XXXI

Boulotte, lèvres poupines, nez de perruche et yeux morts, la vieille Ventradour, introduite dans le salon par Ariane qui était allée ouvrir la porte, se précipita vers chère Antoinette, l'embrassa, puis serra mollement la main de M. Deume et fortement celle du jeune Adrien auquel elle trouvait de la prestance. S'étant assise, elle rajusta son corsage à camée et à guimpe maintenue par des baleines, reprit son souffle, s'excusa de son retard et raconta les terribles aventures qui avaient bouleversé sa journée.

D'abord sa montre qui s'était arrêtée tout à coup ce matin, juste à neuf heures dix, ce qui faisait qu'elle avait dû se rabattre sur sa montre de réserve à laquelle elle n'était pas habituée. Et puis chère Jeanne Replat qui venait donc tous les vendredis à onze heures précises parce que avant de se mettre à table elles avaient l'habitude de faire une méditation religieuse en commun d'au moins une demi-heure, voilà que pour la première fois de sa vie chère Jeanne était arrivée en retard, oh pas par sa faute, mais enfin affreusement en retard, à midi dix, ce qui faisait que la méditation n'avait pu commencer qu'à midi et quart et qu'elle n'avait duré que dix minutes, ce qui l'avait laissée sur sa faim, l'avait toute décontenancée. Et puis, naturellement, au lieu de se mettre à table à midi comme

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d'habitude, on s'y était mis à midi trente, enfin vingt-huit exactement, ce qui n'avait pas fait de bien aux pommes de terre rôties au four, toutes dures et sèches. Et bref, au lieu d'aller faire sa sieste comme d'habitude à une heure, voilà qu'elle n'avait pu y aller qu'à une heure trente-cinq, ce qui l'avait complètement déroutée, vraiment mise sens dessus dessous, ne sachant plus où elle en était de ses plans, tout son horaire étant désorganisé.

Sans compter que son boulanger attitré ne lui avait pas fait apporter ses gressins, toujours livrés les mardis et vendredis matin, et elle avait dû envoyer vite en chercher chez le boulanger le plus proche, des drôles de gressins qui l'avaient toute étrangée.

Alors, pour tirer la chose au clair, après sa sieste, elle était allée elle-même demander des explications à son boulanger, mais voilà qu'il était absent et la demoiselle n'ayant pas pu lui donner l'explication, elle avait dû attendre le retour du patron. Enfin tout s'était éclairci, c'était la faute de la nouvelle commise, une étrangère, une Française avec du rouge aux lèvres, qui avait reçu en sa présence une semonce bien méritée.

— Antoinette, vous me pardonnez vraiment d'être arrivée en retard?

— Mais non, Emmeline, vous n'êtes pas en retard, voyons.

— Si, si, chère, je le sais très bien. Je suis arrivée à quatre heures quarante au lieu de quatre heures comme je vous avais promis. Je n'ai pas tenu parole, j'en suis toute honteuse. Mais vous savez, j'ai en ce moment comme femme de chambre une petite Bernoise qui m'en fait voir de toutes les couleurs.

À entendre Mme Ventradour, on avait l'impression qu'elle était entourée d'une domesticité naine, toutes les femmes de chambre qu'elle avait eues étant immanquablement qualifiées de petites. Depuis que Mme Deume avait fait sa connaissance à la réunion

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de couture, Mme Ventradour avait eu successivement une petite Espagnole, une petite Italienne, une petite Vaudoise, une petite Argovienne et, la plus coupable de toutes, la petite Bernoise, cause de son retard. Lorsqu'elle eut achevé le récit des délits de cette dernière, elle sortit de son réticule des sels anglais qu'elle respira. Oh, ces domestiques la rendraient malade !

—Écoute mon chéri, dit Mme Deume en se tour nant noblement vers Adrien, chère Emmeline t'excu sera, je lui expliquerai tous les événements, mais je crois que ta femme et toi vous devez nous laisser main tenant. Tes bagages à finir, vous habiller tous les deux, vous aurez juste le temps. Je vous expliquerai, chère.

Après avoir, pour l'épater, baisé la main de Mme Ventradour, Adrien fit ses adieux. Il embrassa M. Deume, puis Mme Deume qui le tint longtemps serré contre sa mollesse et le supplia d'écrire le plus souvent possible. « Même de courtes lettres, mais que ta Mammie sache que tout va bien pour son Didi. » Ariane prit congé des deux dames et du petit père, ce dernier fort ému de partager un secret avec sa belle-fille. Eh oui, ils s'étaient déjà dit adieu en cachette, elle et lui ! Et ils s'étaient embrassés ! Et même elle lui avait donné une photo d'elle, avec recommandation de la garder pour lui, de ne la montrer à personne d'autre ! Il souriait à ce souvenir cependant que, le jeune couple sorti, Mme Deume expliquait à chère Emmeline qu'Adrien était invité ce soir avec sa femme à un «dîner de gala» chez un grand personnage et ensuite qu'il partait ce soir même «en mission de diplomatie, pour discuter des problèmes avec des personnalités».

—Et maintenant, chère, si ça ne vous étrange pas trop, nous allons nous mettre à table. Oh, je sais bien que nous avons tout le temps, notre train ne partant qu'à sept heures quarante-cinq, mais du moment que 350

vous étiez consentante pour un goûter-souper, j'ai sauté mon goûter et je dois dire que j'ai l'estomac dans les talons. Et puis enfin en mangeant de bonne heure nous aurons tout le temps d'une bonne causette entre dames après, pendant qu'Hippolyte fera les derniers rangements. Il est à peine cinq heures et notre taxi est commandé pour sept heures quinze. Nous avons deux heures à nous pour un bon échange.

— Mais ma voiture est là, chère, je peux demander à mon chauffeur de vous conduire à la gare et ça ne me détournera pas puisque c'est sur le chemin. Sauf que, évidemment, vos bagages pourraient abîmer le tissu de mes banquettes, mais tant pis, j'accepterai. Peut-être que je serai contente de mon sacrifice, en tout cas je m'y efforcerai.

— Merci, chère, merci de tout cœur, mais je ne me le pardonnerais pas, et d'ailleurs votre voiture est si âgée qu'elle ne supporterait peut-être pas tous nos poids. À propos, mon Didi va s'acheter une Cadillac neuve à son retour de mission.

Oui, une voiture superbe. Alors, passons à table. Vous excuserez le manque de domesticité, mais je vous ai dit nos circonstances, ma pauvre Martha partie, Mariette nous faisant faux bond, et la femme de ménage de transition ne pouvant venir que le matin. C'est pourquoi tout est déjà mis sur la table, sauf le potage. Alors, si vous voulez bien, passons à la salle à manger. Hippo-lyte, donne le bras à chère Emmeline.

Mme Ventradour s'assit avec optimisme, rangea à sa droite les gressins de régime qu'elle avait apportés, ceux de confiance, pris chez le boulanger de la famille, les tapota amicalement, sourit de sa bouche poupine et lança des yeux ressuscites sur les bonnes choses étalées. Mme Deume s'excusa de nouveau, presque tout du froid, vu les événements, prit ensuite un ton plaisant pour prier son époux de faire un peu la femme de chambre.

Comprenant sans autre, car la

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leçon lui avait été faite en temps utile, M. Deume s'empressa.

Revenu avec la soupière fumante, il servit le potage, s'octroyant double portion, les yeux ronds de plaisir. Mais au moment où il se disposait à tremper sa cuiller dans le potage, Mme Ventradour lança violemment sa main contre son cœur et émit un gémissement d'oiselet blessé à mort. M. Deume comprit aussitôt et baissa la tête, tout confus : quelle horreur, il avait failli ne pas attendre les grâces ! Chère Emmeline, comme toujours primesautière, saisit la main de chère Antoinette.

— Oh chère, pardon, pardon ! Pardon si je vous ai offensée !

Oh, je ne voudrais pas vous forcer à faire quelque chose qui vous ennuierait !

— Mais, chère, vous savez bien que nous rendons toujours grâce et que ça ne nous ennuie pas du tout, bien au contraire, Dieu merci, répondit Mme Deume. C'est ce pauvre Hippolyte qui a eu un moment de distraction.

— Oh, pardon, cher, pardon ! s'écria Mme Ventradour en se tournant vers M. Deume. Pardon de vous avoir offensé !

— Mais ze vous assure, pas du tout, madame.

— Oh, dites que vous me pardonnez ! J'ai eu tort, je m'en accuse

! (Sa voix devint meurtrie, nostalgique, voluptueuse :) Mais pour moi, c'est une si grande joie, vous le savez, n'est-ce pas, si grande, oh oui, Seigneur, de m'entretenir avec Toi. (Elle s'aperçut qu'elle obliquait vers la prière, opéra un rétablissement.) Une si grande joie de m'entretenir avec Lui, avant de manger ce que dans Sa grande bonté II a voulu me donner Lui-même ! Rendre grâce me fait tant de bien, gémit-elle d'une voix mouillée. Oh, pardon, pardon, de vous avoir tous choqués !

— Mais chère, dit Mme Deume qui trouvait qu'Emmeline allait un peu fort, il n'y a aucun pardon à demander !

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Impavide et douloureuse, Mme Ventradour continua son petit vice tandis que M. Deume considérait le potage moins fumant, redemanda pardon, mais elle ne pouvait pas; ne pouvait pas se passer de prière avant les repas ! Etre privée de Son esprit, elle ne pouvait pas ! Oh, pardon, pardon ! Hoquetante, elle s'agrippa au bras du petit père affolé, ferma les yeux, entra en agonie.

— Oh, je me sens mal, pardon, mes sels anglais s'il vous plaît, mes sels dans mon réticule, sur le guéridon du vestibule, pardon, un petit flacon, pardon, sur le guéridon, petit flacon, pardon, guéridon, flacon.

Lorsqu'elle eut suffisamment flaconné et guéri-donné, puis reniflé le petit flacon vert, elle revint à la vie et fit un sourire d'ange convalescent à M. Deume qui fixait sombrement le potage. («Ze me demande si c'est la volonté de Dieu que ze manze touzours froid à cause de leurs prières.») Par politesse, Mme Deume proposa à chère Emmeline de rendre grâce. La voix encore brisée, Mme Ventradour dit qu'elle n'en ferait rien, qu'elle laisserait cette grande joie à chère Antoinette, assura qu'elle pouvait très bien se passer de rendre grâce. Chaque fois que cette personne assurait qu'elle pouvait très bien, il fallait traduire par le contraire. En l'occurrence, elle espérait que Mme Deume lui rendrait la politesse et lui laisserait dire les grâces.

Mais chère Antoinette n'insista pas car chère Emmeline avait la spécialité des grâces interminables, de vrais sermons où elle déballait toutes ses petites affaires de la journée avec accompagnement de soupirs et autres bruits suaves. Elle pointa donc son grand nez pointu sur la crème de blé vert et ferma les yeux. Mme Ventradour fit à son tour le plongeon mystique, le père Deume se prenant le front à deux mains pour mieux se concentrer car il avait quelque peine à trouver plaisir à ces continuels entretiens divins. (« Le dimance, ça va et même z'aime bien, mais trois fois par zour, non ! ») Il se concentrait, 353

le petit malheureux, résistant à une forte envie de se gratter la nuque, se concentrait, mais n'en regardait pas moins entre ses doigts un peu écartés le potage qui ne fumait plus et qui devait être tiède. (« Et puis saperlipopette, moi ze suis sûr que Dieu s'occupe de nous sans que nous soyons oblizés de tout le temps le Lui demander, et puis II sait tout, alors pourquoi Lui casser la tête pour Lui expliquer? »)

Mme Deume, qui se sentait examinée par une professionnelle, fit une prière premier choix, sa boulette viandelette montant et descendant. Au bout de deux minutes, M. Deume glissa en catimini son index sous l'assiette pour en tâter la température.

Mme Ventra-dour s'impatientait aussi, sans trop le savoir. Cette vieille bigote qui vous faisait des prières d'une demi-heure trouvait toujours trop longues celles des autres. Mme Deume faisant maintenant rapport à l'Éternel des grandes difficultés de Juliette Scorpème, Mme Ventra-dour, toujours spontanée, poussa un petit cri tragédien et porta la main à son cœur. Chère Juliette avait des difficultés? Quelle horreur! Et elle qui n'en savait rien !

— Oh, pardon, chère, pardon, continuez.

Elle referma les yeux, tâcha d'écouter de son mieux mais une pensée revenait sans cesse à son esprit, à savoir de ne pas oublier de demander en quoi consistaient ces difficultés de Juliette. Enfin, elle parvint à chasser cette préoccupation profane, ferma plus fort les yeux et tâcha de se pénétrer de ce que disait la prieuse. Elle ne pouvait toutefois s'empêcher de penser que cette pauvre Antoinette ne variait pas beaucoup ses formules. Il n'y avait pas dans ses prières ce que Mme Ventradour aimait, à savoir le spontané, l'inattendu, les tournures piquantes. Son palais religieux était blasé et il lui fallait sans cesse des condiments. C'est ainsi, par exemple, qu'elle changeait de Bible tous les cinq ans afin d'avoir le plaisir de souligner à neuf les passages réconfortants, ' tout en 354

hochant une tête persuadée. Au fond, il faut bien le reconnaître, cette religion quotidienne ne laissait point d'embêter quelque peu Mme Ventradour, sans qu'elle s'en doutât, bien sûr. Aussi recherchait-elle, dans le premier sermon d'un pasteur débutant ou dans l'allocution d'un évangéliste noir ou dans la conférence d'un prince hindou converti, le piment qui la persuadait que la religion était intéressante.

Mme Deume, pensant tout à coup au train de dix-neuf heures quarante-cinq, passa en troisième, remercia à toute allure l'Éternel de leur avoir donné aujourd'hui encore leur pain quotidien qui, en ce qui la concernait, s'agrémentait ce soir-là de caviar, de foie gras en gelée, d'un poulet rôti de chez Rossi, de salade russe, de fromages divers, de gâteaux et de fruits.

L'Étemel fait bien les choses, parfois.

— Une jolie fortune, les Gantet, dit Mme Ventradour.

— Une belle fortune, je dirais plutôt, rectifia Mme Deume.

Deux salons en enfilade. Encore un peu de poulet? Au moins la peau? Je trouve que la peau bien rissolée, c'est tout le charme de la bête. Alors, du fromage? Non plus? Bien, passons au dessert.

Hippolyte, avale ta meringue et aide-moi un peu, s'il te polaît, vu que j'ai ma rigidité. Dépêche-toi, il est déjà six heures, il te reste à peine une heure quart pour tout finir, et il ne s'agit pas de faire attendre le taxi. Allons, débarrasse la table et range-moi tout bien à la cuisine, que la femme de ménage ne trouve pas tout sens dessus dessous demain matin, de quoi est-ce que nous aurions l'air? Mets les restes au frigo, mais pas les fromages, il n'y a rien de plus mauvais, ou bien alors enveloppe-les dans du papier d'alu, ferme bien les volets de la cuisine, tous les autres sont déjà fermés, ferme aussi le compteur du gaz, et puis vite mes bagages, sauf la valise des robes forcément, je l'ai 355

faite moi-même vu que tu n'aurais pas la compétence, j'en suis toute courbatue. Pour le reste, toutes les choses que j'emporte, je les ai donc sorties sur le lit et sur les tables, tu me les rangeras bien comme il faut dans mes deux valises, comme tu sais le faire, mettant la place bien à profit, et attention aux fragilités, et n'oublie pas mon plaid bien plié et passer mes deux parapluies dans les courroies. Ah, écoute, avec mes fatigues de tête j'ai oublié les housses au canapé et aux fauteuils, tu les mettras. Une fois les valises bouclées, tu les descendras, ces chauffeurs réclament des pourboires insensés pour les descendre, mets-les dehors, pour nous avancer. Écoute, non, pas dehors, c'est risqué.

Dans le vestibule, tout près de la porte. Allons, dépêche-toi, un peu de nerf, s'il te polaît.

— Ze dois faire la vaisselle aussi ?

— En dernier, si tu as le temps, oui, mais attention de ne pas t'éclabousser.

— Tu sais, z'ai imperméabilisé les étiquettes des valises, cas de pluie. Ze les ai imperméabilisées en les frottant avec une bouzie.

— C'est très bien, va maintenant, ne reste pas à baguenauder, occupe-toi un peu. Débarrasse vite la table vu que nous avons besoin d'un peu de tranquillité pour causer entre dames. Mais tu laisseras les gâteaux. Servez-vous, chère. Encore un japonais ou une meringue? Moi ce sera un baba au rhum, c'est mon faible.

Pendant que M. Deume desservait, les deux amies engloutirent avec des sourires une quantité étonnante de gâteaux tout en causant du sermon à deux voix de dimanche passé. C'était une bonne idée pour attirer la jeunesse, dit Mme Deume. Après un troisième éclair au chocolat, Mme Ventradour approuva. C'était bien un peu osé, ces sermons à deux voix, mais enfin elle n'était pas contre les innovations raisonnables.

Le petit père étant sorti avec son dernier chargement d'assiettes et de couverts, les deux dames s'en-356

tretinrent de divers sujets intéressants. Il fut d'abord question d'une dame charmante qui avait une villa charmante dans un parc immense et charmant; puis de l'ingratitude des pauvres qui étaient rarement reconnaissants de tout ce qu'on faisait pour eux, qui en voulaient toujours plus, qui ne savaient pas recevoir avec un peu d'humilité; puis de l'insolence des domestiques de la jeune génération, «ces demoiselles exigeant maintenant un après-midi de libre en plus du dimanche, quoiqu'elles n'aient pas les mêmes besoins que nous, quand on pense à la peine que nous prenons pour les former, et elles se font de plus en plus rares, on a tellement de mal à en trouver, ces demoiselles ne voulant plus se placer, elles préfèrent aller en fabrique, elles n'ont plus la vocation de l'amour du prochain, parce que enfin une personne comme il faut qui a besoin moralement d'être servie, c'est aussi un prochain, il me semble».

Mme Deume fit ensuite l'éloge d'une demoiselle Malassis, de Lausanne, «un beau parti, l'appartement des parents a quatorze non seize fenêtres de façade, et de toute moralité, naturellement». Puis elle évoqua les splendeurs des Kanakis, des Rasset et de monsieur le sous-secrétaire général. Chère Emmeline ayant alors demandé comment s'était passé le dîner avec ce monsieur de la Société des Nations, chère Antoinette fit la dure d'oreille, se garda d'entrer dans des détails et se borna à dire que c'était un homme eminent et qu'elle avait eu beaucoup de plaisir à causer avec lui, sans préciser que c'était au téléphone que la conversation avait eu lieu.

Enfin, on passa au sujet de prédilection, à savoir les faits et gestes de diverses reines dont elles connaissaient l'emploi du temps, les toilettes, l'heure du lever et jusqu'à la composition du petit déjeuner, en général précédé d'un pamplemousse.

Elles commencèrent par la reine Marie-Adélaïde, leur préférée, dont

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les enfants étaient si charmants. Charmant aussi l'intérêt qu'elle portait aux chevaux et aux courses, c'était si distingué ! Et puis, dit Mme Deume après avoir croqué son dernier quartier de pomme avec un infernal petit bruit d'égoïsme, cette chère Marie-Adélaïde avait l'art suprême de se montrer toujours souriante, simple et naturelle, une personnalité si attachante, n'est-ce pas? — Il parait que quelquefois elle soulève un coin du rideau pour regarder les gens du commun qui passent, il paraît qu'elle tâche d'imaginer la vie des gens d'un autre miyeu pour être en communion avec eux, elle s'intéresse tellement aux humbles ! C'est jeuli, n'est-ce pas?

Il y a une anecdote tellement jeulie sur son fils George, donc l'aîné, qui a huit ans maintenant, mon Dieu comme le temps passe vite, il me semble que c'était hier qu'il était dans son superbe berceau aux armes royales, oui, donc le petit prince George, vous savez celui avec les cheveux bouclés, qui sera donc roi à sa majorité, elle forcément régente depuis la mort du roi, alors il paraît qu'un jour le petit prince George à la gare, attendant le train pour un de leurs magnifiques châteaux de province, il a complètement oublié qui il était, et il s'est mis à courir sur le quai comme un enfant du commun, n'est-ce pas que c'est jeuli ? Et puis il a vu le chef de gare avec son drapeau pour donner le signal de départ à un autre train, et alors il lui a dit s'il vous plaît, est-ce que je pourrais agiter le drapeau? Oui, il a dit s'il vous plaît, c'est jeuli, venant d'un petit prince. Le chef de gare était consterné, enfin embarrassé, parce que pour rien au monde il ne doit confier le drapeau à quelqu'un d'autre, c'est défendu par le règlement, mais tant pis, il s'est dit, c'est un prince, alors il a remis son drapeau au petit prince et il paraît que le petit prince n'a pas su l'agiter comme il fallait ! C'était tellement touchant ! Tous les gens avaient les larmes aux yeux !

Et puis une autre aventure du petit prince tellement jeu-358

lie aussi. En sortant du palais royal, comme il a de qui tenir et que rien ne lui échappe, l'œil du maître comme on dit, il a vu que les lacets du soulier d'un des gardes du palais royal étaient défaits, alors il le lui a fait remarquer, alors il paraît que le garde lui a dit je regrette beaucoup, monseigneur, oui parce qu'on lui dit monseigneur bien qu'il n'ait que huit ans, je regrette beaucoup, monseigneur, mais je n'ai pas le droit de me baisser, je n'ai pas la permission, je dois rester au garde-à-vous ! Alors il paraît que le petit prince s'est baissé lui-même, s'est agenouillé, et il a noué lui-même les lacets d'un simple soldat ! Il faut vraiment être de sang royal pour avoir cette simplicité ! C'est trop beau ! Parce que enfin il aurait pu dire au soldat en tant que prince je vous donne l'ordre de vous baisser! Il paraît que Marie-Adélaïde défend qu'on applaudisse le petit prince et la petite princesse quand ils passent en voiture dans les rues. Mais quand même malgré sa simplicité elle a sa dignité ! Il paraît qu'un grand noble lui ayant dit votre père, elle a répondu simplement vous voulez parler de Sa Majesté le roi ! Le noble était tellement confus ! Mais je dois dire que c'était bien mérité, vous ne trouvez pas? Moi je dis qu'elle aurait même dû lui tourner le dos et le laisser tout pantois! Emmeline, j'y pense tout à coup, vous avez lu l'histoire de cette petite Laurette dans le journal d'hier?

— Non, chère, qu'est-ce que c'était?

— Oh alors il faut que je vous raconte, c'est tellement jeuli !

Eh bien voilà, c'est une petite fille de douze ans, son père est un simple maçon, et pourtant elle a des sentiments d'une finesse, vous allez voir! Imaginez-vous que lorsque le roi et la gracieuse reine de Grèce sont arrivés à Genève dans leur superbe avion, eh bien, au premier rang des personnalités venues pour les accueillir avec grand respect, imaginez-vous qu'il y avait la petite Laurette dans une robe

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toute simple, avec un bouquet de roses ! Alors, voilà l'explication de ce grand honneur. La petite Laurette, qui admire naturellement beaucoup la jeune reine de Grèce, a été tellement heureuse lorsqu'elle a appris la naissance d'un petit prince héritier pour continuer la dynastie, tellement heureuse qu'elle a eu l'audace d'écrire à Sa Majesté lui disant jeuliment son grand bonheur et son admiration ! Alors Sa Majesté a promis à la petite Laurette de la voir lorsqu'elle viendrait en Suisse ! Et alors voilà comment la petite Laurette a eu l'honneur de remettre des fleurs à une reine ! C'est jeuli, n'est-ce pas? Elle a une belle âme, cette petite, malgré qu'elle soit d'un miyeu simple ! Oh, elle promet ! Et quel souvenir précieux pour elle, toute sa vie, d'avoir été embrassée par une reine !

Ensuite ces dames commentèrent l'idylle d'Edouard VIII et de Mrs Simpson. Une roturière qui voulait devenir reine, c'était odieux! s'écria Mme Deume. Cette personne n'avait qu'à se tenir à sa place ! Qu'une princesse devînt reine, c'était juste, c'était normal, elle avait du sang royal, c'était de son rang, mais une bourgeoise, quel toupet ! Et ce roi qui s'était laissé embobiner! La pauvre reine mère avait dû bien souffrir, elle si convenable, un cœur si noble ! Ah, que de larmes versées en secret ! Et cette pauvre petite princesse Eulalie qui par démocratie venait d'épouser un homme du commun ! Oh, elle ne serait pas heureuse longtemps, ce n'était pas possible !

Une princesse ne pouvait quand même pas être heureuse avec quelqu'un qui n'était pas de sang royal ! Un ensemblier-décorateur, quelle horreur! Et ayant fréquenté des gens de la bohème ! Mais enfin qu'avaient-elles donc ces princesses à vouloir épouser des roturiers? Ne se rendaient-elles pas compte que c'était une trahison envers la dynastie, et puis aussi envers le peuple, enfin les sujets du royaume? Leur devoir, c'était de garder leur rang, la place où Dieu 360

les avait mises ! Vraiment, elle aimait mieux ne plus penser à ces mésalliances, ça lui faisait trop mal. Aussi, passant à un sujet réconfortant, elle demanda à chère Emmeline si elle avait lu la semaine passée cet article qui relatait le geste si touchant d'une princesse héritière.

— Non? Oh alors, il faut que je vous raconte, parce que c'est trop jeuli ! Imaginez-vous que la princesse Mathilde, l'héritière du trône donc, imaginez-vous qu'elle était dans l'avion qui l'emmenait aux États-Unis, ou au Canada, je ne me souviens plus, en tout cas pour une visite officielle donc.

Comme de juste, on avait installé une cabine spéciale pour elle, grand luxe, avec un vrai lit, enfin une vraie chambre avec salle de bains attenante, forcément. Alors, voilà que tout à coup elle sort de sa superbe cabine, elle appelle l'hôtesse de l'air qu'on avait naturellement affectée au service exclusif de Son Altesse Royale, et elle lui dit voulez-vous que je vous montre mes robes, mes bijoux? Naturellement, l'hôtesse a accepté et elle est entrée bien timidement dans la superbe cabine, toute rouge d'émotion et de plaisir! Alors Son Altesse Royale lui a montré toutes ses robes de gala, brodées avec des pierres précieuses, ses colliers de perles et de diamants, son magnifique diadème d'éme-raudes, un diadème qui appartient à la famille royale depuis des siècles forcément, lui montrant tout très simplement, de femme à femme ! Il paraît que l'hôtesse de l'air sanglotait de reconnaissance. Je dois dire qu'en lisant l'article j'en ai eu aussi les larmes aux yeux, je trouve ça d'une beauté, cette princesse royale qui montre toutes ses merveilles à cette pauvre fille, après tout une sorte de femme de chambre qui n'a jamais rien vu de pareil, mais qui au moins aura eu la joie une fois dans sa vie d'être pendant quelques minutes dans une ambiance de grand monde, de raffinement, d'opulence ! Oh, que c'est beau ! Il faut avoir

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l'âme d'une princesse héritière pour avoir une idée aussi belle moralement! C'est vraiment l'amour du . prochain !

Elle aurait continué son panégyrique des âmes princières et des cœurs héritiers si le petit père Deume n'était venu, tout essoufflé par le poids des bagages descendus, annoncer que le taxi était arrivé.

Belle Du Seigneur
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