LXXXIV

Le lendemain, elle lui proposa de descendre déjeuner en bas, au restaurant, à titre exceptionnel, bien entendu, c'était tellement plus agréable de prendre les repas chez eux, mais pour une fois ce serait amusant de voir ces têtes bourgeoises, comme si on était au théâtre, en somme. Ils descendirent gaiement, en se tenant par le bras.

À table, elle commenta ironiquement les physionomies, supputa les professions et les caractères. Elle était fière de son Sol, si élégant, si différent de ces mangeurs, fière des regards de leurs affreuses épouses. Une femme cependant trouva grâce à ses yeux, une assez belle quadragénaire rousse qui lisait un journal posé contre la carafe d'eau et dont le petit chien était sagement assis sur une chaise.

— La seule possible, dit-elle. Anglaise sûrement. C'est la première fois que je la vois. Son petit sealy-ham est adorable, voyez comme il contemple sa maîtresse.

Dans le hall où le café leur fut servi, ils feuilletèrent ensemble un magazine. Près d'eux, se flairant de même espèce, deux couples nouveaux venus avaient lié conversation. Après avoir proféré d'aimables vérités premières, ils avaient sorti leurs antennes, s'étaient tâtés socialement en s'informant réciproquement,

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sans qu'il y parût, de leurs professions et relations respectives.

Rassurés, se reconnaissant de même termitière, ils s'épanouirent et fleurirent, communièrent avec éclat, claironnèrent leur délectation :.«Mais nous sommes en plein pays de connaissance alors! Bien sûr que nous les avons connus, nous les fréquentions beaucoup ! Quel dommage qu'ils soient partis ! Des gens absolument délicieux ! »

Plus loin, deux autres maris, s'étant également humés par l'échange de noms prestigieux de notaires et d'évêques, discutaient automobiles, sans cesse interrompus par la plus jeune des épouses, une pou-ponnette au visage de lune qui ressemblait à la femme de Petresco et qui, comme la Petresco, faisait sa charmante espiègle et s'écriait à intervalles fréquents, tout en sautant et en battant des mains à la manière des petites filles, qu'elle voulait une Chrysler, na, une jolie Chrysler, na et na ! Tous ces gens frétillaient d'avoir des semblables, tout à la joie de cailler et se grumeler dans le collectif. Silencieux, se tenant par la main, les deux amants lisaient, nobles et solitaires.

Elle se leva brusquement.

— Partons, ils me dégoûtent, dit-elle.

Dans la chambre de leur amour, ils écoutèrent les nouveaux disques qu'elle avait achetés, les commentèrent, et il y eut des baisers. À deux heures et demie, comme il dit qu'il avait mal à la tête et envie d'aller se reposer chez lui, ils convinrent de se retrouver pour le thé. Restée seule, elle redescendit.

Assise dans le hall, elle feuilleta des brochures touristiques étalées sur une table tandis que, non loin d'elle, de joyeux futurs cadavres faisaient bruyamment des projets d'excursion et que la rondelette pou-ponnette répétait son numéro de charme féminin.

Sautant et battant des mains, plus idiote qu'une majorette américaine, cette mignonne primesautière disait de nouveau à son mari qu'elle voulait une Chrysler,

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na, une jolie Chrysler, na et na, ravie d'être mutine et aussi d'informer leurs nouvelles connaissances, par le moyen de ce refrain gamin infiniment bondi, qu'elle et son mari avaient les moyens de s'offrir une Chrysler. Mais elle s'arrêta de gambader et les conversations cessèrent, remplacées par des chuchotements, lorsque Ariane se leva et sortit.

Elle alla lentement le long de l'allée de gravier où se promenait aussi la dame rousse. S'approchant du petit chien à la truffe intriguée, elle se pencha et le caressa. On se sourit, on échangea des réflexions sur le charme des scalyhams, jaloux mais si fidèles, puis sur le temps, si chaud pour un vingt-sept novembre, extraordinaire vraiment, même pour la Côte d'Azur.

Enfin, on s'assit sur des fauteuils de rotin, à l'ombre d'un palmier maladif et poussiéreux. Ariane posa de nouvelles questions sur le caractère du petit chien qui, ayant pris note de toutes les odeurs environnantes et les ayant trouvées dépourvues d'intérêt, posa son menton sur ses pattes de devant, poussa un gros soupir d'ennui et feignit de dormir, un œil à demi ouvert suivant une fourmi.

La conversation s'étant poursuivie en anglais, la dame rousse s'émerveilla de la prononciation parfaite de son interlocutrice qui évoqua ses chères années au Girton de Cambridge, puis au Lady Margaret Hall d'Oxford. Une attention accrue brilla dans les yeux de l'Anglaise à l'apparition de ces deux collèges féminins, exclusifs et bien fréquentés. Elle regarda avec sympathie son interlocutrice. Le Margaret Hall réellement, comme c'était intéressant, et comme le monde était petit ! Barbara et Joyce, les jumelles de chère Patricia Layton, la vicomtesse Layton, oui, faisaient justement leurs études au Margaret Hall, et elles y étaient si heureuses, un milieu charmant ! En somme, sourit-elle, on pouvait bien en villégiature faire litière de l'étiquette et se présenter soi-même.

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Elle était Kathleen Forbes, la femme du consul général de Grande-Bretagne à Rome. Après une légère hésitation, son interlocutrice se nomma à son tour, dit que son mari était un des sous-secrétaires généraux de la Société des Nations.

Sur quoi, Mrs Forbes devint pétulante et enchanteresse. Sous-secrétaire général, réellement, comme c'était intéressant !

Paupières battantes et regard attendri, elle déclara qu'elle adorait la Société des Nations, cette institution si merveilleuse où l'on faisait du travail si merveilleux pour la paix internationale et la compréhension mutuelle ! Se comprendre, c'était s'aimer, n'est-ce pas, sourit-elle, paupières plus exquise-ment palpitantes que jamais. Sir John était si sympathique et Lady Cheyne si brillante, si bonne ! Une de ses nièces venait justement de se fiancer avec un petit-cousin de cette chère Lady Cheyne !

Soudain, ses paupières devenues ailes de papillon, elle saisit la main d'Ariane. Mais oui, elle se rappelait maintenant, son cousin Bob Huxley, du Secrétariat général, que madame Solal devait sûrement connaître, lui avait beaucoup parlé de monsieur Solal l'année passée, et avec tant d'admiration ! Comme c'était intéressant ! Son mari serait ravi de faire la connaissance de monsieur Solal, car il s'intéressait aussi beaucoup à la Société des Nations !

Répondant à une aimable question d'Ariane, vive truite retrouvant ses eaux natales, Mrs Forbes dit qu'elle était à Agay depuis avant-hier mais que son mari n'arriverait que cet après-midi, peut-être en compagnie de cher Bob. Oui, il avait dû faire un détour pour aller rendre visite à son cher ami Tucker, oui, Sir Alfred Tucker, donc le sous-secrétaire permanent au Foreign Office, en traitement hélas dans une clinique de Genève, justement. Un très cher ami, conclut-elle avec langueur et quelque mélancolie veinée de pudeur. Mais elle était si fatiguée qu'elle

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n'avait pas eu le courage de faire ce crochet par Genève. Après la vie mondaine de Rome, si exténuante, elle avait eu hâte de retrouver ce bon vieux Royal auquel elle était habituée, dont la clientèle n'était évidemment pas très sympathique ni très intéressante, sauf quelques exceptions bien entendu, sourit-elle tendrement, mais qui était si merveilleusement situé, dans un décor vraiment divin. À un certain point de vue, c'était même un avantage de séjourner dans un hôtel fréquenté par des personnes d'un tout autre milieu que le leur, ainsi on pouvait jouir de la solitude. Oui, après cette vie mondaine de Rome, si accaparante, combien elle se réjouissait de se détendre enfin, ne plus être que physique, sourit-elle intellectuellement. Oh, si elle n'écoutait que ses goûts personnels, elle abandonnerait avec tant de joie la vie mondaine pour mener une existence d'ermite dans la solitude, dans la contemplation de la chère nature, plus près de Dieu, en compagnie de quelques beaux livres. Mais c'était leur devoir à elles, épouses de personnalités officielles, de se sacrifier et d'être un peu les collaboratrices de leurs maris, n'est-ce pas, sourit-elle tendrement à sa collègue en conjugalité officielle. Et en plus de cette terrible vie mondaine si accaparante, il y avait encore la nécessité de se tenir au courant, n'est-ce pas, de tout ce qui se faisait d'intéressant au point de vue intellectuel, les vernissages, les concerts, les conférences, les problèmes sociaux, les livres dont on parlait, sans compter les affreuses difficultés de personnel lorsque, comme elle, on avait la responsabilité d'un certain train de maison. Oui, vraiment, elle se réjouissait de n'être plus qu'un corps pendant ces deux semaines, de se baigner dans cette chère vieille Méditerranée, de faire du tennis tous les jours. À propos, madame Solal n'aimerait-elle venir faire une partie avec eux demain? Et peut-

être que monsieur Solal voudrait bien se joindre à eux?

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Il fut entendu que l'on se rencontrerait devant l'hôtel demain matin à onze heures. Mise en concupiscence par la réserve et le bon ton de cette charmante épouse de sous-secréthire général, Mrs Forbes prit congé, dents proéminentes mais affectueuses, et s'en fut, suivie de son petit chien et ravie de sa pêche.

Belle Du Seigneur
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