XXV

La porte ouverte, M. Deume recula devant l'impressionnante apparition, un long personnage en habit, la poitrine barrée du grand cordon des présidents de la République, qui lui tendait son haut-de-forme.

— Vestiaire, dit Mangeclous. Mon huit-reflets au vestiaire selon les diplomatie customs en anglais, by appointment, expliqua-t-il au petit barbichu efiaré dont, du premier coup d'œil, il jaugea l'innocence. Avec précaution, ne l'abîmez pas, car il est neuf. Comment allez-vous? Moi, je me porte bien.

Tel que vous me voyez, mon cher, continua-t-il avec une étonnante vélocité et tout en faisant tournoyer sa canne de golf, je suis le chef des cabinets particuliers de mon auguste maître Son Excellence Solal of the Solais, et mon appellation dans le domaine mondain et londonien est Sir Pinhas Hamlet, A.B.C., G.Q.G., C.Q.F.D., L.S.K., exquis usage anglais des initiales honorifiques qui font de vous un grand personnage, mais je suis aussi grand maréchal de la Maison du Roi, suscitant ainsi d'innombrables cabales et jalousies, et en outre premier pair ex aequo du royaume, oui mon cher, tel que vous me voyez, et de plus possesseur en pleine propriété de la moitié du Shrop-shripshire, et en deçà d'une rivière dont j'ai oublié le nom s'étend mon superbe parc personnel et privé 293

dont le nom anglais est le Gentleman's Agreement and Lavatory, en abrégé le Lavatory, célèbre par son gigantesque château dressant avec orgueil ses quarante beffrois, cher château de mes ancêtres où je prends mes innombrables œufs au jambon du matin sur un fauteuil Louis XIV et sous un tableau de maître, et ensuite, bien rempli, je fais en une heure le tour du Lavatory sur un destrier gris pommelé, ô Shropshrip-shire de mon enfance oligarchique, noble Shropshrip-shire où je fis mes chères études en mignonne veste d'Eton, col blanc et chapeau haut de forme dont j'ai gardé l'habitude comme vous voyez, allons, brave homme, ne baissez pas honteusement la tête et ne soyez pas un ombrageux animal, et de plus je suis décoré de l'ordre de la Jarretière se trouvant sous mon pantalon, mon club préféré étant le Crosse and Blackwell Marmalade où je converse familièrement avec l'archevêque de Cantorbéry, ou Canterbury en ma chère langue natale, et une douzaine de pairs du royaume, mes égaux et élégants amis, adresse habituelle dix Downing Street et numéro onze même rue chez le Chancelier des Échecs, mon ami Lord Robert Cecil que j'appelle Bob, et lui parlant toujours anglais de même qu'à ma gracieuse souveraine que j'accompagne en tube gris aux courses élégantes de chevaux que nous adorons, elle et moi. Royal Ascot, Derby of Epsom, that is the question, Bank of England and House of Lords in tomato sauce, fish and chips in Buckingham Palace, yours sincerely, God Save the King, n'est-ce pas votre avis?

— C'est que ze n'ai pas compris, dit M. Deumc avec un sourire égaré qui plut au gentleman et dont il fut récompensé par une tape sur l'épaule.

— Ne vous troublez point, mon enfant, c'est notre mignon travers, à nous autres aristocrates anglais, de parler tout à coup sans y penser dans la langue que Shakespeare illustra mais qu'ignorent les personnes

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sans instruction. Soyez donc assuré de mon indulgence et venons-en au fait. Voici, sortie des basques de mon frac, une lettre de mon seigneur qui est prince en son palais et dont je suis le hautain vassal. Vous pouvez examiner l'enveloppe officielle témoignant de son origine et provenance suprême, les trois mots Société des Nations en relief de luxe ! Regardez, mais sans toucher ! Comme vous voyez, elle est adressée à la dame Adrien Deume. La preuve de ma véracité ayant été fournie, allez dire à cette personne que j'attends ici sa comparution personnelle pour remise protocolaire en main propre, en même temps que quelques badinages de bon goût. (Charmé par lui-même, il s'éventa avec sa raquette de tennis.) Allons, courez me la chercher sans plus barguigner!

— Ze regrette beaucoup, monsieur, mais c'est qu'elle est sortie pour des courses.

— Fort bien, j'aviserai après étude de la situation. Faisons d'abord connaissance. Qui êtes-vous? Un maître d'hôtel en négligé?

— Ze suis monsieur Deume, donc le beau-père, fut la réponse craintive, suivie d'une déglutition.

— Ah? Un membre de la famille? Quelles décorations?

— Ze regrette, ze n'en ai pas, dit le petit père qui humecta ses lèvres puis, honteusement, essaya de sourire.

— Regrettable, en effet, constata le grand-croix. Je vous fais néanmoins confiance et vous remets la lettre pour la charmante du sexe nommément désignée. Dès son retour, donnez-la-lui sans la salir, et inutile de l'ouvrir hors de sa présence par gestes illicites et contraires à l'ordre public. Compris?

— Oui, monsieur.

Mangeclous examina le petit bonhomme, immobile et déférent, qui tenait la lettre du bout des doigts, de peur de l'abîmer. Que faire maintenant? Lui emprun-295

ter dix francs pour le taxi du retour en lui expliquant qu'une personne de rang ne devait jamais porter d'argent sur elle, sous peine de vulgarité ? Non, trop gentil, ce pauvre vieux.

Brusquement, une idée se mouve-menta dans les eaux profondes de son esprit. Pour l'encourager à sortir, il frotta vigoureusement son sillon crânien et elle surgit, ruisselante et belle.

— La remise de la lettre n'est que la première partie de ma mission, dit-il. Il y a plus et mieux. En effet, n'ayant pu venir manger chez vous l'autre soir pour des raisons d'État, comme il me le disait en badinant familièrement avec l'intime que je suis, mon suzerain m'a délégué à ce même effet de mangement selon l'habitude du grand monde, et consultez les ouvrages de protocole au chapitre intitulé «De l'envoyé plénipotentiaire en mangerie». Bref, Son Altesse m'a chargé, moi le susnommé, d'une représentation mangeuse et mandat de dégustation, ce qui veut dire en langage vulgaire, mieux compris de la plèbe, que je viens me sustenter quelque peu à sa place, afin de lui rendre compte et faire rapport. C'est ce qui se pratique dans les cercles autorisés et les sources bien informées. Mon maître comptait m'envoyer pour prendre part au lunch de midi, ce qui eût été plus approprié, mais au dernier moment nous avons été retenus^par le devoir de réconforter ce pauvre empereur d'Ethiopie pleurant à chaudes larmes. D'ailleurs, soyez tranquille, je ne me restaurerai que symboliquement Maintenant, beau-père, si vous n'êtes pas au courant des goûters par procuration ou si vous éprouvez de l'avarice, je puis fort bien m'en aller à jeun. C'était de la part de mon maître une gracieuseté pour vous favoriser d'un honneur. À vous la parole !

— Ze suis très toucé, monsieur le cef de cabinet, dit le petit père qui avait quelque peu repris ses esprits.

— Vous pouvez me dire tout simplement milord.

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— Ze suis très toucé, milord, et merci beaucoup, mais malheureusement ze suis tout seul à la maison, les deux dames sont sorties et puis on n'a plus de bonne depuis hier, elle a dû partir pour cez elle vu qu'elle était souffrante, ça fait que forcément ze vais être oblizé de vous faire un peu attendre pour la çose du goûter.

— Triste réception mondaine, dit Mangeclous, tout en agitant vigoureusement son petit doigt dans l'entrée de son oreille.

Mon cher, je constate que vous n'avez guère l'habitude des raouts élégants, mais peu importe et je suis indulgent. Je guiderai donc vos pas illettrés et nous irons ensemble à la cuisine voir un peu de quoi il retourne. Mon Excellence fait fi du protocole et vous aidera de son mieux, les aristocrates s'entendant toujours avec les plébéiens. Chassez donc ces noires pensées et allons composer un menu de five o'clock à la bonne franquette. Mais apportez-moi mon huit-reflets, un air froid régnant en ce triste corridor.

Coiffé de son haut-de-forme, il entra dans la cuisine, suivi de M. Deume auquel il ordonna de s'asseoir pendant qu'il étudierait les possibilités. Son frac ôté pour plus de liberté dans les mouvements, mais la poitrine toujours barrée du grand cordon de la Légion d'honneur, il se dirigea vers le frigidaire, essaya de l'ouvrir. M. Deume expliqua aussitôt, non sans gêne, que son épouse avait fait mettre une serrure et que c'était elle qui gardait la clef. Vraiment, il regrettait beaucoup. Devinant bien des choses, Mangeclous le réconforta par une tape sur la joue, dit qu'on se débrouillerait tout de même.

—Ne vous inquiétez pas, mon cher, je vais per quisitionner et j'arriverai à mes fins. J'ai l'habitude.

Assis, le tourneboulé petit phoque suivit du regard les allées et venues du sifflotant grand-croix dans ses recherches méthodiques, ouvrant les tiroirs, inspec-297

tant les armoires et annonçant, l'une après l'autre, ses trouvailles.

Trois boîtes de sardines ! Une de thon ! Assez ordinaire comme hors-d'œuvre, mais tant pis ! Un pain entier ! Des biscuits à la noix de coco ! Un pot de confiture ! Une boîte de tripes à la milanaise ! Une de cassoulet !

Quelle aventure, pensait M. Deume. Évidemment, les Anglais nobles et riches étaient tous des excentriques, il l'avait toujours entendu dire. Excentrique, ce monsieur, d'accord, mais en tout cas important, ça se voyait, son genre, sa manière de parler, et puis la même décoration que le président de la République.

Donc, le laisser faire, ne pas le fâcher, d'autant que ça pourrait faire tort à Didi. Oh là là, c'était l'émotion sûrement.

— Ze m'excuse, milord, ze reviens dans quelques minutes.

— Allez, mon cher, prenez tout votre temps. En attendant, je mettrai à chauffer les tripes et le cassoulet.

En ce qu'il appelait le petit endroit, M. Deumc méditait.

Vraiment, quelle aventure. Original, bien sûr, mais gentil aussi tout de même, prenant les choses du bon côté, voulant aider. Et pourtant, un monsieur de la haute, fier et en même temps pas fier, vous mettant à l'aise. Il n'aurait quand même pas pensé qu'un lord anglais saurait s'occuper de tripes et de cassoulet, et puis de chercher partout dans les armoires, et de bonne humeur encore. Ces Anglais tout de même. Un goûter avec des conserves, c'était quand même drôle. Enfin, c'était vrai que les Anglais aimaient bien les petits déjeuners copieux, c'était peut-être la même chose pour les goûters. Un goûter par procuration, drôle aussi, mais évidemment c'était vrai que c'était connu que les grands personnages se faisaient représenter aux enterrements, aux mariages, aux banquets,

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il l'avait souvent lu dans le journal. N'empêche, ce monsieur aurait mieux fait de venir hier soir pour la chose de la procuration, il aurait trouvé tout prêt, pas à Pimproviste comme aujourd'hui. Évidemment, ces messieurs importants étaient si occupés qu'ils faisaient tout à la va-vite, juste quand ils avaient le temps. Si au moins Antoinette avait laissé la clef du frigidaire, il aurait proposé à ce monsieur de manger le reste de caviar. Enfin, le laisser faire à son idée, surtout à cause de Didi.

À son retour dans la cuisine sentant bon les tripes et le cassoulet, il trouva le monsieur décoré, toujours en bras de chemise et haut-de-forme, en train de couper d'épaisses tranches de pain tout en surveillant les deux casseroles dont il remuait de temps à autre le contenu avec une cuiller de bois. La table était mise, recouverte d'une belle nappe damassée. Tout était en règle, couverts, serviettes joliment pliées, verres de cristal, sardines et thon dans le plat à hors-d'œuvre, et même fleurs au milieu de la table, eh oui, les fleurs du salon ! Eh bien, il avait pensé à tout, ce milord, et puis expéditif ! Mais qu'est-ce qu'elle dirait, Antoinette, si jamais elle arrivait?

— Ze pourrai vous aider à couper le pain, milord?

— Restez tranquille, beau-père, asseyez-vous et ne m'embrouillez pas. D'ailleurs, j'ai fini, douze tranches suffiront pour le moment. Elles ne seront pas beurrées et la faute en est à votre épouse et à sa cala-miteuse serrure.

— Vraiment ze regrette, dit M. Deume, la tête baissée, coupable par procuration.

— Enfin, passons l'éponge. Ces modestes biscuits à la noix de coco, fort vieux et dépourvus de l'élasticité qui en fait le charme, et cette confiture de fraises un peu trop liquide, elle y a mis trop d'eau et pas assez de sucre, serviront de dessert démocratique.

Évidem-

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ment, lorsque je vais prendre mon breakfast chez George, c'est autrement fourni ! Pâtes à l'ail, aubergines fourrées, foie haché aux oignons, salade de pieds de mouton ! Car George sait que j'adore les pieds de mouton en vinaigrette, avec beaucoup d'oignons. George, c'est-à-dire mon noble souverain britannique, que Dieu le garde ! Veuillez vous lever en hommage ! Merci, vous pouvez vous rasseoir. Quant à ce vent aventureux et long que je viens d'émettre, ne vous en étonnez point, c'est un usage de la cour d'Angleterre pour montrer à l'hôte qu'on est chez lui comme chez soi, à l'aise. Allons, mettez votre serviette, et commençons par les produits marins !

— Mais c'est que ze vais çauffer l'eau pour le thé.

— Je vois que vous n'êtes pas au courant, dit Mangeclous.

Dans les milieux fashionables, mon cher, on ne prend plus de thé à cinq heures, c'est le bordeaux qui est maintenant à la mode ! Il y en a plusieurs bouteilles dans la vilaine petite armoire, veuillez en déboucher une ! Moi, je commence, vous me rattraperez, sourit-il, et il noua sa serviette autour de son cou, soupira d'aise. Ah, mon cher ami, comme je suis heureux de manger pour une fois dans une humble chaumière, loin de ma demeure féodale du Shropshripshire !

Ayant bu son premier verre de bordeaux, il s'attaqua aux sardines et au thon, les exterminant à grand bruit, s'interrompant pour remplir de nouveau son verre et pour inviter l'ami Deume à ne pas se gêner.à se restaurer un peu, que diable, et à boire aussi, car qui savait quel cancer généralisé leur réservait l'avenir? Ainsi encouragé, le petit père fit honneur aux hors-d'œuvre et au bordeaux. De son propre chef, il déboucha une deuxième bouteille lorsque les casseroles fumantes furent apportées et directement vidées dans des assiettes à soupe par le chef de cabinet, ceint du tablier blanc de Martha afin de préserver le grand

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cordon de la Légion d'honneur. Faces luisantes, les deux convives burent fort et se régalèrent de cassoulet et de tripes, joyeusement les alternant, force sourires échangeant, gaillardement chantant et amitié éternelle se jurant.

Au dessert, passant de l'exaltation à la mélancolie, M. Deume, tout barbouillé de confiture, confia à mots couverts certaines tristesses de sa vie conjugale. Sur quoi Mangeclous conseilla quelques bons coups de bâton tous les matins, puis conta des historiettes si amusantes que le petit phoque faillit s'étrangler de rire, et l'on but de nouveau, et l'on se porta des santés réciproques, et l'on s'appela par les prénoms, l'ami Hippolyte gloussant et riant sans raison, puis haranguant son verre aussitôt vidé que rempli, et même à deux reprises chatouillant ce cher milord sous le bras. Jamais il n'avait été à pareille fête et des horizons nouveaux s'ouvraient devant lui. Et si Antoinette survenait, eh bien, quelques coups de bâton !

— Allons, ami, s'écria Mangeclous en l'enlaçant, buvons d'un cœur vaillant et profitons de notre temps de vie ! Foin des discriminations raciales ! Et même je suis prêt à crier gloire au seigneur Jésus, fils de dame Marie, à condition que de ton côté, bon Hippolyte, tu cries gloire au seigneur Moïse, ami intime de Dieu ! Et bref que vivent les Chrétiens car ils ont du bon ! Sur quoi, de religions différentes, mais amis jurés jusqu'à la mort, buvons et chantons et embrassons-nous avec grâce car ce jour est de fête et l'amitié est le sel de la vie !

Belle Du Seigneur
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