XCII

Assis sur un des fauteuils du salon, tenant à deux mains la Vie à la Campagne, un magazine auquel elle s'était abonnée, il considérait mélancoliquement des têtes de bœufs et de canards primés. Avant-hier, vingt-six août, célébration du premier anniversaire de leur arrivée à Agay, avec baisers spéciaux, regards exceptionnels, paroles surchoix, menu de luxe. Un an d'amour à Agay, un an tout d'amour. C'était elle qui avait voulu cette célébration. Elle était très forte en dates anniversaires, en savait un tas. Que faisait-elle? Il se retourna. Debout devant la baie, elle regardait la bande joyeuse qui jouait à colin-maillard dans le jardin des voisins, les femmes s'enfuyant avec des cris sexuels de fausse frayeur.

— Comme elles sont vulgaires, dit-elle, revenue vers lui, souriante, et il sut qu'il fallait la réconforter,' lui donner un petit bonheur.

— Tu es belle, lui dit-il. Viens sur mes genoux.

Elle obéit avec empressement, mit sa joue en position amoureuse. Hélas, un borborygme s'éleva avec des volutes de contrebasse, mourut soudain, et elle toussa pour le détruire et l'embrouiller rétroactivement par un bruit antagoniste. Il lui baisa la joue pour faire atmosphère naturelle et adoucir cette humiliation. Mais aussitôt, majestueux, un autre borborygme 919

retentit qu'elle camoufla en se raclant la gorge. Contre un troisième, d'abord caverneux, puis mignon et ruis-selet, elle lutta en appuyant sa main subrepticement mais fort, afin de le comprimer et réduire, mais en vain. Un quatrième survint en mineur, triste et subtil. Plaçant tout son espoir en un changement de position, elle s'assit sur le fauteuil en face et dit à très haute voix qu'il faisait beau. À voix tout aussi haute, il dit que c'était une journée vraiment merveilleuse, développa ce thème cependant qu'elle cherchait en catimini des postures destructrices de ces maudits bruits causés par le déplacement des gaz et des liquides dans un innocent estomac. Mais rien n'y faisait et de nouveaux venus surgissaient en grand vacarme, clamant leur droit à la libre expression. Il en guettait l'arrivée, les accueillait avec compassion, sympathisait avec la pauvrette, mais ne pouvait s'empêcher de les caractériser, tour à tour mystérieux, allègres, humbles, altiers, coquins, véniels, funèbres. Enfin elle eut la bonne idée de se lever et de remonter le gramophone, pour une fois opportun. Alors le Concerto brandebourgeois en fa majeur retentit, étouffant les rumeurs intestines, et Solal rendit grâces à cette musique, parfaite pour couvrir des borborygmes.

Hélas, le concerto pour scieurs de long terminé, un nouveau borborygme s'éleva, un beau borborygme, très réussi, élancé et divers, tout en spirales et fioritures, pareil à un chapiteau corinthien. Ensuite, il y en eut plusieurs à la fois, dans le genre grandes orgues, avec basson, bombarde, cor anglais, flageolet, cornemuse et clarinette. Alors, de guerre lasse, elle dit qu'il lui fallait s'occuper du dîner. Deux motifs à cette décision, pensa-t-il. Le premier, à court terme, filer à la cuisine et y borborygmer en paix, sans témoin. Le second, de plus longue portée, se remplir le plus vite possible l'estomac, afin d'écraser et mater les borborygmes qui, tassés et étouffés par le poids des aliments

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ingérés, ne pourraient plus monter à la surface pour s'épanouir et gambader à l'air libre.

— À tout à l'heure, lui sourit-elle, et elle s'en fut avec une distinction compensatrice.

Il haussa les épaules lorsqu'elle eut refermé la porte. Eh oui, c'était pour entendre des borborygmes qu'il avait gâché sa vie, et qu'il avait gâché la vie de cette innocente dont l'inconscient devait être passablement déçu et trouver que la grande passion n'était pas, somme toute, chose si remarquable. Depuis des mois, seul le conscient de cette femme l'adorait, il le savait bien. Les semaines de Genève, mortes semaines de vraie passion, avaient suscité un mythe auquel la pauvre loyale conformait maintenant sa vie, jouant en toute bonne foi le rôle de l'amante adorante. Mais son inconscient en avait marre de ce rôle. Pauvre chérie qui était malheureuse et qui ne voulait pas le savoir, ne voulait pas voir leur naufrage. Alors, son malheur sortait comme il pouvait, par des maux de tête, des oublis, des fatigues mystérieuses, un amour accru de la nature, une horreur suspecte du snobisme. En tout cas, ne jamais lui dire la vérité, elle en mourrait.

Leur pauvre vie. Leur prétentieux cérémonial de ne se voir qu'en amants prodigieux, prêtres et officiants de leur amour, un amour censément tel qu'aux premiers jours, leur farce de ne se voir que beaux et nobles à vomir et impeccables et sans cesse sortis d'un bain et toujours en prétendu désir. Jour après jour, cette lugubre avitaminose de beauté, ce solennel scorbut de passion sublime et sans trêve. Cette vie fausse qu'elle avait voulue et organisée, pour préserver les valeurs hautes, comme elle disait, cette pitoyable farce dont elle était l'auteur et le metteur en scène, courageuse farce de la passion immuable, la pauvrette y croyait gravement, la jouait de toute âme, et il en avait mal de pitié, l'en admirait. Chérie, jusqu'à ma mort, je la jouerai avec toi cette farce de notre amour, notre pauvre 921

amour dans la solitude, amour mangé des mites, jusqu'à la fin de mes jours, et jamais tu ne sauras la vérité, je te le promets.

Ainsi lui disait-il en lui-même.

Leur pauvre vie. Sa honte, l'autre jour à Cannes, lorsqu'il s'était vu avec elle, tous deux attablés à la terrasse du Casino, chacun dégustant en silence un énorme chocolat glacé avec trop de crème fouettée. C'était lui qui avait proposé le chocolat liégeois. Voilà, ils se consolaient de leur vie avec de la gourmandise. Sans s'en douter, elle aussi cherchait des remèdes au béribéri d'amour. Les ridicules petits éro-tismes, les recours à la grande glace, à la baignoire, aux étreintes dans la pinède, et toutes les autres inventions de la malheureuse. Aimé, il fait si chaud aujourd'hui que je n'ai rien sous ma robe. De honte et de pitié il en avait mal aux dents. Ou encore, tout en lui lisant du Proust, elle croisait trop haut les jambes cependant qu'il se disait qu'une conversation avec une demi-douzaine de crétins de la Société des Nations eût été autrement chargée de vitamines.

Des niaiseries, mais en communion, avec le sourire du frère d'en face, frère crétin, frère indispensable. À quoi bon Proust, à quoi bon savoir ce que faisaient et pensaient des humains si on ne vivait plus avec eux? La pauvrette lisait et croisait plus haut ses jambes. Lui, ces évaluations proustiennes d'importance mondaine lui faisaient mal, et il souffrait, rejeté, d'assister à ces stratégies d'ascension sociale, basses et salubres. Les bavardages de ce snob homosexuel m'ennuient, disait-il alors, et pour la forcer à se remettre en état de décence il lui proposait de jouer aux échecs. Alors elle se levait pour chercher le jeu et la robe redescendait. Sauvé, plus de cuisses.

Leur pauvre vie. Parfois le recours aux méchancetés forcées, sans nulle envie d'être méchant, mais il fallait mouvementer leur amour, en faire une pièce intéressante, avec rebondissements, péripéties, récon-922

ciliations. Recours aussi aux imaginations jalouses pour la désennuyer et se désennuyer, pour faire du vivant, avec scènes, reproches et coïts subséquents. Bref, la faire souffrir pour en finir avec ses migraines, ses somnolences après dix heures et demie du soir, ses bâillements poliment mordus, et tous les autres signes par lesquels son inconscient disait sa déception et sa révolte contre les langueurs d'un amour sans plus d'intérêt, un amour dont elle avait tout attendu. Son inconscient, oui, car de tout cela elle ne savait rien. Mais elle en devenait malade, douce esclave exigeante.

Leur pauvre vie. Au début de juin pourtant, peu après la fausse crise hépatique, il y avait bu deux semaines presque heureuses pendant les travaux qu'elle avait voulus pour faire plus beau encore leur inutile salon. On se rencontrait de bonne heure le matin, sans sonneries préalables et en vêtements normaux. Après le petit déjeuner pris ensemble, on allait suivre les progrès, on causait avec les ouvriers, on leur faisait servir des collations par Mariette refleurie. C'était la présence des trois ouvriers qui avait tout changé. Pendant ces deux semaines, il y avait eu du social, et un but.

Leur pauvre vie. À la fin de la deuxième semaine, les ouvriers ayant pris congé, elle et lui avaient admiré leur demeure embellie, avaient savouré la nouvelle cheminée qu'elle avait voulu étrenner en faisant un beau feu malgré la douceur de la température. Aimé, c'est bien, n'est-ce pas? Sur quoi, pour les essayer, ils s'étaient assis sur les nouveaux fauteuils, formidables et anglais, suaves et bruns, deux grosses mousses au chocolat.

C'est bien, n'est-ce pas? avait-elle dit de nouveau, et elle avait promené un regard satisfait autour d'elle, avait respiré largement, propriétaire. Sur quoi, après un silence, elle avait commencé la lecture à haute voix des Mémoires d'une grande dame anglaise, s'interrompant pour s'indigner et dire son 923

mépris de cette bande de snobs. Après le dîner, la sonnerie de la porte d'entrée avait retenti. Elle avait tressailli, avait dit calmement que c'était sans doute une visite de ces gens qui venaient de s'installer dans la villa voisine, une visite de courtoisie. Mèche rectifiée et arborant un sourire mesuré, elle était allée ouvrir. Revenue au salon, elle avait dit d'une pauvre voix naturelle que c'était une erreur, s'était assise sur une des mousses au chocolat, avait déclaré qu'on y était tellement plus confortable que sur les anciens fauteuils. Il avait approuvé et elle avait ouvert la Revue de Paris, avait commencé à haute voix un article sur l'art byzantin.

Leur pauvre vie. Le matin, la gymnastique secrète de la malheureuse en maillot de bain, étendue sur le tapis et ne se doutant pas que par le trou de la serrure il la regardait levant les jambes, gravement les remuant en ciseaux, lentement les abaissant, consciencieusement aspirant et expirant, puis recommençant, et par cette gymnastique cachée luttant contre une torpeur qu'elle devait attribuer à un manque d'activité physique, trop loyale pour voir la vérité, et la vérité était qu'ils s'embêtaient ensemble, que leur amour faisait eau, et qu'elle en était malade. Debout, l'exercice terminé, elle posait parfois sur sa tête un clandestin calot de vacher suisse, brodé d'edelweiss, et alors elle yod-lait tout en faisant des rangements dans son armoire, yodlait tout bas un chant de la montagne, chant de son pays, autre misérable petit secret.

Leur pauvre vie. L'autre soir, après le dîner, elle lui avait une fois de plus annoncé qu'elle lui ferait un bon gâteau aujourd'hui, une fois de plus lui avait demandé ce qu'il préférerait, un gâteau au chocolat ou un gâteau au moka.

Ensuite, après un silence, elle avait dit qu'elle aimerait acheter un chien. Ce serait un gentil compagnon pour nos promenades, n'est-ce pas? Il avait approuvé parce que cela faisait un sujet 924

de conversation et un but pour le lendemain. Sur une feuille, elle avait inscrit les diverses races possibles, avec deux colonnes, une pour les qualités, l'autre pour les défauts.

Depuis, il n'en avait plus été question. Peut-être avait-elle pensé qu'un chien risquerait d'aboyer au cours d'un de leurs sacres, comme elle disait, ou encore que des promenades à trois seraient gênantes à cause de certaines habitudes canines.

Leur pauvre vie. Hier soir, à dix heures et demie, le besoin de dormir venu, elle l'avait courageusement dissimulé. Mais il en connaissait les signes. Les petites démangeaisons au nez, à peine et noblement gra-touillé aux ailes. Les yeux tantôt écarquillés, tantôt fermés à la dérobée et aussitôt rouverts. Les narines écartées, les dents serrées et la poitrine soulevée pour bâiller en contrebande. Elle avait sommeil, la pauvre, mais puisqu'il parlait elle tenait courageusement à rester, tenait sincèrement à l'écouter avec intérêt car elle l'aimait, ferme en son propos, et de plus elle était polie. Elle l'écoutait donc, souriante, mais derrière ses yeux était une inquiétude, presque une folie, la crainte de devoir se coucher trop tard s'il continuait à parler encore, la peur morbide de l'insomnie assurée si elle se couchait après onze heures, dernière limite, peur tenue cachée mais confiée au journal intime qu'il avait lu en secret. Oh, ce sourire aimable, bien élevé, avec lequel elle l'écoutait, un sourire peint et immobile, posé une fois pour toutes sur les lèvres, n'en bougeant plus, entourant avec douceur des dents attentives, sourire de mannequin, terrible sourire mort qu'elle lui assenait, aimante. Alors, pour ne plus avoir devant lui cette panique souriante, il s'était levé comme tous les soirs, avait dit que c'était l'heure de se séparer. Cinq minutes encore, avait-elle proposé, magnanime maintenant qu'elle était sûre de retrouver bientôt son lit. Cinq minutes de politesse, rien que cinq minutes, pas une de plus ! O leurs nuits de Genève. À deux 925

heures du matin, lorsqu'il voulait partir et la laisser dormir, le désespoir de l'ardente. Non, reste, reste encore, lui disait-elle de sa voix dorée, une voix qui avait disparu, il n'est pas tard, lui disait-elle et elle s'accrochait à lui.

Que faire pour lui redonner de la vie? Refaire le truc de quelques mois auparavant, le truc d'Elizabeth Vanstead censément arrivée à Cannes et le réclamant sous peine de suicide, et aller comme l'autre fois la rejoindre à Cannes, censément pour passer quelques jours avec elle en tout bien tout honneur, afin d'éviter un drame. En réalité, il s'était morfondu tout seul à Cannes, tout seul dans une chambre du Carlton à lire des romans policiers et à se faire servir dans sa chambre des repas luxueux, seul réconfort. Nourriture et lecture, mamelles nourricières de la solitude. Mais le dernier soir au Carlton, ce besoin soudain de bonheur, de victoire. Alors, l'infirmière danoise. Pauvre bonheur, triste victoire. Le lendemain, lorsqu'il était retourné à la Belle de Mai, elle avait été vivante de nouveau. Les larmes, le petit mouchoir tragique, les interrogations nasillées d'humidité, les regards scrutateurs, soudain fous de certitude. Tu mens, je suis sûre qu'il y a eu des intimités avec cette femme ! Dis-moi la vérité, j'aime mieux savoir, je te pardonnerai si tu me dis tout. Et caetera. Et lorsqu'il avait solennellement affirmé qu'il n'y avait rien eu entre lui et la Vanstead, qu'il n'avait accepté d'aller la voir que par pitié, parce qu'elle l'avait tellement supplié, les baisers furieux et la seconde série de pleurs. Puis, de nouveau, les interrogations. Mais alors qu'avaient-ils fait toute la journée? De quoi avaient-ils parlé?

Avaient-ils des chambres communicantes? Comment était-elle habillée? Était-elle en peignoir, le matin? Et parce qu'il avait dit oui, elle avait pleuré et sangloté de plus belle, collée contre lui, et alors des baisers de plus grand style, et elle avait en conséquence

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senti qu'il lui avait dit la vérité, qu'il lui avait été fidèle. Et bref, le reste, la pauvrette triomphale de le sentir toujours à elle puisque, et l'enserrant entre ses jambes croisées, puis sur l'épaule nue de son homme les caresses censément enchanteresses. Extasiée, elle l'avait regardé comme au temps de Genève, précieux, intéressant. Convalescente, rassurée, elle s'était même offert le plaisir moral de plaindre la concurrente qu'elle venait d'évincer. Pauvre petite escroquée. Mais c'était pour elle cette escroquerie, dans son intérêt à elle, pour lui redonner le bonheur d'aimer.

Vivante, oui, mais pendant si peu de jours. Ensuite, la Vanstead évaporée, les gâteaux au moka et au chocolat avaient rappliqué, et les paniques du soir, après dix heures et demie.

Alors, autre recours, la décision de voyager, leur lamentable tour d'Italie. Monuments et musées visités sans intérêt parce qu'ils étaient, elle et lui, hors de la communauté humaine. Tous ces distingués qui s'intéressaient aux livres, aux peintures, aux sculptures, c'était en fin de compte pour en parler avec d'autres plus tard, pour amasser un stock d'impressions à partager avec les autres, les chers autres. Ce truc de l'art interdit aux isolés, il l'avait rabâché cent fois déjà. Rumination des solitaires.

Après l'Italie, la semaine à Genève. La soirée au Donon. Elle, tâchant de fabriquer une conversation intéressante. Alors, évidemment, des souvenirs d'enfance. Bien sûr, on n'avait rien à se raconter issu du présent. Ensuite, timidement, elle lui avait proposé de danser. Aimé, dansons, nous aussi. Cet humble nous aussi, aveu de défaite, il en avait eu mal. Après la deuxième danse, lorsqu'ils étaient retournés à leur table, elle avait ouvert son sac. Je suis désolée, mais je vois que j'ai oublié de prendre un mouchoir. Pour-riez-vous m'en prêter un? Je regrette, chérie, je n'en ai pas. Alors, elle avait reniflé en douce, suavement, affolée mais souriante, cependant qu'il évitait de la 927

regarder pour ne pas augmenter son déshonneur de nasal encombrement. Souriante, elle souffrait mille morts, et il l'aimait, aimait sa pauvrette, misérable d'avoir le nez plein et qu'il le sût, désespérée de ne pouvoir se débarrasser de cette plénitude. Pour feindre d'ignorer le drame et pour la réhabiliter par un tendre respect, il lui avait baisé la main. Après un cinquième ou sixième reniflement en contrebande, elle avait murmuré qu'elle était désolée, mais qu'il lui fallait aller chercher un mouchoir à l'hôtel. Je vais vous accompagner, chérie. Non, s'il vous plaît, restez, je serai vite de retour, l'hôtel est tout près. Il savait bien pourquoi elle voulait aller seule.

Elle appréhendait une catastrophe durant le trajet, vu la plénitude et le risque d'étemuement soudain avec conséquences pendantes. Revenez-moi vite, chérie. Torturée par sa cargaison et altérée de s'en décharger, elle lui avait adressé un distingué sourire d'au revoir, ô misère de la condition d'amour, ô pauvres acteurs, et elle s'était éloignée en hâte, sans doute haïssant ce nez qui avait choisi de tant se remplir et garnir en ce Donon où, bien des mois auparavant, la nuit de leur fuite, ils avaient merveilleusement dansé jusqu'au petit matin. Dehors, elle avait dû courir vers le mouchoir de délivrance. Ô chérie, comme je pourrais te rendre heureuse si tu étais malade pendant des années et que tu sois ma petite fille que je soigne dans son lit, que je sers, que je lave, que je peigne. Hélas, condamnés à être exceptionnels et sublimes. Alors il s'était dit que lorsqu'elle reviendrait, il ferait le désireux en dansant avec elle, pour lui faire plaisir. L'inconvénient était que, pragmatique, elle s'attendrait à une suite concrète lors de leur retour à l'hôtel. Ah, si elle savait combien il l'avait adorée, si charmante en son petit malheur d'avoir le nez rempli. Mais voilà, il ne pouvait pas le lui dire, elle en serait mortifiée. Le meilleur de ce qu'il ressentait pour elle, il devait le taire. Ah, mon 928

amour, pouvoir te dire des petits noms idiots, chou-quette, ou chouquinette, ou pantalounette si tu es en pyjama. Mais non, défendu, lèse-passion. De retour au Donon, poétique et débloquée, voilà qu'aussitôt assise elle s'était remise à renifler.

Quelle fécondité. Il lui avait offert une cigarette dans l'espoir de quelque action vaso-constrictrice. Hélas. Enfin, elle avait sorti son mouchoir. Vide-toi donc une bonne fois! Mais non, elle se mouchait à peine, avec des grâces et des subtilités de petit chat, des pff-pff mignons et inefficaces. Ça ne servira à rien, lui disait-il en lui-même, il faudra recommencer, tu ne te rends pas compte. Il avait tellement envie de lui expliquer qu'il en restait, qu'il fallait pousser loyalement, et il haïssait ce maudit besoin de beauté. Enfin, elle s'était décidée et, résolue à sévir, avait de toutes ses forces barri par le nez. Ses appels de trompe avaient grâce à Dieu provoqué décharge totale et subséquente sécheresse, il s'était retenu d'applaudir. Libérée, elle lui avait pris la main pour sentir qu'elle l'aimait, qu'ils s'aimaient C'était triste. Bon, assez.

Et voilà, depuis des semaines, revenus à la Belle de Mai. En arrivant, sur la table de la cuisine, la lettre de Mariette annonçant son départ subit pour aller soigner sa sœur malade à Paris.

Blague sûrement. La vieille en avait eu assez de leur vie asphyxiante, avait fui le malheur. Bravo, Mariette. Ensuite, le télégramme du notaire annonçant le décès de l'oncle d'Ariane.

De douleur, elle s'était accrochée à lui. Pleurs, baisers, et un coït réussi, comme au temps de Genève. Eh oui, il y avait du nouveau, de l'intéressant. Elle aimait son oncle, sa douleur était profonde, mais il y avait enfin les vitamines du dehors. Et puis il allait y avoir une séparation pendant plusieurs jours, il existait de nouveau. À la gare de Cannes où il l'avait accompagnée, les baisers violents avant le départ du train. Mêmes ardeurs à son retour de Genève. Mais quelques jours

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plus tard, le noble marais, le languissant rituel de prodigieux amour.

Elle n'avait pas trouvé de domestique, même pas une femme de ménage, avait tout pris en main, tour à tour ménagère clandestine et prêtresse d'amour. Le matin, lui plus bouclé que jamais dans sa chambre tandis qu'elle épluchait des légumes ou que, enturbannée pour préserver ses cheveux, elle surveillait une friture ou tâchait de guérir une mayonnaise. Puis-je faire votre chambre maintenant? Alors il se réfugiait au salon, pour ne pas la voir balayeuse. Il aurait tant aimé balayer et frotter avec elle. Mais il fallait demeurer prince d'amour. Non pour lui, mais pour elle. Terrible, cette obligation de tout le temps faire le faux bourdon. Mais lorsqu'elle partait pour des courses à Saint-Raphaël ou à Cannes, vite il l'aidait autant qu'il pouvait, balayant les chambres, savonnant et frottant le carrelage de la cuisine, astiquant les cuivres, encaustiquant. Le tout en cachette pour ne pas perdre le prestige d'amant, ce crétin prestige auquel elle tenait. D'ailleurs, si distraite et hurluberlu que, de retour, elle ne se doutait de rien. Contemplant sa cuisine impeccable ou sa salle à manger étincelante, elle disait alors avec une petite fierté qu'en somme elle entretenait assez bien leur maison, sans aucune aide pourtant, n'est-ce pas, et elle aspirait largement. Son adorable naïve.

Les besognes matérielles terminées, c'était la gymnastique clandestine, puis le bain, puis la robe d'amour lavée la veille et repassée de bonne heure le matin. Et enfin débarquait, hiératique et muscles maxillaires saillants, la vestale odorante d'un parfum appelé Ambre Antique. Alors, on allait déjeuner sur la sacrée terrasse pour jouir de la vue de la sacrée mer. Elle se donnait tant de peine pour les repas. Avant-hier, le somptueux déjeuner pour fêter l'anniversaire. Sa chimérique avait même calligraphié un menu, ravie de

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pouvoir écrire homard à l'armoricaine — et non à l'américaine, pommes de terre en robe des champs — et non en robe de chambre. Bref, poétesse et pas du tout juive.

Immangeable d'ailleurs, son homard.

Zut, le premier gong. Dans un quart d'heure il faudrait aller sur la terrasse manger avec distinction et se faire piquer par des moustiques, exécrables petites brutes qui non seulement voulaient son sang mais encore lui faire mal. Quel plaisir trouvaient-ils à lui mettre ce poivre sous la peau? C'était une méchanceté tellement inutile. Bien, prenez mon sang, mais ne me faites pas souffrir! Pensant soudain à la mère Sarles, il se plut à croire qu'elle avait fait un legs en faveur d'une maison de retraite pour vieux moustiques croyants. Oui, cette religieuse personne devait avoir beaucoup de sympathie pour les mœurs des moustiques. Us vous chantaient une petite chanson câline et puis ils vous empoisonnaient le sang, ça enflait, et pendant des heures vous vous grattiez. Et si vous vous fâchiez, ils vous disaient Cher, nous prions tellement pour vous, nous vous aimons tant ! Entendez nos fines clarines, entendez-nous prier Dieu qu'il vous fasse prospérer afin que nous puissions vous piquer beaucoup, avec amour et des yeux rayonnants de spiritualité ! Mais si comprendre qu'un moustique ne pouvait pas ne pas vous enfoncer son petit dard de Cayenne signifiait lui pardonner, c'était de tout cœur qu'il pardonnait à la vieille Sarles, ce grand moustique de sa vie, virtuose éblouissante de la piqûre qui ne put jamais résister au plaisir de l'empoisonner jour après jour. Paix à son âme.

Ah oui, aller sur la terrasse en smoking et se faire piquer les chevilles, et parler des couleurs de la mer, et faire le merveilleux, et la regarder chaud et profond dans les yeux, et trouver des manières inédites de dire qu'il l'aimait. Et pourtant, oui, il l'aimait. Nulle femme jamais aussi proche. Toutes les autres, Adrienne, Aude,

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Isolde et les passagères, il s'en était toujours senti séparé. Des étrangères qu'il voyait comme à travers un mur de verre. Elles remuaient, et parfois il s'apercevait qu'elles existaient pour de bon, tout comme lui, et il se demandait alors de quel droit cette femme remuait chez lui. Mais Ariane était sa proche, sa sympathique, sa naïve. II aimait la regarder à la dérobée, tâchait de lui cacher sa tendresse, ce délit de lèse-passion. Que de fois il avait réprimé son ejftvie de la prendre dans ses bras et de l'embrasser fort sur les joues, vingt fois sur les joues, sur les joues seulement. Tout d'elle était charmant, même lorsqu'elle était idiote. Charmant, son ingénu menu d'avant-hier, omé de fleurettes, charmant son lamentable homard décoré mais trop salé et dont il s'était resservi pour la rassurer.

Cette femme qu'il chérissait toujours plus, qu'il désirait toujours moins, et qui tenait à être désirée, qui estimait sans doute en avoir le droit, ce qui était assez agaçant, ô leurs monotones jonctions, toujours les mêmes. À Cannes, le dernier soir du truc Vanstead, cette infirmière danoise qu'il avait fait appeler au Carlton pour un faux malaise, cette infirmière qui ne lui était rien, dont il ne savait même pas le prénom et avec qui le plaisir avait été bouleversant. Pas un mot n'avait été échangé. La volupté absolue dans le silence, sauf les halètements d'elle. À minuit, rhabillée, la muette de tout à l'heure l'avait regardé droit d'un bleu regard sans reproche et lui avait demandé, faux col empesé et manchettes empesées, si elle devait revenir demain à la même heure. Sur sa réponse négative, elle était partie sans un sourire ni un regard d'allusion, infirmière décente, talons bas et bonnet blanc sur les cheveux de lin.

Le deuxième appel du gong le fit tressaillir. Zut, il avait oublié de s'habiller. Vite aller se mettre inutilement en veste de dîner, mais elle y tenait, de même qu'elle tenait à se mettre en robe du soir, genre canta-932

trice. Espérons qu'il n'y aura pas un récital de borbo-rygmes, murmura-t-il, honteux de se venger ainsi de leur vie.

Après le dîner sur la terrasse, ils s'installèrent au salon. Assis devant la baie ouverte, elle en ironique robe décolletée et lui en smoking blanc, ils assistaient sans en avoir l'air au spectacle poignant de la bande joyeuse des voisins bâfrant et discutant et s'interpellant d'un bout à l'autre de la longue table. Eux, ils fumaient des cigarettes exquises, nobles et silencieux dans leur somptueux salon fleuri, seuls et beaux, laissés pour compte, élégants. Lorsque l'auditeur au Conseil d'État revint, coiffé d'un chapeau de femme, il y eut des acclamations et des applaudissements. Sur quoi elle dit qu'elle avait acheté une marque de thé déthéiné qui n'empêchait pas de dormir. Voilà les nouvelles que nous nous donnons, pensa-t-il.

—On pourrait peut-être l'essayer tout à l'heure, dit-elle. Mais je ne pense pas qu'il soit aussi satisfai sant que le thé normal. Oh, j'ai oublié de vous montrer, dit-elle après un silence. Dans les vieux papiers que Mariette m'a rapportés de Genève, j'ai trouvé ce matin une photo de moi à treize ans. Je vous la montre ?

Revenue de sa chambre, elle lui tendit un petit carton. Très animée, elle s'assit près de lui, sur le bras du fauteuil, admira la fillette en chaussettes et sandales, charmante avec ses anglaises, son grand nœud dans les cheveux, sa courte jupe, ses belles jambes nues.

— Tu étais jolie.

— Et maintenant? demanda-t-elle en approchant sa joue.

— Maintenant aussi.

— Mais laquelle préférez-vous? Elle ou moi ?

— Les deux sont exquises.

Ô déchéance, pensa-t-il, et il lui rendit la photo. Et maintenant, de quoi lui parler? Ils avaient déjà telle-933

ment commenté la mer et ses couleurs, le ciel et sa lune. Tout ce qui pouvait être dit sur Proust avait été dit et que l'on sentait bien qu'Albertine était un jeune homme. C'était que leur amour n'était pas assez riche, diraient des convenables. Il voudrait bien les y voir à leur place, jour et nuit enchaînés dans le cachot d'un grand amour. Lui parler d'animaux ? Déjà fait. Il savait par cœur tous les animaux qu'elle aimait et pourquoi. Parler de la guerre d'Espagne? Trop douloureux, il n'en était plus. Lui dire une dix millième fois qu'il l'aimait, sans autre garniture? Un social rentrant avec sa femme de chez les amis Dumardin, antipathiques mais indispensables, pouvait lui dire de manière vivante, lui, quelque chose d'aimant, par exemple que Mme Dumardin s'habille moins bien que toi, cocotte. En face, les heureux dansaient aux sons d'un piano, se payaient un tas d'adultères nains.

— À Cannes, dit Ariane, il y a une dame qui donne des leçons de guitare hawaïenne, je crois que j'irai la voir.

Après un silence, elle parla d'un couple pittoresque remarqué dans l'autocar de Cannes, en décrivit le physique, en rapporta les réflexions. Il fit le compré-hensif, se força à sourire. Comme d'habitude, la malheureuse tâchait d'être spirituelle et intéressante. Elle avait bien observé, d'ailleurs. Affamés d'autrui, les laissés pour compte étaient bons observateurs. Ces deux inconnus de l'autocar, c'était tout le butin du dehors qu'elle pouvait lui rapporter. De nouveau, un silence.

La gifler tout à coup, sans explications, et puis aller s'enfermer dans sa chambre? Ce serait une bonne action. Elle n'aurait pas une soirée morne, aurait de quoi s'occuper, se demanderait pourquoi et en quoi elle lui avait déplu, pleurerait, penserait qu'ils auraient pu avoir une si bonne soirée ensemble s'il n'avait pas été méchant. Lui donner un peu de drame, un scenic 934

railway. Puis ce serait l'espoir, l'attente, et enfin la réconciliation. Non, pas le courage.

Ce courage, il l'avait eu l'autre soir. Une forte gifle, et ensuite il s'était enfermé à clef dans sa chambre, s'était entaillé la cuisse pour rétablir la justice, O funèbre comique de frapper par bonté une douce créature qu'il chérissait. Par bonté, oui, pour lui ôter des lèvres cet aimable sourire d'une femme bien élevée qui ne voulait pas savoir qu'elle s'ennuyait, qui croyait sans doute à quelque tristesse sans cause. Par bonté, oui, pour lui donner de la vie, pour l'empêcher de voir leur naufrage. Mais il n'avait pas pu supporter lorsqu'il l'avait vue sur la route, sa main contre la joue offensée, et il était sorti, avait couru vers elle, pardonne, mon amour, ma douce, ma bonne, pardonne, j'ai eu une minute de folie. Elle l'avait regardé comme au Ritz, les yeux croyants.

Comment recommencer?

— Oui, je crois que j'irai voir cette dame. Il paraît qu'il suffit d'une douzaine de leçons. Ainsi, le soir, je pourrai vous jouer des airs hawaïens, ils sont si prenants.

Tiens, elle n'avait pas dit nostalgiques. Ce serait pour une autre fois. Comment gifler cette pauvrette qui combinait de le charmer par de la guitare hawaïenne, qui cherchait confusément à remplacer Je social ou à faire concurrence au social par des airs hawaïens? Et puis quoi, la gifler tous les soirs? Ce tonique n'agirait plus à la longue. Aller voir le grassouillet du Conseil d'État, le supplier de les inviter, lui offrir de l'argent ? Non, ça ne se faisait pas. Et le plus piteux, le plus injuste, c'était qu'elle l'agaçait d'être sa constante compagne de bathysphere. Ses borborygmes l'agaçaient. Ses caresses éthérées post coïtum l'agaçaient. Son parler genevois l'agaçait. Pourquoi diable disait-elle fégond et non fécond, pourquoi diable arcade et non magasin? Pourquoi une montée et non un escalier? Et puis tous ces septante et ces nonante.

Et puis tous ces relents de capitalisme. Le jour où, 935

avec un amusé petit mépris, elle avait dit que c'était extraordinaire à quel point Mariette aimait l'argent, tenait à l'argent, parlait sans cesse d'argent, était avide de savoir combien madame Ariane avait payé ces chaussures, ce sac, cette robe.

Cette étrange avidité à connaître le prix de chaque objet, avait-elle ajouté avec l'affreux petit mépris indulgent. Eh oui, madame, vous et vos pareils pouvez vous offrir le luxe de ne pas aimer l'argent, de ne jamais en parler, d'être désintéressés. Vous n'avez qu'à passer à la banque. Et toujours cette manière aimable et châtelaine de parler aux domestiques. Et l'autre soir, comme elle s'était animée en parlant du thé, boisson sacrée de son gang, les possesseurs des moyens de production. On est très délicat pour le thé, vous ne trouvez pas, chéri? Tout dépend des dispositions physiques. Par exemple, si on est souffrant, on le trouve moins bon. Ou encore, si on a été privé de thé pendant trois jours, on le trouve extraordinaire, n'est-ce pas? Elle avait coupé cet extraordinaire en cinq morceaux pour en dire l'importance, et il l'avait regardée avec curiosité. Changée, sa folle et géniale du temps de Genève. Et puis sa passion morbide pour les fleurs. Elle était tout le temps à en fourrer partout de ces cadavres, dans le salon, dans le hall, dans sa chambre à elle. Hier, cette tartine sur les fleurs d'automne, ses préférées, avec description complète des dahlias, des asters et autres herbages.

Le dahlia qui était une fleur sensuelle, lourde, riche, qui la faisait penser au Titien, ne trouvez-vous pas, chéri? Et cette obsession morbide des beautés de nature. Aimé, venez voir la teinte de cette montagne. Bien, il y allait et ce n'était qu'une montagne, une grosse pierre. 0 sa mer Ionienne, antique printemps, tendres transparences. Aimé, regardez ce coucher de soleil. La barbe. Cette obsession aussi de la vue, obsession suisse et montagnarde sans doute. Toujours à demander si on avait une belle vue de tel

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endroit ou même, simplement, de la vue. D'ailleurs, elle disait depuis tel endroit, ce qui était peut-être suisse aussi. Et puis elle se fardait maintenant, ça ne -lui allait pas. Et puis ce qui s'était passé au Donon se renouvelait si souvent. Elle se mouchait avec trop de noblesse, et c'était agaçant. Allons, vas-y, vide-toi, lui murmurait-il en lui-même. Et tout de suite après, honte, pitié, remords, remords à avoir envie de se mettre à genoux devant elle. Mais l'embouteillage nasal subsistait, et la voix de la pauvrette en témoignait, et c'était si agaçant. Et puis elle avait quelquefois une mauvaise haleine. Pardon, chérie, pardon. Oui, pardon, mais c'est vrai que ton haleine est mauvaise aujourd'hui, et je n'y peux rien, et je ne peux pas ne pas la sentir. Le pire, c'était parfois, tout à coup, une étrange antipathie sans cause, peut-être parce qu'elle était une femme.

Oh, la malheureuse qui sans en avoir l'air ne cessait d'observer les crétins d'en face, triste de n'en être pas, humiliée de n'avoir pas reçu leur visite. Bien sûr, depuis qu'ils étaient à Agay, sa seule forme de vie sociale avait été les petits déjeuners en cachette avec la Mariette. Nouveaux rires en face. Une mignonne s'était coiffée d'un chapeau d'homme, et on l'applaudissait, on criait un chic à Jeanne, un chic à Jeanne, un chic! Mais ici, dans le beau salon et ses fleurs admirables, silence de mort.

— Vous êtes d'accord pour les leçons de guitare hawaïenne?

— Oui, chérie, c'est une bonne idée.

— Alors, je crois que je les commencerai dès demain.

Bientôt je pourrai vous chanter des airs hawaïens en m'accompagnant.

— Très bien, sourit-il, et il se leva brusquement. Je vais préparer mes bagages. Des gens à voir pour mes affaires.

— Quand devez-vous partir?

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— Ce soir. C'est urgent. Des affaires financières.

— Mais où irez-vous?

— Paris. Des amis à voir.

— Chéri, laissez-moi venir avec vous! (Comme elle avait dit cela avec feu ! À l'affût d'une diversion ! Elle imaginait déjà l'arrivée à Paris, des têtes nouvelles dans la gare, dans les rues, et surtout, surtout les amis qu'il verrait et qu'il lui ferait connaître. Attirée par les amis comme une mouche par le miel !

D'autres que lui, d'autres que lui, c'était la devise de cette femme. Comme il la regardait, elle crut qu'il hésitait.) Aimé, je serai très sage, j'attendrai que vous ayez fini vos affaires, et le soir nous.

— Nous quoi? Pinterrompit-il sévèrement. (Les yeux froids, il attendit la terrible fin — les visites du soir à des amis.)

— Je voulais dire que nous serions heureux de nous retrouver le soir, ce serait si bon, dit-elle, effrayée par ce regard fixe de fou pensant.

Voilà, elle avouait son secret désir! Être débarrassée du sacré bien-aimé au moins quelques heures par jour, le voir enfin filer et débarrasser le plancher, ne plus le voir toujours à la maison circuler avec une de ses sempiternelles robes de chambre! Elle avait raison, d'ailleurs. Une telle asphyxie de se voir tout le temps, remarquablement beaux, pour se dire tout le temps qu'on s'aimait remarquablement. En réalité, sans le savoir, elle mourait d'envie d'être la femme d'un sous-bouffon général et recevoir tous les soirs, avec des sourires gradués, de nombreux revitalisants importants crétins décorés, en habit si possible.

Dans le jardin des voisins, colin-maillard de nouveau. Eh oui, lui aussi il les enviait, lui aussi désirait être une relation d'un misérable auditeur au Conseil d'État, lui qui autrefois. Oh, les cris sexuels de ces idiotes qui s'enfuyaient. Il se tourna vers elle.

Pauvre

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petite avec sa guitare hawaïenne. Oui, il irait seul à Paris, il partirait ce soir, et il vaincrait à Paris, vaincrait pour elle, et il lui rapporterait du bonheur, enfin du bonheur pour sa chérie, du bonheur, du bonheur pour sa bien-aimee.

Belle Du Seigneur
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