'est une personne d'un âge avancé.

— Il a une santé de fer.

— Grâce à Dieu, dit Saltiel, et il toussota. Donc, tu es satisfait de la politique mondiale. Mais fais attention, si ce Hitler t'invite à déjeuner, refuse! Naturel-153

lement, si tu es obligé d'accepter à cause de ta situation, vas-y, mais explique-lui que tu as mal au foie et que tu ne dois rien manger. Il m'est revenu qu'il a une armoire pleine de poisons.

Donc, ne mange rien chez lui, pour l'amour du ciel, et s'il se fâche, tant pis ! Qu'il se fâche et qu'il crève et maudit soit son nez! Mets-toi bien avec les Français et les Anglais, voilà. Dans les lettres, flatte-les un peu, haute considération et ainsi de suite.

Et alors, mon fils, qu'as-tu décidé pour ce dîner de ce soir?

— J'irai.

— De hautes personnalités, je suppose?

— Elle est belle, et Ariane est son nom.

— Israélite, mon fils?

— Non. Une dernière fois la voir ce soir et après fini, je la laisse tranquille. Au revoir, oncle.

Il le coiffa de sa toque, lui baisa l'épaule, le conduisit jusqu'à la porte, et le pauvre Saltiel se trouva, égaré, dans le couloir aux lumières tamisées. Il descendit lentement l'escalier, frottant son nez, grattant son front. Une vraie manie, décidément ! Cet enfant ne trouvait plaisantes que les filles des Gentils ! D'abord il y avait eu la consulesse, puis la cousine de la consulesse, cette dame Aude qui était morte, la pauvre, et Dieu savait combien d'autres ensuite, et maintenant cette Ariane ! Bien sûr, toutes ces personnes blondes étaient charmantes, mais enfin il y avait aussi des Israélites charmantes, instruites et récitant des poésies. Que leur manquait-il donc, à part la blondeur?

Après un salut mélancolique au concierge, il sortit dans la rue où des mouettes à l'œil antisémite volaient en rond et criaient sottement, furieuses de faim. Il s'arrêta devant le lac. Quelle belle eau, si propre, on paierait pour en boire. Ils en avaient de la chance, ces Suisses. Se remettant en marche, il s'adressa à son neveu.

—Note bien, mon chéri, que je n'ai rien contre les 154

Chrétiens et j'ai toujours dit qu'un bon Chrétien vaut mieux qu'un moins bon Juif. Mais tu comprends, avec une des nôtres, tu es en famille, tu peux parler de tout avec elle, frère et sœur pour ainsi dire. Tandis qu'avec une Chrétienne, même la plus charmante et de sang doux, il vaut mieux ne pas parler de certaines choses pour ne pas l'ennuyer ou l'offenser, et puis elle ne les comprendra jamais comme nous, nos malheurs, nos tribulations. Et puis vois-tu, même si elle est charmante, dans ses yeux il y aura toujours un petit coin qui t'observera et qui pensera quelquefois une pensée pas aimable, un jour de dispute, une pensée contre les nôtres. Ils ne sont pas méchants, les Gentils, mais ils se trompent. Ils pensent mal de nous en croyant que c'est vrai, les pauvres. Il faudra que j'écrive un livre pour bien leur expliquer qu'ils ont tort. Et puis, vois-tu, tous les vingt ou trente ans, enfin dans chaque vie d'homme, il nous arrive une catastrophe. Avant-hier les pogromes en Russie et ailleurs, hier l'affaire Dreyfus, aujourd'hui la grande méchanceté des Allemands, demain Dieu sait quoi. Alors ces catastrophes il vaut mieux les passer avec une bonne Juive qui sera toute avec toi. Ah, mon chéri, pourquoi m'as-tu renvoyé sans me laisser le temps de te raisonner?

Perdu dans ses réflexions, il allait, frottant son nez, grattant son front. Évidemment, Sol avait promis de laisser tranquille cette personne Ariane. Mais malheureusement elle lui plaisait, il l'avait dit. Alors, lorsqu'il la verrait ce soir à ce dîner elle serait tellement délicate et blonde qu'il oublierait sa résolution, et voilà, il la regarderait d'une certaine façon profonde, il lui montrerait ses dents, et la malheureuse serait capturée, car il avait le sang doux, il leur plaisait. Ce démon n'avait-il pas, en sa seizième année, enlevé une superbe consulessc française, longue et large? Il soupira.

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—Une seule chose à faire, lui trouver une des nôtres.

Il battit des mains. Oui, mettre cette demoiselle Ariane en concurrence avec une vierge israélite parfaite, avec beauté, santé, robes de luxe, poésies, piano, bain tous les jours et glissades modernes sur la neige. La candidate une fois trouvée, il en vanterait les délices à son neveu, il lui tiendrait un discours convaincant et sa langue serait comme le burin d'un scribe expert. Bref, on l'embrouillerait un peu et on le marierait vite, et assez de ces fantaisies !

—En avant chez le rabbin! Voyons un peu ce qu'il a à nous offrir !

xrv

À deux heures de l'après-midi, Mme Deume et son fils adoptif s'installèrent au salon, elle en cache-corset saumon et lui en pantalon de golf. Nouées à leurs souliers, des semelles amovibles en feutre étaient destinées à la protection des parquets.

— Alors, mon chéri, comment s'est passée ta première matinée de membre A au Palais? demanda l'osseuse dame à tête de dromadaire sentencieux, au cou de laquelle pendait un court ligament de peau, terminé par une petite boule charnue, insonore grelot sans cesse balancé.

— Très bien, dit simplement Adrien qui tenait à faire le désinvolte et l'habitué. Très bien, répéta-t-il, sauf que la serrure de ma bibliothèque vitrée était défectueuse. À vrai dire, elle fonctionnait, mais il fallait un effort chaque fois, tu penses si j'ai dit son fait au petit bonhomme du matériel, il m'a envoyé tout de suite un serrurier. Un membre A, ça se soigne.

— Bien sûr, mon chéri, approuva Mme Deume, et elle sourit, ses longues incisives supérieures reposant obliquement sur le mol coussinet de la lèvre inférieure. Écoute, j'espère que tu excuseras ce pauvre petit lonche de sandwiches qui n'est vraiment pas digne d'un membre A, mais que veux-tu, un jour pareil, j'ai eu autre chose en tête, et puis tu n'en auras que plus 157

d'appétit ce soir. (Elle se tut brusquement, roula entre ses doigts sa boulette, vivante breloque dont, en ses moments de méditation, elle aimait éprouver l'élastique densité.) Qu'est-ce qu'il y a, mon Didi? Tu as tout à coup ta tête soucieuse. C'est à cause d'elle? Confie-toi à ta Mammie.

—C'est ce sacré billet à sa porte. Toujours cette rengaine, qu'elle dort et qu'il ne faut pas la réveiller.

Une sale habitude, ces somnifères qu'elle prend.

Elle porta de nouveau sa main à son pendentif viandu, le mania entre deux doigts experts, soupira, mais estima que ce n'était pas le moment de dire tout ce qu'elle pensait. En ce jour solennel où l'on allait avoir à dîner monsieur le sous-secrétaire général de la Société des Nations, Didi avait besoin de toute son énergie.

— Que veux-tu, elle aurait besoin d'un intérêt dans la vie, ne put-elle pourtant s'empêcher de dire. Ah, si elle pouvait s'occuper un peu du ménage! C'est de rester des heures dans sa chambre à lire des romans qui lui donne des insomnies, la pauvre chère.

— Je lui parlerai sérieusement demain quand on n'aura plus le souci de l'invitation, dit Adrien. Et ce somnifère, tu te rends compte, c'est parce qu'on est rentrés à minuit de chez les Johnson. À propos, je n'ai pas eu le temps ce matin de te raconter comment ça s'est passé, ce dîner. Très chic, grand luxe, on était dix-huit. Service impeccable. Tout du grand monde. C'est à mon A que je dois cette invitation. Tu comprends, j'existe pour Johnson maintenant. Le S.S.G. était là, très élégant, mais il n'a presque pas parlé. Juste un peu avec Lady Haggard qui est une intime des Johnson, ils s'appellent par leurs prénoms, les Johnson lui disant Jane à tout bout de champ. Elle est donc la femme du consul général de Grande-Bretagne mais qui a rang de ministre plénipotentiaire, vu l'importance du poste de Genève, ça se fait quelquefois, il 158

n'était pas là, parce qu'il est grippé. Elle est jolie, beaucoup plus jeune que son mari, dans les trente-deux maximum, elle mangeait des yeux le S.S.G. Quand on a passé au salon, enfin au plus grand, parce qu'il y en a une enfilade de trois, tu te rends compte...

— Chez les van Offel aussi il y a trois salons en enfilade, interrompit Mme Deume avec un sourire modeste, et elle respira fortement par le nez.

— Oui donc, quand on a passé au salon, Lady Haggard s'est assise à côté du S.S.G., et elle n'a fait que lui parler, vraiment elle lui faisait la cour, et alors imagine-toi que comme on parlait d'une grotte qu'il y a dans la campagne des Johnson, elle lui a proposé de la lui montrer. Ce qui s'est passé dans la grotte, moi je n'en sais rien. Motus ! Et puis en partant elle lui a proposé de le reconduire au Ritz dans sa voiture, parce qu'il n'avait pas la sienne, en réparation peut-être, quoique ça m'étonnerait, c'est une Rolls. Ce qui s'est passé entre eux, hein, moi je ne garantis rien, mystère et boule de gomme ! J'ai oublié, il y avait aussi le conseiller de la légation de Roumanie, à gauche de madame Johnson donc, le S.S.G. étant à sa droite. Tu vois dans quel monde mon A me fait entrer, hein?

— Oui, mon chéri, dit Mme Deume, heureuse des succès mondains de son fils adoptif, mais ulcérée de ne pas les partager et peu soucieuse d'avoir des détails sur ce grand monde qui l'ignorait.

— Bon, assez bavardé. Dis-moi, Mammie, il y a une petite chose qui me tracasse. Ce pauvre Papi est monté tout triste dans son cagibi après le déjeuner, tu l'as tout de même un peu trop expédié, tu sais.

— Mais pas du tout, je lui ai expliqué gentiment que je devais discuter tranquillement avec toi des préparatifs pour ce soir, je lui ai même dit mon cher Hippolyte, alors tu vois.

— Oui, mais il se sent mis de côté.

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— Mais pas du tout, il a son guide des convenances. C'est vrai, j'ai oublié de te dire, imagine-toi qu'il a filé en ville dare-dare ce matin pour s'acheter un livre de savoir-vivre, et sans m'avertir, note bien, sans me consulter! Monsieur a voulu me placer devant le fait accompli ! Je sais bien que c'est sur son argent de poche, mais tout de même, il devrait avoir un peu plus d'égards. Enfin, je lui ai pardonné de bon cœur. Si au moins ça le faisait tenir tranquille, mais toute la sainte matinée, pendant que tu étais au Palais, il m'a suivie pour me lire son livre que je n'écoutais que d'une oreille, je te prie de le croire, ayant bien d'autres choses en tête.

— Enfin, tâche de le faire participer un peu. Il n'a pas dit un mot à table, il se sent exclu, le pauvre.

— Mais bien sûr que je le fais participer. Ce matin, je l'ai fait aller et venir dans le corridor, il n'y a rien de mieux que ces semelles de feutre pour donner une finition au parquet. Il était tout content de rendre service.

— Bon. (Il ponctua ce monosyllabe en vidant sa pipe d'un geste brusque d'homme d'action que Mme Deume admira.

Oui, son Didi tenait d'elle, un vrai Leerberghe. Mais elle fit une note mentale: «Faire nettoyer le cendrier par Martha, et qu'elle repasse l'aspirateur sous le guéridon.») Alors, Mammie, où en sommes-nous de ces préparatifs? Notre invité arrive donc à sept heures et demie. J'aurais d'ailleurs dû lui dire huit heures.

— Pourquoi?

— Ça fait plus chic. Chez les Kanakis, les dîners sont toujours à huit heures, chez les Rasset et les Johnson aussi. Tu comprends, j'étais un peu ému tout de même lorsque j'ai lancé mon hameçon d'invitation. (Il aima cette image.) Enfin, tant pis, ce qui est fait est fait. L'important, c'est que je suis le seul de ma section à avoir le S.S.G. à dîner. À moins que 160

Vévé, non, je ne crois pas. Bon. Alors, dis-moi un peu où nous en sommes, ce qui a été fait et ce qui reste à faire, bref, un petit rapport de la situation, que je puisse m'orienter un peu, mais vite parce qu'il est déjà deux heures vingt et j'ai un tas de courses en ville. Si j'avais pu, j'aurais pris congé ce matin aussi, mais avec l'humeur de Vévé, ces temps-ci. Tu comprends, il ne peut pas digérer mon A, d'autant que maintenant il voit sûrement en moi un successeur possible.

— Oui, mon Didi, dit-elle en le chérissant du regard.

— Enfin, c'est encore heureux que j'aie pu avoir congé cet après-midi, et tu comprends, je ne pouvais pas lui dire que c'est à cause du dîner S.S.G., parce que c'est pour le coup qu'il ne pourrait plus me sentir.

— Oui, mon chéri, bien sûr. Mais quelles courses as-tu à faire?

— Bougies, entre autres. On dînera aux bougies. Ça se fait beaucoup maintenant.

— Mais, mon chéri, nous en avons des bougies !

— Non, dit-il d'un ton sans réplique. (Il ralluma sa pipe, en tira une bouffée magistrale.) Elles sont à torsades, ça fait vieux jeu. Il en faut des toutes simples, comme chez les Rasset.

(Mme Deume fit une tête de marbre, les Rasset ne l'ayant jamais invitée.) Et puis, ce n'est pas tout, je vais changer les vins. Imagine-toi que Goretta m'a envoyé du bordeaux 1924 et du bourgogne 1926. Ce sont d'assez bonnes années et il a cru que ça passerait. Mais moi je vais exiger du saint-émi-lion 1928, du château-lafite 1928 également, et du beaune 1929, qui sont de très très grandes années, je dirais même des années suprêmes. (Compétence récente, puisée dans un ouvrage sur les vins, acheté la veille.) Plutôt que de téléphoner, je vais y aller moi-même et faire le changement illico. Ils ont cru me posséder mais ils vont voir à qui ils ont affaire !

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— Oui, mon chéri, fit Mme Deume, titillée par la virilité de son Didi.

— Et puis il faudra des fleurs.

— Mais on en a dans le jardin, j'allais justement en cueillir!

— Non, il faut des fleurs à tout casser!

— Quelles fleurs, mon chéri? demanda-t-elle tout en arrangeant la cravate de son mâle.

— Je verrai. Des orchidées peut-être. Ou encore des nénuphars qu'on laisse flotter dans un vase rempli d'eau au milieu de la table.

— Mais ça ne fera pas drôle?

— À ses dîners priés, Lady Cheyne met toujours des fleurs flottantes au milieu de la table, Kanakis me racontait justement ça l'autre jour.

— Il est invité chez elle? demanda-t-elle, tigresse.

— Oui, répondit-il après s'être raclé la gorge.

— Mais il n'est pas plus que toi pourtant?

— Non, mais son oncle est ministre. Ça donne des entrées.

Il y eut un silence et Mme Deume manipula une fois de plus sa boulette, soudain mélancolique à la pensée de l'humble mari dont le sort l'avait dotée. Elle soupira.

—Tu ne peux pas imaginer ce que ce pauvre Papi a été insupportable ce matin, toujours à me suivre et à me lire son savoir-vivre. À la fin, j'ai dû le consigner dans la chambre d'amis, enfin j'en ai fait sa chambrette depuis notre retour pour qu'il me laisse un peu tranquille. Si au moins il pouvait un peu te soulager en faisant quelques courses pour toi. Mais il n'est bon à rien, ce pauvre homme, il fait tout de travers. Enfin, sans oncle ministre, tu as su avancer par ta propre valeur.

Elle ôta un grain de poussière sur le veston de son fils adoptif.

—Chut ! Un moment ! Je réfléchis !

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Elle respecta la méditation d'Adrien, profita du silence pour passer le doigt sur le guéridon, en examina l'extrémité. Oui, Martha avait bien fait la poussière. Par la porte ouverte entra la voix de M. Deume déclamant en son premier étage un passage palpitant du guide des convenances : « Lorsque le convive déplie sa serviette, il pose son pain à gauce! Tu as entendu, Antoinette ? » Elle chantonna : « Oui, merci ! » De nouveau, la voix du petit père : « Le pain se rompt et ne se coupe pas au couteau. Les morceaux sont détacés au fur et à mesure. On ne doit pas en préparer plusieurs à l'avance ! »

— Tu vois, Didi, ça a été comme ça toute la matinée. Tu te rends compte, la patience qu'il m'a fallu.

— Écoute, Mammie, je veux que ce soit un dîner grand chic !

Eh bien, je décide de lui laisser le choix pour les vins ! Or, le grand chic, c'est du champagne sec durant tout le dîner ! Je suis pratiquement sûr qu'il préférera ça, et ça fera bonne impression, tu sais. Alors, au début du dîner, je me tourne vers lui, en tout naturel. Que préférez-vous, monsieur le sous-secrétaire général, la manière classique ou tout champagne? Enfin, je trouverai la formule. S'il choisit le champagne, les bordeaux et bourgogne nous serviront pour une autre occasion. Tu es d'accord qu'on ne regarde pas à la dépense?

— Je pense bien. Une occasion pareille !

— Tout champagne, ça fait élégant, voilà! Six bouteilles pour ne pas risquer d'en manquer! Au cas où il serait grand buveur, quoique je ne croie pas, mais enfin on ne sait jamais.

Oh, caramba de caramba de caramba !

— Qu'est-ce qu'il y a, mon chéri?

Il se leva, alla vers la fenêtre, revint vers sa mère adoptive et la considéra, les mains dans les poches, souriant de gloire.

—Il y a une idée ! Et j'ose dire une idée de génie !

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À ce moment, boitillant gracieusement, M. Deume entra, petit phoque barbichu aux gros yeux ronds et saillants, comme effarés derrière les verres du lorgnon, s'excusa de déranzer, ouvrit le guide mondain à la page maintenue par son index, rajusta son lorgnon que retenait un cordonnet passé autour du cou, se mit à lire.

— Quand on arrive à table, attendre que le premier plat soit offert pour commencer à manzer du pain. Il est incorrect d'en grignoter dès l'arrivée. (De l'index agité à la manière d'un bâton de chef d'orchestre, il souligna l'importante phrase suivante.) C'est une incorrection également de manzer entre caque plat de nombreuses boucées de pain, montrant ainsi une précipitation affamée qui manque de retenue.

— Oui, mon ami, très bien, dit Mme Deume, tandis qu'Adrien, qui s'était rassis, rongeait son frein, impatient de dire son idée merveilleuse. Monte chez toi maintenant.

— C'est que z'ai pensé que ça pourrait rendre service. (Il se décida à affronter le danger.) Vu que quelquefois tu manzes du pain entre les plats.

— Sois tranquille, mon cher ami, répondit Mme Deume avec un sourire bienveillant, je puis me comporter d'une certaine façon en famille et d'une autre façon dans le monde.

Mon père, Dieu merci, recevait. (Elle fît une aspiration de salive de la plus haute distinction.) Allons, va mettre ton smoking, qu'on n'ait pas de surprises au dernier moment, et puis ça t'occupera. Je te l'ai bien élargi, vu que mon cher père n'avait pas de ventre, lui. (Vaincu, le pho-quet sortit sans bruit sur ses patins de feutre. Elle se tourna vers son Didi.) Tu vois ce qu'a été ma vie toute la matinée. Alors, mon chéri, qu'est-ce que tu disais de ton idée?

— Voici l'idée, annonça-t-il et, se levant pour en souligner l'importance, il se campa devant elle, les

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poings aux hanches à la manière du dictateur italien. Voici l'idée, redis-je. Le champagne c'est bien, c'est même très bien, mais enfin c'est lui qui décidera. Mais une chose que je décide, moi, c'est le caviar ! (Il se sentit admiré, projeta son menton en avant, narines frémissantes.) Le caviar! s'écria-t-il, lunettes lyriques. Le caviar, qui est le nec plus ultra des mets et le plus cher! (Il déclama:) Il y aura du caviar au dîner qu'offre ce soir monsieur Adrien Deume, membre de section A, à son supérieur hiérarchique, monsieur le sous-secrétaire général de la Société des Nations !

— Mais c'est affreusement cher! modula-t-elle, frêle femme devant l'homme aimé.

— Je m'en fiche ! Je tiens à des rapports amicaux avec le S.S.G. ! Et puis, c'est une manière de garder notre standing social ! Sois tranquille, c'est de l'argent bien placé !

— Mais c'est que nous commençons déjà par un potage bisque ! C'est du poisson !

— Je m'en fiche ! On supprimera la bisque ! La bisque, c'est du caca à côté du caviar! Il n'y a rien de plus chic que le caviar

! Toasts, beurre, citron ! Et du caviar en quantités industrielles ! Encore un peu de caviar, monsieur le sous-secrétaire général? Ce n'est pas tous les jours qu'on reçoit le type le plus important après Sir John !

— Mais, chéri, c'est qu'après il y aura le homard zermidor.

— Thermidor, rectifia-t-il.

— Je croyais qu'en anglais...

— Thermidor, du grec thermê, chaleur, et dôron, don ou cadeau. Attention, Mammie, hein, ne va pas dire zermidor ce soir devant notre invité !

— Ça fera trop de produits de mer les uns après les autres.

— Le caviar n'est jamais de trop ! Non, non, je reste sur mes positions ! Je suis inébranlable ! Caviar, 165

caviar, et re-caviar ! Je ne sacrifierai pas le caviar à un simple homard! Tu comprends, Mammie, dans les grands dîners on mange très peu de tout. Quelques cuillerées de potage, une bouchée de homard. Laisse-moi faire ! Le caviar fera un effet bœuf! S'il y a quelqu'un qui s'y connaît ¡ci, c'est moi !

D'ailleurs, s'il n'a pas envie de homard, eh bien, il le refusera !

Pour montrer que je me rends compte, je glisserai une petite plaisanterie. Menu peut-être un peu trop marin, monsieur le sous-secrétaire général. Enfin, je réfléchirai à la formule. Du caviar, du caviar ! Et pas du pressé, pas du noir, nom d'un chien ! Du frais, du gris, du tout droit de chez Staline !

Il arpenta avec violence le salon, les mains au gilet, enthousiaste, habité par un dieu, le caviar.

—Je crois que Papi m'appelle. Une seconde, chéri, je reviens.

Dans le corridor, elle leva la tête vers son mari penché sur la rampe de l'escalier, lui demanda avec une douceur mortelle ce qu'il désirait.

— Écoute, Bicette, ze regrette de déranzer. Ze suis d'accord que tu ne me dises pas le menu pour avoir la surprise ce soir, mais il y a quand même une cose que z'aimerais savoir, est-ce qu'il y aura de la soupe pour commencer?

— Non. On ne sert pas de soupe à un dîner prié. (Elle avait appris cette expression la veille au cours d'un entretien avec Adrien qui l'avait lui-même récemment pêchée chez les Kanakis.) Écoute, j'ai encore des choses importantes à discuter avec Didi et j'ai besoin de calme, à cause de mes terribles fatigues de tête. Tu n'as pas d'autres questions à me poser?

— Non, merci, répondit tristement M. Deume.

— Alors, monte chez toi et tâche de t'occuper à quelque chose d'utile.

Le petit père gravit lentement l'escalier et s'en fut chercher du réconfort au water-closet du premier étage.

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Assis sans nul autre but sur le siège molletonné, il plia à petites fronces parallèles une feuille de papier hygiénique, en fît un éventail japonais qu'il agita devant son visage tout en remâchant son humiliation. Enfin, il haussa les épaules, se leva et sortit en faisant le salut fasciste.

— Allons, dépêchons, dit Adrien. Résume-moi la situation pour que je parte un peu tranquille. Une note d'orientation, en quelque sorte.

— Donc, salon et salle à manger faits à fond, cirés et bloqués.

Aspirateur partout, y compris les tentures. La même chose pour le corridor, enfin partout où notre invité passera. Martha a lavé à fond les verres cristal et la vaisselle à filet d'or, la Leerberghe donc, de ton grand-père. Les couverts ont été polis et toute l'argenterie. J'ai bien inspecté. Enfin, tout a été fait, sauf la table qui n'a pas été mise, c'est l'extra qui la mettra, ils ont leurs habitudes. J'ai fermé à clef la salle à manger. Il faudra la rouvrir forcément quand l'extra sera là, mais je l'interdirai à Papi pour qu'il n'aille pas y faire des siennes et me mettre tout sens dessus dessous. Quand nous en aurons fini ici, au salon, je fermerai à clef aussi.

— Et le cabinet de toilette d'en bas? Si jamais il veut se rafraîchir avant de passer à table?

— Tu penses bien que j'y ai pensé. Tout est reluisant, lavabo, robinets, glace, faïences, enfin impeccable. Après inspection, j'ai fermé à clef le cabinet de toilette, ça fait que nous, point de vue buen retiro, on se servira de celui du premier, et point de vue se débarbouiller, le robinet de la cuisine ou alors ta salle de bains.

— Au cabinet de toilette, les serviettes ont été changées?

— Mais pour qui me prends-tu, mon chéri ? J'ai mis les toutes neuves qui n'ont jamais servi, rafraî-

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chies d'un coup de fer pour ôter les faux plis, et puis du savon anglais tout neuf aussi, acheté exprès, la même marque que chez les van Offel.

— Écoute, Mammie, je pense à une chose. Est-ce que c'est bien de le laisser se laver les mains dans le cabinet de toilette d'en bas où il y a un water, ça pourrait le choquer. Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux le faire monter à ma salle de bains?

— Mais Didi, tu n'y penses pas ! De quoi ça aurait l'air de lui faire monter deux étages pour qu'il se lave juste les mains ?

Écoute, c'est bien simple, au-dessus du siège du water, je mettrai mon joli tissu indien broché argent, tu sais le cadeau de chère Élise pour me faire une liseuse. Ça recouvrira le water et ça fera élégant.

— Bon, d'accord, mais dis donc, n'oublie pas de rouvrir à temps le cabinet de toilette, hein? Ça serait la catastrophe si on devait introduire la clef dans la serrure devant lui !

— Je rouvrirai à sept heures et quart. J'ai mis le réveil de la cuisine en conséquence. À ce moment-là, pas de risque, j'aurai Papi sous les yeux.

— Pour le maître d'hôtel, tout est bien fixé?

— À vues humaines, oui. J'ai donc retéléphoné ce matin à l'agence pour bien leur mettre dans la tête que l'extra doit être ici sans faute à cinq heures et demie pour qu'il ait le temps de s'y reconnaître, mettre la table selon les règles, et ainsi de suite.

— C'est quelqu'un de confiance?

— Ce n'est jamais qu'un domestique. Mais l'agence est sérieuse, c'est chère madame Ventradour qui me Ta recommandée. En tout cas, j'ai bien dit à Martha qu'elle ne quitte pas l'extra d'une semelle, à cause de l'argenterie.

— Et le traiteur?

— Le dîner sera apporté à six heures. Ils prétendaient ne l'apporter qu'à sept heures, mais j'ai dit six heures pour qu'on ait le temps de protester, cas de

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retard. C'est leur meilleur cuisinier qui apportera tout en voiture et qui restera ici pour les préparations du dernier moment, les réchauffages, les sauces. Je leur retéléphonerai à quatre heures pour leur rappeler six heures tapantes et pas six heures cinq. Je me suis fait un petit horaire que j'ai mis dans ma chambre.

— Très bien, j'y vois clair maintenant Un petit perfectionnement, si tu permets. En plus du réveil réglé pour sept heures et quart, en mettre deux autres, le tien et le mien. En régler un pour cinq heures et demie et l'autre pour six heures.

Ainsi, si les deux bonshommes ne sont pas arrivés à l'heure fixée, vite téléphoner.

— D'accord, mon chéri, très bonne idée. Oh, mon Té, voilà qu'il appelle encore ! (Le «mon Té», camouflage pieux de

«mon Dieu».)

Dans le vestibule, ils levèrent la tête. M. Deume, encaqué dans sa chemise empesée, gémissait d'une voix qui semblait sortir d'un cachot : «Ze ne peux pas me dépêtrer de ma cemise parce qu'elle est collée de partout!» Après de dramatiques mouvements de brasse, le petit phoque parvint à sortir sa tête et, souriant, s'excusa d'avoir déranzé. Mais quelques minutes plus tard, alors qu'Adrien ouvrait la porte pour partir, un nouvel appel au secours fut lancé : «Ze n'arrive pas à mettre mon faux col !

C'est parce que z'ai grossi ! »

— Écoute, mon chéri, dit Mme Deume à voix basse, va lui donner un coup de main. Ce sera un souci de moins s'il est prêt à l'avance et qu'il n'y ait pas de drames au dernier moment.

— D'accord, mais je passe d'abord un moment chez Ariane voir si elle est réveillée.

— Courage, mon Didi, sois fort. Moi je vais aller faire ma sieste bien en retard, mais il le faut, c'est mon devoir vu que j'aurai besoin aujourd'hui de toutes mes forces à cause de mes grandes responsabilités que j'aurais bien voulu partager avec ta chère épouse.

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Mais enfin il faut savoir se sacrifier avec joie et aimer quand même, conclut-elle avec un effrayant sourire angélique.

De toute sa bonne volonté, M. Deume, en smoking trop étroit, se tenait immobile pour faciliter le travail d'Adrien qui essayait de lui boutonner son faux col. Mais ce n'était guère facile. Les yeux levés au ciel, le petit vieux murmurait férocement: «Oh, si ze le tenais, l'inventeur du faux col ! » Il s'arc-boutait avec tant de sincérité qu'il fit tomber un pot de fleurs qui se brisa. À la hâte, les deux hommes cachèrent le corps du délit. Elle n'avait sûrement pas entendu puisque le pot était tombé sur le tapis. « Qu'est-ce qu'on a cassé là-haut ? » cria Mme Deume. M. Deume osa répondre que c'était un fauteuil qui s'était renversé, puis confia son tourment à Adrien qui s'escrimait de nouveau sur le faux col : devait-il s'incliner devant leur invité avant de lui être présenté ?

— Non, seulement lorsque je vous présenterai.

— M'incliner beaucoup ou un peu?

— Un peu seulement.

— Ze me connais, dit M. Deume, toujours au garde-à-vous pour faciliter le travail d'Adrien. Ze serai tellement impressionné dès que ze le verrai que ze ne pourrai pas m'empêcer de m'incliner tout de suite. Enfin, z'espère bien que de faire la courbette ou de parler à table, ça ne le fera pas sauter, ce sacré faux col. Parce que tout de même, il faudra que ze fasse un peu conversation. Attention, tu m'étrangles !

— Voilà, ça y est, c'est boutonné.

— Merci, tu es bien zentil. Et alors, au point de vue de la courbette, qu'est-ce qu'il faudrait à ton avis comme profondeur? Si ze m'incline comme ça, par exemple, ça suffirait? Et puis, dans ce sacré livre mondain, il y a encore un passaze qui me tourmente. Ze vais te le lire. (Pour ne pas gêner la confection du

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nœud de cravate par Adrien, le petit phoque éleva son guide des convenances au-dessus de la tête de son fils adoptif et lut: «Dans un salon, le ton de voix élevé suppose plus d'aisance, de bonne éducation et de modernisme.») À ton avis, un ton de voix élevé, ça serait ça? demanda-t-il, et il poussa un petit cri inarticulé.

— Peut-être, fit distraitement Adrien qui pensait à l'étrange façon dont Ariane lui avait répondu à travers la porte tout à l'heure.

— Ou bien comme ça? cria M. Deume.

— Papi, ne bougez pas, je n'arrive pas à faire votre nœud.

— Alors vraiment tu penses que ce n'est pas trop fort comme ça, par exemple? brailla M. Deume. (Et pour s'habituer à cette étrange coutume du grand monde, il continua de vociférer:) Monsieur le sous-secrétaire zénéral, Didi est en train de faire mon nœud de smoking !

— Qu'est-ce qu'il y a ? glapit en bas Mme Deume. Pourquoi cries-tu comme ça?

— Ze fais conversation mondaine! clama M. Deume qui était dans un de ses moments d'audace. C'est pour faire preuve d'aisance et de modernisme ! Mais écoute, Didi, tu ne trouves pas que ça fera un peu étranze? Parce que enfin, si nous nous mettons tous les cinq à crier comme ça, ça sera une assemblée de fous, il me semble. Enfin puisque c'est le bon ton, moi ze veux bien, on ne s'entendra pas parler, voilà tout. C'est vrai que de crier comme ça, ça donne du couraze, on se sent important.

(Adrien ôta ses lunettes, passa sa main sur ses yeux.) Tu as des ennuis, Didi ?

— Elle a eu une drôle de façon de me parler à travers la porte.

Je lui ai demandé quelle robe elle comptait mettre ce soir pour le dîner. (Il se moucha, regarda son mouchoir.) Alors, elle m'a répondu: mais oui,

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mais oui, d'accord, je mettrai ma plus belle robe pour ce monsieur!

—■ Eh bien, ce n'est pas une mauvaise réponse, il me semble.

—Il y avait le ton. Elle était agacée, voilà.

Du geste qui lui était familier, M. Deume accentua la retombée de ses moustaches qui allèrent rejoindre la barbichette, mit son cerveau en activité, chercha une réflexion réconfortante.

— Tu sais, Didi, les zeunes femmes sont quelquefois un peu nerveuses et puis ça leur passe.

— Au revoir, Papi. Je vous aime bien, vous savez.

— Moi aussi, Didi. Ne te fais pas de soucis, va. Au fond, elle est très zentille, ze t'assure.

Lorsque la voiture de son Mis adoptif eut disparu, M. Deume remonta dans sa chambrette, en ferma la porte à clef. Après avoir posé par terre un coussin et relevé son pantalon pour le préserver d'une bosse aux genoux, il s'agenouilla, assujettit son dentier et demanda à l'Éternel de protéger son fils adoptif et de donner un petit enfant à sa chère Ariane.

Lorsqu'il eut achevé sa prière qui ne fut pas la moins belle de celles qui s'élevèrent en ce jour, et certainement plus belle que les pieuses requêtes de son épouse, cet ange barbichu se leva, certain que tout irait bien dans neuf mois, ou même bien avant, parce que dès qu'Ariane saurait qu'elle attendait un bébé elle serait calme et douce, sûrement. Rasséréné, il remit le coussin en place, brossa son pantalon et s'installa dans le fauteuil. Ses yeux globuleux de caméléon collés au guide mondain et ses lèvres remuant studieusement en silence, il reprit sa lecture, tout en caressant la tache lie-de-vin qu'il appelait son gros grain de beauté.

Mais il se lassa vite, referma le livre, se leva et chercha une occupation. Aiguiser les ciseaux de la maison ? Facile à faire, il n'y avait qu'à couper avec les ciseaux une feuille de papier d'émeri et ça y était

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en un rien de temps. Oui, mais Antoinette dirait que ce n'était pas le moment. Bon, on ferait ça demain quand on en aurait fini avec cette sacrée invitation où il faudrait crier pour être mondain.

Il se rassit, bâilla. Oh, qu'il se sentait mal dans ce smoking de monsieur Leerberghe. Le cher petit homme défit les deux premiers boutons du pantalon qui le serrait trop, tapa avec force sur son ventre rondelet pour passer le temps et imaginer qu'il était un chef nègre convoquant sa tribu à coups de tam-tam.

Belle Du Seigneur
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