PREMIERE PARTIE

I

Descendu de cheval, il allait le long des noisetiers et des églantiers, suivi des deux chevaux que le valet d'écurie tenait par les rênes, allait dans les craquements du silence, torse nu sous le soleil de midi, allait et souriait, étrange et princier, sûr d'une victoire. À deux reprises, hier et avant-hier, il avait été lâche et il n'avait pas osé. Aujourd'hui, en ce premier jour de mai, il oserait et elle l'aimerait. •

Dans la forêt aux éclats dispersés de soleil, immobile forêt d'antique effroi, il allait le long des enchevêtrements, beau et non moins noble que son ancêtre Aaron, frère de Moïse, allait, soudain riant et le plus fou des fils de l'homme, riant d'insigne jeunesse et amour, soudain arrachant une fleur et la mordant, soudain dansant, haut seigneur aux longues bottes, dansant et riant au soleil aveuglant entre les branches, avec grâce dansant, suivi des deux raisonnables bêtes, d'amour et de victoire dansant tandis que ses sujets et créatures de la forêt s'affairaient irresponsablement, mignons lézards vivant leur vie sous les ombrelles feuilletées des grands champignons, mouches dorées traçant des figures géométriques, araignées surgies des touffes de bruyère rose et surveillant des charançons aux trompes préhistoriques, fourmis se tâtant réciproquement et échangeant des signes de passe

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puis retournant à leurs solitaires activités, pics ambulants auscultant, crapauds esseulés clamant leur nostalgie, timides grillons tintant, criantes chouettes étrangement réveillées.

Il s'arrêta, et voici, ayant baisé à l'épaule le valet, il lui prit la valise de l'exploit, et il lui ordonna d'attacher les rênes à cette branche et de l'attendre, de l'attendre aussi longtemps qu'il faudrait, jusqu'au soir ou davantage, de l'attendre jusqu'au sifflement. Et dès que tu entendras le sifflement, tu m'amèneras les chevaux, et tout l'argent que tu voudras tu l'auras, par mon nom ! Car ce que je vais tenter, nul homme jamais ne le tenta, sache-le, nul homme depuis le commencement du monde ! Oui, frère, tout l'argent que tu voudras ! Ainsi dit-il, et de joie il châtia sa botte avec sa cravache, et il alla vers son destin et la maison où cette femme vivait.

Devant la villa cossue du genre chalet suisse et qui semblait en acajou tant elle était astiquée, il considéra les cupules de l'anémomètre qui tournaient lentement sur les ardoises du toit, se décida. Valise à la main, il poussa avec précaution la grille du jardin, entra. Dans le bouleau penchant sa tête en feu, des oiselets faisaient leur petit vacarme imbécile en hommage à ce monde charmant. Pour éviter le bruyant gravier, il fit un bond jusqu'aux plates-bandes d'hortensias protégées par des rocailles.

Arrivé devant la grande baie, il regarda, dissimulé par le lierre.

Dans le salon de velours rouges et de bois dorés, elle jouait, assise devant le piano. Joue, ma belle, tu ne sais pas ce qui t'attend, murmura-t-il.

Grimpé sur le prunier, il se hissa jusqu'au balcon du premier, posa son pied sur la chaîne d'encoignure puis sa main sur une pièce de bois en saillie, fit un rétablissement, atteignit l'appui de la fenêtre du deuxième étage, écarta les volets à demi fermés puis les rideaux, entra d'un bond dans la chambre. Voilà, 14

chez elle, comme hier et avant-hier, mais aujourd'hui il se montrerait à elle et il oserait. Vite, préparer l'exploit.

Le torse nu, penché sur la valise ouverte, il en retira un vieux manteau délabré et une toque de fourrure mitée, s'étonna de la cravate de commandeur que sa main venait de rencontrer.

Autant la mettre puisqu'elle était là, rouge et belle. Se l'étant nouée autour du cou, il se campa devant la psyché. Oui, beau à vomir. Visage impassible couronné de ténèbres désordonnées. Hanches étroites, ventre plat, poitrine large, et sous la peau hâlée, les muscles, souples serpents entrelacés.

Toute cette beauté au cimetière plus tard, un peu verte ici, un peu jaune là, toute seule dans une boîte disjointe par l'humidité.

Elles seraient bien attrapées si elles le voyaient alors, silencieux et raide dans sa caisse. Il sourit de petit bonheur, reprit son errance, de temps à autre soupesant son pistolet automatique.

Il s'arrêta pour considérer le petit compagnon trapu, toujours prêt à rendre service. La balle s'y trouvait déjà qui plus tard, oui, plus tard. Non, pas la tempe, risque de rester vivant et aveugle. Le cœur, oui, mais ne pas tirer trop bas. La bonne place était à l'angle formé par le bord du sternum et le troisième espace intercostal. Avec le stylo qui traînait sur un guéridon, près d'un flacon d'eau de Cologne, il marqua l'endroit propice, sourit. Là serait le petit trou étoile, entouré de grains noirs, à quelques centimètres du mamelon que tant de nymphes avaient baisé. Se débarrasser dès à présent de cette corvée? En finir avec le gang humain, toujours prêt à haïr, à médire? Fraîchement baigné et rasé, il ferait un cadavre présentable, et commandeur de surcroît. Non, tenter d'abord l'entreprise inouïe. Bénie sois-tu si tu es telle que je crois, murmura-t-il cependant que le piano continuait en bas ses délices, et il baisa sa main, puis reprit sa marche, à demi nu et absurde commandeur,

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contre ses narines tenant le flacon d'eau de Cologne sans cesse respiré. Devant la table de chevet, il s'arrêta. Sur le marbre, un livre de Bergson, des fondants au chocolat. Non, merci, pas envie. Sur le lit, un cahier d'école. Il l'ouvrit, le porta à ses lèvres, lut.

«J'ai résolu de devenir une romancière de talent. Mais ce sont mes débuts d'écrivain et il faut que je m'exerce. Un bon truc sera d'écrire dans ce cahier tout ce qui me passera par la tête sur ma famille et sur moi. Ensuite, les choses vraies que j'aurai racontées, une fois que j'aurai une centaine de pages, je les reprendrai pour en tirer le début de mon roman, mais en changeant les noms.

«C'est avec émotion que je commence. Je crois que je peux avoir le don sublime de création, du moins je l'espère. Donc chaque jour écrire au moins dix pages. Si je ne sais pas me tirer d'une phrase ou si ça m'embête, adopter le style télégraphique.

Mais dans mon roman je ne mettrai naturellement que de vraies phrases. Et maintenant, en avant !

«Mais avant de commencer, il faut que je raconte l'histoire du chien Spot. Elle n'a rien à voir avec ma famille mais c'est une histoire très belle et qui témoigne de la qualité morale de ce chien et des Anglais qui s'en sont occupés. Il est possible d'ailleurs que je m'en serve aussi dans mon roman. Il y a quelques jours j'ai lu dans le Daily Telegraph (je l'achète de temps en temps pour ne pas perdre contact avec l'Angleterre) que Spot, un bâtard noir et blanc, avait l'habitude de venir attendre son maître tous les soirs à six heures, à l'arrêt de l'autocar, à Sevenoaks. (Il y a trop de à. Phrase à revoir.) Or, un mercredi soir, son maître n'étant pas descendu de l'autocar, Spot ne bougea pas de l'arrêt et attendit toute la nuit sur la route, dans le froid et le brouillard. Un cycliste qui le connaissait bien, et qui l'avait vu la veille un peu avant six heures, le revit le lendemain à huit

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heures du matin, toujours assis à la même place, attendant patiemment son maître, pauvre chou. Le cycliste fut tellement touché qu'il partagea ses sandwiches avec Spot puis alerta l'inspecteur de la Société protectrice des animaux (R.S.P.C.A.) de Sevenoaks. On fit donc une enquête et on apprit que le maître de Spot était mort subitement à Londres le jour précédent, terrassé par une crise cardiaque. Il n'y avait pas d'autres détails dans le journal.

«Angoissée par la souffrance de ce pauvre petit qui était resté quatorze heures à attendre son maître, j'ai télégraphié à la R.S.P.C. A. (dont je suis membre bienfaiteur) que j'étais prête à adopter Spot et je l'ai priée de me l'envoyer par avion, à mes frais. Le même jour j'ai reçu la réponse : "Spot déjà adopté."

Alors j'ai télégraphié: "Spot a-t-il été adopté par une personne de confiance ? Donnez tous détails." La réponse, par lettre, a été parfaite. Je la transcris pour montrer combien les Anglais sont merveilleux. Je traduis : "Chère madame, en réponse à votre question, nous avons le plaisir de vous informer que Spot a été adopté par Sa Grâce l'archevêque de Cantorbéry, primat d'Angleterre, qui nous semble offrir toutes garanties de moralité.

Le premier repas de Spot dans le palais archiépiscopal a été pris de bon appétit. Sincèrement vôtre."

«Maintenant, ma famille et moi. Je suis donc née Ariane Cassandre Corisande d'Auble. Les Auble c'est ce qui se fait de mieux à Genève. Originaires de France, ils sont venus rejoindre Calvin en 1560. Notre famille a donné à Genève des savants, des moralistes, des banquiers terriblement distingués et réservés, et un tas de pasteurs, de modérateurs de la Vénérable Compagnie. Et puis il y a eu un ancêtre qui a fait des choses scientifiques avec Pascal. L'aristocratie genevoise, c'est mieux que tout, sauf la noblesse anglaise. Grand-maman était une Armiot-Idiot. Parce qu'il y a les Armiot-Idiot qui sont des gens bien et les Armyau-17

Boyau qui sont peu de chose. Naturellement, le second nom, Idiot ou Boyau, n'existe pas pour de vrai, c'est seulement pour qu'on ne soit pas obligé d'épeler les dernières lettres.

Dommage, notre nom va bientôt s'éteindre. Tous les Auble ont claqué, sauf oncle Agrippa qui est célibataire et donc sans descendants. Et moi, si j'ai un jour des enfants, ce ne sera jamais que des Deume.

« Il faut maintenant que je parle de Papa, de Maman, de mon frère Jacques et de ma sœur Éliane. Maman est morte en donnant le jour à Éliane. Il faudra changer cette phrase dans le roman, ça fait bête. De Maman, je ne me rappelle rien. Ses photos ne sont pas très sympathiques, une tête sévère. Papa donc pasteur et professeur à la Faculté de théologie. Lorsqu'il est mort, nous étions encore très jeunes, Éliane cinq ans, moi six ans et Jacques sept ans. La femme de chambre m'expliqua que Papa était au ciel et ça me fit peur. Papa était très bon, très imposant, je l'admirais. D'après ce que m'en a dit oncle Agrippa, il était froid en apparence par timidité, scrupuleux, droit de cette droiture morale qui est la gloire du protestantisme genevois. Que de morts dans notre famille ! Éliane et Jacques tués dans un accident d'automobile. Je ne peux pas parler de Jacques et de mon Éliane. Si j'en parlais, je pleurerais et je ne pourrais pas continuer.

« En ce moment à la radio on joue le "Zitto, zitto" de la Cenerentola de l'horrible Rossini, ce petit âne qui ne s'intéressait qu'aux cannelloni qu'il confectionnait lui-même.

Tout à l'heure, c'était Samson et Dalila, de Saint-Saëns. Encore pire. À propos de radio, l'autre soir on y a retransmis une pièce d'un certain Sardou, intitulée Madame Sans-Gêne. Affreux!

Comment peut-on être démocrate après avoir entendu les rires et les applaudissements du public ? La joie de ces idiots à certaines reparties de Madame Sans-Gêne, duchesse de Dantzig. Par exemple lorsque, à

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une réception de la cour, elle dit avec un accent populo : "Me v'là !" Pensez, une duchesse ancienne blanchisseuse et fière de l'avoir été ! Oh, sa tirade à Napoléon ! Je méprise de tout mon cœur ce monsieur Sardou. Naturellement, la mère Deume a beaucoup aimé. Affreuses aussi à la radio les clameurs vulgaires du public des matches de football. Comment ne pas mépriser ces gens-là?

«Après la mort de Papa, nous allâmes tous trois habiter chez sa sœur Valérie que nous appelions Tant-lérie. Dans le roman, bien décrire sa villa de Champel, pleine de mauvais portraits d'un tas d'ancêtres, de versets bibliques et d'anciennes vues de Genève. À Champel il y avait aussi le frère de Tantlérie, Agrippa d'Auble, que j'appelais oncle Gri. Il est très intéressant mais je le décrirai une autre fois. Pour le moment je ne parlerai que de Tantlérie. C'est un personnage que j'utiliserai sûrement dans mon roman. Elle a fait de son mieux, durant sa vie, pour me témoigner le moins possible son affection, qui était profonde.

Je vais essayer de la décrire vraiment, comme si c'était le début du roman.

«Valérie d'Auble était fort consciente d'appartenir à l'aristocratie genevoise. À vrai dire, le premier des Auble avait été marchand drapier sous Calvin, mais il y avait longtemps et à tout péché miséricorde. Ma tante était une haute personne majestueuse, au beau visage régulier, toujours vêtue de noir et qui professait pour la mode le plus vif dédain. C'est ainsi qu'elle portait toujours, lorsqu'elle sortait, un étrange chapeau plat, une sorte de grande galette, ornée par-derrière d'un court voile noir.

Son ombrelle violette, dont elle ne se séparait jamais, qu'elle tenait devant elle comme une canne et en s'y appuyant, était célèbre à Genève. Très charitable, elle partageait le plus gros de ses revenus entre des institutions de bienfaisance, les missions évangéliques en Afrique et une associa-19

tion qui avait pour but de sauvegarder l'ancienne beauté de Genève. Elle avait aussi fondé des bourses de vertu pour jeunes filles pieuses. "Et pour les jeunes gens, tante?" Elle m'avait répondu : "Je ne m'occupe pas des chenapans."

«Tantlérie faisait partie d'un groupe, maintenant presque disparu, de protestants particulièrement orthodoxes, qu'on appelait les Tout Saints. Pour elle, le monde se partageait en élus et en réprouvés, la plupart des élus étant genevois. Il y avait bien quelques élus en Ecosse, mais pas beaucoup. Elle était cependant loin de croire que le fait d'être genevois et protestant suffisait à sauver. Il fallait encore, pour trouver grâce aux yeux de l'Éternel, remplir cinq conditions. Primo, croire à l'inspiration littérale de la Bible et par conséquent qu'Eve avait été tirée de la côte d'Adam. Secundo, être inscrit au parti conservateur, appelé national-démocratique, je crois. Tertio, se sentir genevois et non suisse. ("La République de Genève est alliée à des cantons suisses, mais à part cela nous n'avons rien de commun avec ces gens.") Pour elle, les Fribourgeois ("Quelle horreur, des papistes!"), les Vaudois, les Neuchâtelois, les Bernois et tous les autres Confédérés étaient des étrangers au même titre que les Chinois. Quarto, faire partie des "familles convenables", c'est-à-dire celles, comme la nôtre, dont les ancêtres avaient fait partie du Petit Conseil avant 1790. Étaient exceptés de cette règle les pasteurs, mais uniquement les pasteurs sérieux, "et non de ces jeunets libéraux tout rasés qui ont le front de prétendre que Notre Seigneur n'était que le plus grand des prophètes!" Quinto, ne pas être

"mondain". Ce mot avait pour ma tante un sens tout particulier.

Par exemple, était mondain à ses yeux tout pasteur gai, ou portant faux col mou, ou revêtu d'un costume sportif, ou chaussé de souliers de teinte claire, ce qu'elle avait en horreur.

("Tss, je t'en prie, des bottines jaunes!") 20

Était également mondain tout Genevois, même de bonne famille, qui allait au théâtre. ("Les pièces de théâtre sont des inventions. Je ne me soucie pas d'écouter des mensonges.")

« Tantlérie était abonnée au Journal de Genève parce que c'était une tradition dans la famille et que, de plus, elle "croyait" en posséder des actions. Elle ne lisait cependant jamais cet organe respectable, le laissait intouché sous sa bande parce qu'elle en désapprouvait, non certes la ligne politique, mais ce qu'elle appelait les parties inconvenantes, entre autres : la page de la mode féminine, le feuilleton du roman au bas de la deuxième page, les annonces matrimoniales, les nouvelles du monde catholique, les réunions de l'Armée du Salut. ("Tss, je te demande un peu, de la religion avec des trombones!") Inconvenantes aussi les réclames de gaines et les annonces de

"cabarets", ce mot étant le nom générique qu'elle donnait à tous établissements suspects, tels que music-halls, dancings, cinémas, et même cafés. En passant, pour que je n'oublie pas : sa réprobation lorsqu'elle apprit qu'oncle Agrippa, ayant grand-soif, était entré un jour dans un café pour la première fois de sa vie et s'y était courageusement fait servir du thé. Quel scandale ! Un Auble au cabaret ! En passant aussi, indiquer quelque part dans mon roman que Tantlérie, de toute sa vie, n'a jamais dit le moindre mensonge. Vivre dans la vérité était sa devise.

«Très économe quoique généreuse, elle n'a jamais fait vendre un seul de ses titres, non par attachement aux biens de ce monde, mais parce qu'elle ne se considérait que dépositaire de sa fortune. ("Tout ce qui me vient de mon père doit aller intact à ses petits-enfants.") J'ai dit plus haut qu'elle "croyait" avoir des actions du Journal de Genève. En effet, peu compétente en matière financière, elle considérait ses actions et ses obligations comme des choses nécessaires mais basses qu'il fallait mentionner le moins

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possible et dont il ne convenait pas de s'occuper. Elle s'en rapportait aveuglément à messieurs Saladin, de Chapeaurouge et Compagnie, banquiers des Auble depuis la disparition de la banque d'Auble et gens parfaitement respectables, bien qu'elle les soupçonnât de lire le Journal de Genève. ("Mais je suis tolérante, je comprends que c'est une nécessité pour ces messieurs de la banque, il faut qu'ils se tiennent au courant.")

« Il va sans dire que nous ne voyions que des gens de notre espèce, tous follement pieux. À l'intérieur de la tribu protestante bien de Genève, ma tante et ses congénères formaient un petit clan d'ultras. Pas question pour nous de jamais fréquenter des catholiques. Un souvenir de moi à onze ans, lorsque oncle Gri nous avait emmenées, Éliane et moi, pour la première fois à Annemasse, petite ville française près de Genève. Dans le coupé à deux chevaux de Tantlérie, conduit par notre cocher Moïse —

calviniste de stricte observance, lui aussi, malgré son prénom —, l'excitation des deux petites à l'idée de voir enfin des catholiques, cette peuplade bizarre, ces indigènes mystérieux. Durant le parcours, nous chantions sur l'air des lampions : "On va voir des catholiques, on va voir des catholiques !"

«Je reviens à Tantlérie. En chapeau plat suivi du court voile noir, elle sortait tous les matins à dix heures dans son coupé, conduit par Moïse en haut-de-forme et bottes à revers. Elle allait visiter sa chère cité, voir si tout était en place. Si quelque imperfection la choquait, rampe descellée, ferrure menaçant de tomber ou fontaine, publique tarie, elle "montait voir un de ces messieurs", c'est-à-dire qu'elle allait tancer un des membres du gouvernement genevois. Le prestige de son nom et de son caractère, renforcé par ses libéralités et ses alliances, était tel que ces messieurs s'empressaient de lui donner satisfaction. À propos du

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patriotisme genevois de Tantlérie : elle avait rompu avec une princesse anglaise, aussi pieuse qu'elle, mais qui dans une lettre avait risqué une plaisanterie sur Genève.

« Vers onze heures, elle était de retour dans sa belle villa de Champel, son seul luxe avec son coupé. Très charitable, comme je l'ai dit, elle dépensait fort peu pour elle-même. Je revois encore ses robes noires, de grande allure, avec un peu de traîne derrière, mais toutes vieilles, lustrées et soigneusement raccommodées. À midi, premier coup de gong. À midi et demi, deuxième coup, et il fallait se rendre immédiatement à la salle à manger. Aucun retard n'était toléré. Oncle Agrippa, Jacques, Éliane et moi nous tenions debout en attendant celle qu'entre nous nous appelions parfois la Cheffesse. Nous ne prenions naturellement place que lorsqu'elle était assise.

« À table, après les grâces, on s'entretenait de thèmes décents, tels que fleurs ("il faut toujours écraser le bout de la tige des tournesols pour qu'ils durent"); ou teintes d'un coucher de soleil ("j'en ai tellement joui, j'étais si reconnaissante de toute cette splendeur"); ou variations de la température ("j'ai eu une impression de froid ce matin en me levant") ; ou dernier sermon d'un pasteur aimé ("c'était fortement pensé et joliment exprimé"). On parlait aussi beaucoup des progrès de l'évangélisation au Zambèze, ce qui fait que je suis très calée en tribus nègres. Par exemple, je sais qu'au Lessouto le roi s'appelle Lewanika, que les habitants du Lessouto sont des Bassoutos et qu'ils parlent le sessouto. Il était par contre mal vu de parler de ce que ma tante appelait des sujets matériels. Je me rappelle qu'un jour où j'eus l'étourderie de dire que le potage me semblait un peu trop salé, elle fronça les sourcils et me congela par ces mots : "Tss, Ariane, je t'en prie." Même réaction la fois où je ne pus m'empêcher de louer la mousse au chocolat qui venait de 23

nous être servie. Je n'en menais pas large lorsqu'elle me regardait de ses yeux froids.

«Froide et pourtant profondément bonne. Elle ne savait pas témoigner, exprimer. Ce n'était pas insensibilité mais noble réserve, ou peut-être peur du charnel. Presque jamais un mot tendre, et les rares fois où elle m'embrassait c'était du bout des lèvres qu'elle effleurait mon front. Par contre, lorsque j'étais malade, elle se levait plusieurs fois dans la nuit et elle venait, en vieux peignoir majestueux, voir si je n'étais pas réveillée ou découverte. Tantlérie chérie, vous que je n'ai jamais osé appeler ainsi.

«Mettre quelque part dans mon roman mes blasphèmes quand j'étais petite. J'étais très pieuse et pourtant, en prenant ma douche, je ne pouvais m'empêcher de dire tout à coup : Sale Dieu ! Mais tout de suite après je criais : Non non, je ne l'ai pas dit ! Dieu est bon, Dieu est très gentil ! Et puis ça recommençait, voilà que je blasphémais de nouveau ! J'en étais malade, je me frappais pour me punir.

«Un autre souvenir me revient. Tantlérie m'avait dit que le péché contre le Saint-Esprit était le plus grave de tous. Alors, quelquefois dans le lit, le soir, je ne résistais pas à l'attrait de chuchoter : eh bien moi, je pèche contre le Saint-Esprit ! Bien sûr, sans savoir ce que cela signifiait. Mais tout de suite après, j'étais épouvantée et je me fourrais sous les couvertures, et j'expliquais au Saint-Esprit que c'était seulement pour plaisanter.

«Ma pauvre Tantlérie ne se doutait pas des angoisses qu'elle nous causait, à Éliane et à moi. Par exemple, elle croyait agir au mieux de nos intérêts spirituels en nous parlant souvent de la mort, pour nous préparer à ce qui seul importait, la vie éternelle. Nous ne devions pas avoir plus de dix et onze ans qu'elle nous lisait déjà des récits d'enfants modèles, agonisants et illuminés, qui entendaient des voix 24

célestes, se réjouissaient de mourir. Alors, hantise neurasthénique de ma sœur et de moi. Je me rappelle notre terreur en lisant dans un calendrier biblique le texte du dimanche prochain : "Tu mourras et tu seras caché en Dieu."

Une petite cousine Armiot nous ayant invitées, Éliane et moi, à un goûter pour ce dimanche-là, je lui avais dit que nous n'étions pas sûres de pouvoir venir, que nous serions peut-être cachées en Dieu. Depuis, bien que je n'aie en somme pas vraiment perdu la foi, j'ai gardé une horreur des cantiques, surtout de celui qui commence par Au pays de la gloire éternelle. Cafard lorsque j'entends à l'église ces gens assemblés qui le chantent avec une fausse joie, avec une exaltation maladive et qui se persuadent qu'ils seront ravis de mourir alors qu'ils appellent le médecin au moindre bobo.

«Quelques autres souvenirs, en vrac et en peu de mots, simplement pour ne pas oublier. Je les développerai dans le roman. Tantlérie, son ouvrage de broderie sur filet, après le culte du matin et du soir. Au culte, nous finissions souvent par le cantique Comme un cerf brame, ce qui me donnait un fou rire que je retenais. Mais Tantlérie priait beaucoup seule, trois fois dans la journée, toujours aux mêmes heures, dans son boudoir, et il fallait se garder de la déranger. Une fois, je l'ai regardée par le trou de la serrure. Elle était à genoux, la tête baissée, les yeux fermés. Tout à coup, elle eut un sourire qui m'impressionna, étrange et beau. Dire aussi quelque part qu'elle n'a jamais voulu avoir recours à un médecin, même pas à oncle Gri. Elle croyait à la guérison par la prière. À propos de sa peur du charnel dont j'ai parlé plus haut, mentionner ses serviettes dans la salle de bains. Il y en avait pour les diverses parties du corps. Celle pour le milieu ne devait jamais servir pour le visage. Peur inconsciente du péché, séparation du sacré et du profane. Non, cette histoire de serviettes je ne la dirai pas dans le roman :

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je ne veux pas qu'on risque de se moquer d'elle. J'ai oublié de dire que jamais elle n'a lu de romans, toujours pour la même raison, l'horreur du mensonge.

« Rien que du style télégraphique maintenant. Après la mort de Jacques et d'Éliane, plus que Tantlérie et moi à la villa car oncle Gri parti comme médecin missionnaire en Afrique. Ma neurasthénie religieuse. Je ne croyais plus ou plutôt je croyais que je ne croyais plus. Dans notre milieu, on appelait ça une crise desséchante. Décision de préparer une licence es lettres. À

l'Université, je fis la connaissance de Var-vara Ivanovna, une jeune Russe émigrée, fine, intelligente. Bientôt nous devînmes amies. Je la trouvais très belle. J'aimais baiser ses mains, ses paumes rosées, ses tresses lourdes. Je pensais à elle tout le temps. En somme, c'était de l'amour.

«Tantlérie mécontente de cette amitié. "Une Russe, tss, je t'en prie !" (Le "prie" très étiré, comme une longue fuite de vapeur.) Elle ne me permit pas de lui présenter Varvara, mais elle ne me défendit pas de continuer à la voir, ce qui était déjà beaucoup. Mais un jour, enquête de la police chez nous sur la nommée Sianova, titulaire d'un permis provisoire de séjour. Je n'étais pas à la maison. Par le policier, Tantlérie apprit deux choses terribles. D'abord que mon amie avait fait partie d'un groupe de mencheviks, enfin des révolutionnaires russes.

Ensuite, qu'elle avait été la maîtresse du chef de ce groupe, expulsé de Suisse. À la fin de l'après-midi, lorsque je rentrai, elle m'ordonna de rompre immédiatement avec cette personne de mauvaise vie, surveillée par la police, et révolutionnaire pardessus le marché. Je me révoltai. Abandonner ma Varinka?

Jamais ! Après tout, j'étais majeure. Le soir même, je fis mes bagages, aidée par Mariette, la vieille bonne. Tantlérie, enfermée dans sa chambre, refusa de me voir et je partis. Est-ce que je pourrai tirer un roman de tout ça? Continuons.

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« Je m'installai en ville avec mon amie dans un petit appartement meublé assez lamentable. J'avais très peu d'argent à moi, Papa ayant perdu presque toute sa fortune dans une complication de finance qu'on appelle un krach. Heureuses, elle et moi. Nous allions ensemble à l'Université, moi aux Lettres, elle aux Sciences sociales. Une vie d'étudiantes. Les petits restaurants. Je commençai à me poudrer un peu, ce que je n'avais jamais fait chez Tantlérie. Mais du rouge aux lèvres, je n'en ai jamais mis et je n'en mettrai jamais. C'est sale, vulgaire.

Je commençai à apprendre le russe, pour pouvoir le parler avec elle, pour être plus intimes. Nous dormions ensemble. Oui, c'était de l'amour, mais pur, enfin presque. Un dimanche, j'appris par Mariette, qui venait souvent me voir, que ma tante allait partir pour l'Ecosse. J'en eus le cœur serré, sentant bien que c'était à cause de la vie que je menais qu'elle s'exilait en somme.

«Quelques mois plus tard, c'était pendant les vacances de Pâques, Varvara m'avoua qu'elle était atteinte de tuberculose et qu'elle ne pouvait plus aller à l'Université. Elle m'avait caché son état pour ne pas m'inquiéter et aussi pour ne pas aggraver notre situation financière par des séjours à la montagne. Son médecin que j'allai voir aussitôt me dit d'ailleurs qu'il était trop tard pour l'envoyer dans un sanatorium, qu'elle en avait au plus pour un an.

« Durant cette dernière année de sa vie, je n'ai pas été bien.

Certes, j'avais renoncé à mes études pour me consacrer entièrement à elle. Je la soignais, je préparais les repas, je faisais les lavages et les repassages. Mais quelquefois, le soir, j'avais tout à coup envie de sortir, d'accepter une invitation de camarades d'Université, pas des filles et des garçons de mon milieu, des étrangers en général. Je sortais donc parfois pour un dîner, pour un bal d'étudiants ou pour aller au théâtre. Je la savais gravement malade et pourtant je

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ne résistais pas à l'envie de me distraire. Varinka, ma chérie, pardonne, j'étais si jeune. En rentrant, j'avais honte, d'autant plus qu'elle ne me faisait jamais de reproches. Un soir pourtant, rentrée d'un bal à deux heures du matin, comme je lui disais je ne sais quoi pour me justifier, elle me répondit calmement : "Oui, mais moi je vais mourir." Je n'oublierai jamais ce regard fixé sur moi.

«Le lendemain de sa mort, j'ai regardé ses mains. Rien qu'à les voir, on les sentait lourdes comme le marbre. Elles étaient mates, d'une blancheur terne, les doigts enflés. Alors, je compris que c'était fini, que tout était fini.

« Après le cimetière, ma peur dans ce petit appartement où elle avait attendu mes retours, la nuit. Alors, je décidai d'aller à l'hôtel Bellevue. Adrien Deume, qui venait d'être nommé à la S.D.N. et que ses parents n'avaient pas encore rejoint, était dans ce même hôtel. Un soir, je m'aperçus que je n'avais presque plus d'argent.

Impossible de payer la note de la semaine. Seule au monde, personne à qui m'adresser. Mon oncle au centre de l'Afrique et ma tante quelque part en Ecosse. D'ailleurs, même si j'avais su son adresse, je n'aurais pas osé lui écrire. Les gens de mon milieu, cousins, parents éloignés, connaissances, m'avaient lâchée depuis ma fugue et ma vie avec "la révolutionnaire russe".

«Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé après avoir pris tous ces cachets de véronal. J'ai dû ouvrir la porte de ma chambre puisque Adrien, en rentrant chez lui, m'a trouvée étendue dans le couloir. Il m'a soulevée, m'a portée dans ma chambre. Il a vu la boîte vide des cachets. Médecin. Lavage d'estomac, piqûres de je ne sais quoi. Il paraît que j'ai été entre la vie et la mort pendant plusieurs jours.

«Convalescence. Visites d'Adrien. Je lui parlais de Varvara, d'Éliane. Il me réconfortait, me faisait la

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lecture, m'apportait des livres, des disques. Le seul être au monde qui s'occupait de moi. J'étais engourdie.

L'empoisonnement avait abîmé ma tête. Il m'a demandé un soir si je voulais l'épouser et j'ai accepté. J'avais besoin de quelqu'un de bon, s'intéressant à moi, m'admirant, alors que je savais bien que j'étais une déclassée. Et puis pas d'argent et désarmée dans la lutte pour la vie, ne sachant rien faire, incapable même d'être une secrétaire. Nous nous sommes mariés avant l'arrivée de ses parents. Sa patience quand je lui ai dit que j'avais peur des choses qui se passent entre un homme et une femme.

«Peu après mon mariage, mort de Tantlérie en Ecosse.

Convocation chez son notaire. Par son testament, fait pourtant après le scandale de ma fugue, j'héritais de tout, sauf de la villa de Champel, léguée à oncle Agrippa. Arrivée des parents d'Adrien. Ma neurasthénie. Pendant des semaines, je suis restée dans ma chambre à lire, couchée, Adrien m'apportant mes repas. Puis j'ai voulu quitter Genève. Il a demandé plusieurs mois de congé sans traitement. Nos voyages. Sa bonne volonté. Mes humeurs. Un soir, je l'ai renvoyé parce que ce n'était pas Varvara qui était là. Puis je l'ai rappelé. Il est revenu, si doux, si bon. Alors je lui ai dit que j'étais une méchante femme mais que maintenant c'était fini, que je serais gentille désormais et qu'il devait reprendre son travail. Nous sommes rentrés à Genève et j'ai fait de mon mieux pour tenir ma promesse.

«À notre retour, j'ai invité des amies d'autrefois. Elles sont venues avec leurs maris. Depuis, fini, plus eu de leurs nouvelles. Elles ont vu la mère Deume et son petit mari, ça leur a suffi. Mes cousins, les Armiot et les Saladin entre autres, m'ont bien invitée, mais seule, sans mentionner mon mari. Je me suis naturellement abstenue.

«Il faudra que je tire un personnage du petit père 29

Deume que j'aime bien et aussi un personnage de la mère Deume, la fausse chrétienne avec ses grimaces pieuses. L'autre jour, cette sale bête m'a demandé comment se portait mon âme et m'a dit qu'elle était à ma disposition si je voulais avoir une conversation sérieuse avec elle. Dans son langage, conversation sérieuse veut dire conversation religieuse. Une fois, elle a osé me demander si je croyais en Dieu. Je lui ai répondu que pas toujours. Alors, pour me convertir, elle m'a expliqué que Napoléon croyait en Dieu et que par conséquent je devais croire aussi. Tout cela, c'est des tentatives de domination. Je la déteste.

Elle n'est pas une chrétienne, elle est tout le contraire. Elle est une vache et un chameau. Oncle Agrippa, oui, est un vrai chrétien.

Parfaitement bon, un saint. Les vrais protestants, c'est ce qui se fait de mieux. Vive Genève ! Tantlérie aussi était bien. Sa foi était un peu Ancien Testament, mais noble, sincère. Et puis le langage de la Deume est affreux. Pour dire gaspiller, elle dit vilipender. Pour dire joli, elle dit jeuli, pour dire milieu, elle dit miyeu, pour dire souliers, elle dit souyiers, et pour dire s'il te plaît, elle dit s'il te polaît. Et tous les endéans qu'elle fourre partout

«Dans mon roman, il faudra que je parle de son talent de faire des remarques perfides avec des sourires, toujours précédés d'un raclement de gorge. Quand elle se racle la gorge je sais qu'il y a une doucereuse méchanceté qui se prépare. Par exemple, hier matin, en descendant j'entends le claquement terrifiant de ses bottines ! Elle est sur le palier du premier ! Trop tard pour m'échapper ! Elle me prend par le bras, me dit qu'elle a quelque chose d'intéressant à me dire, me conduit dans sa chambre, m'invite à m'asseoir. Raclement de gorge, puis le terrible sourire lumineux d'enfant de Dieu, et elle commence : "Chère, il faut que je vous raconte quelque chose de tellement jeuli, je suis sûre que cela vous fera plaisir. Imaginez-vous

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que tout à l'heure, avant de partir pour son bureau, Adrien est venu s'asseoir sur mes genoux et il m'a dit en me serrant dans ses bras : Mammie chérie, tu es ce que j'aime le plus au monde !

N'est-ce pas, chère, que c'est jeuli?" Je l'ai regardée et je suis partie. Si je lui avais dit qu'elle me dégoûtait, je sais si bien ce qui se serait passé. Elle aurait porté sa main à son cœur, genre martyre livrée aux lions, et elle m'aurait dit qu'elle me pardonnait et même qu'elle prierait pour moi. Quelle veinarde tout de même cette méchante qui croit dur comme fer à la vie éternelle et qu'elle volettera tout le temps autour de l'Étemel.

Elle prétend même qu'elle se réjouit de mourir, ce qu'elle appelle en son jargon "recevoir sa feuille de route".

« Quelques détails encore en vue de mon roman. La Deume est née Antoinette Leerberghe, à Mons, Belgique. Revers de fortune après la mort du père, un notaire, je crois. À quarante ans, dotée de peu de chair et d'attraits mais de beaucoup d'os et de verrues, elle parvint à se faire épouser par le brave et faible Hippolyte Deume, un tout petit bourgeois d'origine vaudoise, ancien comptable dans une banque privée de Genève. De nationalité belge, elle devint donc suisse par son mariage avec le gentil Hippolyte, petit barbichu moustachu. Adrien est le neveu de l'Antoinette. La sœur de celle-ci, donc la mère d'Adrien, avait épousé un dentiste belge nommé Janson. Les parents d'Adrien étant morts lorsqu'il était tout jeune, sa tante assuma courageusement le rôle de mère. D'une dame Rampai dont elle était la demoiselle de compagnie et qui passait une grande partie de l'année à Vevey, elle hérita d'une villa dans cette petite ville suisse. Elle la transforma en pension de santé pour convalescents religieux et végétariens. Pour se changer les idées, Hippolyte Deume, âgé alors de cinquante-cinq ans et propriétaire d'un bon petit immeuble de rapport à Genève, vint y faire un séjour après la mort

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de sa femme. Antoinette s'occupa beaucoup de lui, le soigna lorsqu'il tomba malade. Guéri, il lui apporta un bouquet de fleurs. La vierge de quarante ans défaillit, se laissa tomber dans les bras du petit bonhomme effaré, susurra qu'elle acceptait parce qu'elle sentait que c'était la volonté de Dieu.

Grâce à la protection d'un vague cousin de la Deume, un van Offel, important au ministère belge des affaires étrangères, Adrien, qui préparait sa licence es lettres à Bruxelles, fut nommé au Secrétariat de la Société des Nations à Genève. J'ai oublié de dire que, quelques années auparavant, le couple Deume avait adopté le cher orphelin qui devint ainsi Adrien Deume.

«J'ai oublié aussi de dire plus haut que dès son installation à Genève la mère Deume a senti le besoin spirituel de faire partie du groupe dit d'Oxford. Depuis son entrée dans cette secte religieuse (qu'elle adore car on y peut tutoyer sur-le-champ et appeler par leur prénom des dames tout à fait bien socialement) elle n'a cessé d'avoir des "directions", ce qui dans l'argot oxfordien signifie recevoir en droite ligne des ordres de Dieu. Aussitôt membre du groupe, la Deume a eu la direction d'inviter des consœurs de la bonne société à goûter ou à déjeuner. (Elle préfère dire lunch, qui lui semble plus distingué et qu'elle prononce lonche.) Cologny où se trouve la villa Deume étant un quartier bien, ces dames ont eu la direction d'accepter. Mais ayant fait la connaissance du petit père Deume, lors d'une première visite, elles ont eu la direction de refuser les invitations suivantes. Il n'y a eu qu'une certaine madame Ventradour à avoir la direction d'accepter deux ou trois autres invitations à goûter, ô mon Père, ma tante Valérie, mon oncle Agrippa, mes nobles chrétiens, si vrais, si sincères, si purs. Oui, vraiment, il n'y a rien de plus beau moralement que les protestants genevois de grande race. Je suis fatiguée, assez.

Je continuerai demain. »

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Sonnerie du téléphone en bas. Il ouvrit la porte, sortit sur le palier, se pencha sur la rampe. Il écouta. La voix de la vieille, sûrement.

— Non, mon Didi, ne te fais pas de souci d'être en retard, tu pourras rester à déjeuner au Palais des Nations ou bien aller à ce restaurant de la Perle du Lac que tu aimes bien, vu qu'il y a un grand changement dans nos plans. J'allais justement te téléphoner pour te dire la grande nouvelle. Imagine-toi, mon chéri, que Papi et moi nous venons à l'instant d'être invités à l'improviste pour le lonche chez chère madame Ventradour!

C'est la première fois pour un repas, ce qui va bien consolider nos rapports, enfin pied d'intimité. Comme je te disais, ça fait grand changement dans nos plans, primo parce qu'il faut que je téléphone tout de suite à chère Ruth Grenier pour renvoyer à demain notre thé-méditation prévu pour cet après-midi, et secundo parce que j'avais projeté des rougets grillés pour midi et je ne sais pas si même au frigo ils pourront résister jusqu'à demain midi, vu que ça serait dommage d'en manger le soir surtout après le grand lonche que nous aurons tout à l'heure, mais tant pis on les mangera ce soir, et la quiche lorraine de ce soir on la mangera demain à midi vu qu'une quiche craint moins que des rougets. Maintenant pour t'en revenir avec l'invitation il faut que je te raconte comment ça s'est fait, mais vite, j'ai juste le temps, enfin tant pis, nous irons prendre un taxi à la station, il faut que je te raconte, ça te fera plaisir. Tout à l'heure donc, il n'y a pas dix minutes, j'ai eu l'inspiration ou plutôt la direction de téléphoner à chère madame Ventradour pour lui recommander un livre tellement bienfaisant sur Helen Keller, tu sais, cette admirable aveugle et sourde-muette toujours tellement joyeuse, parce que tu comprends je tiens à garder contact, et voilà que d'une chose à l'autre, toujours sur un plan 33

élevé, elle m'a parlé de ses difficultés domestiques, comme ru sais, elle a grand personnel chez elle, cuisinière, fille de cuisine, femme de chambre stylée grand genre, jardinier faisant chauffeur. Elle reçoit demain un consul général et son épouse qui viennent passer quelques jours chez elle et naturellement elle tient à ce que tout soit tiptop. C'était prévu dans ses plans qu'aujourd'hui ça serait le nettoyage de ses vitres de ses trente fenêtres dont vingt de façade, mais voilà que la femme habituelle qui vient pour les gros travaux est tombée subitement malade, comme il faut s'y attendre avec cette espèce, elles n'en font jamais d'autres, et toujours au dernier moment naturellement sans jamais vous laisser le temps de vous retourner. Forcément, chère madame Ventradour était toute désorientée, ne sachant plus où donner de la tête. Alors, n'écoutant que mon cœur, j'ai eu l'inspiration de lui dire que je lui prêterais volontiers ma Martha tout l'après-midi aujourd'hui pour ses vitres, dont dix en vitraux japonais modem style, tu te rappelles quand nous y sommes allés pour le thé en janvier.

Elle a accepté avec reconnaissance, elle m'a beaucoup remerciée, elle était tout émue. Je suis contente d'avoir eu cette inspiration, un bienfait n'étant jamais perdu. Je lui ai donc dit que je lui amènerais Martha illico, la pauvre fille ne pouvant se débrouiller toute seule pour trouver la superbe campagne Ventradour. Alors spontanée comme elle est, elle a poussé un cri, mais écoutez, venez déjeuner avec votre époux, à la fortune du pot ! Penses-tu, fortune du pot, c'est toujours parfait chez elle, d'après chère Ruth Granier, rien que du fin ! Et servi selon les règles ! Donc nous voilà invités à part entière!

Comment? Mais à une heure, tu sais bien que c'est l'heure grand genre pour le lonche. Je dois dire que je suis bien contente de pouvoir utiliser Martha cet après-midi parce qu'elle n'aurait pas eu grand-chose à faire, vu que mainte-34

nant avec la machine à laver tout est fini de bonne heure le matin, et puis ça me la dressera un peu de voir du personnel style grande maison. Je lui ai fait comprendre que ça sera un honneur pour elle de nettoyer les vitres d'une châtelaine.

Naturellement, en allant à la station des taxis, nous la ferons marcher à quelques pas derrière nous, à cause des voisins. Je le lui demanderai très gentiment. D'ailleurs, ça la gênerait de marcher à côté de nous, elle ne se sentirait pas à sa place. Alors voilà, je te quitte sur cette bonne nouvelle, mon chéri, il faut que je change de robe, que je téléphone à chère Ruth Granier, et puis que je vérifie un peu l'habillement de Papi, lui faire des recommandations, surtout pour le potage, il fait de ces bruits!

À propos, madame Ventradour m'a demandé très gentiment de tes nouvelles, elle s'est beaucoup intéressée à tout ce que je lui ai dit de tes obligations officielles, je peux lui faire tes messages, n'est-ce pas? Comment? Que je lui dise tes hommages plutôt? Oui c'est vrai, c'est plus fin, c'est une personne tellement distinguée. Pardon? Bon, comme tu voudras.

Je vais lui dire de venir, elle est naturellement à son piano, attends un moment. (Un silence, puis la voix de nouveau.) Elle te fait dire qu'elle ne peut pas venir à l'appareil vu qu'elle ne peut pas interrompre sa sonate. Oui, mon chéri, c'est comme ça qu'elle a dit. Écoute, mon Didi, ne te donne pas la peine de rentrer, déjeune tranquillement à la Perle du Lac, au moins on s'occupera de toi. Maintenant je te laisse, il faut nous dépêcher.

Alors au revoir, mon chéri, à ce soir, tu trouveras toujours ta Mammie fidèle au poste, tu sais que sur elle tu peux compter.

De retour dans la chambre, il s'étendit sur le lit, huma l'eau de Cologne cependant que du salon montaient les Scènes d'enfants de Schumann. Joue, ma

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belle, joue, tu ne sais pas ce qui t'attend, murmura-t-il, et il se leva brusquement. Vite, le déguisement.

Il endossa l'antique manteau déteint, si long qu'il descendait jusqu'aux chevilles et recouvrait les bottes. Il se coiffa ensuite de la misérable toque de fourrure, l'enfonça pour dissimuler les cheveux, noirs serpenteaux. Devant la psyché, il approuva le minable accoutrement. Mais le plus important restait à faire. Il enduisit les nobles joues d'une sorte de vernis, appliqua la barbe blanche, puis découpa deux bandes de sparadrap noir, les plaqua sur ses dents de devant, à l'exception d'une à gauche et d'une à droite, ce qui lui fit une bouche vide où luisaient deux canines.

Dans la pénombre, il se salua en hébreu dans la glace. Il était un vieux Juif maintenant, pauvre et laid, non dépourvu de dignité.

Après tout, ainsi serait-il plus tard. Si pas déjà enterré et pourrissant, plus de beau Solal dans vingt ans. Immobile soudain, il écouta. Des bruits de pas dans l'escalier, puis l'air de Chérubin. Voi che sapete che cosa è amor. Oui, chérie, je sais ce qu'est amour, dit-il. S'emparant de la valise, il s'élança, se dissimula derrière les lourds rideaux de velours.

Belle Du Seigneur
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