LXIV

—Voilà votre café que vous en boivez pas tous les jours du pareil semblable, et mangez-moi vite ces croissants qu'ils sont chauds de mon four, mais dépê chez-vous un peu, et attention que votre barbouillance elle dépasse pas sur ma tapisserie que c'est tout soie précieuse, allez pas me l'abîmer.

Debout, petites mains croisées sur son ventre, elle resta à savourer les deux peintres, jeunes et jolis à voir, qui se sustentaient de bon cœur. Bien braves, ces deux petits barbouillons que même ils avaient apporté deux blocs à enluire pour bien briller le parquet pour quand ils auraient fini leur peinture. Lorsqu'ils se furent remis au travail, elle s'assit sur un tabouret et se mit à écosser ses petits pois tout en suivant du regard chaque coup de pinceau, physiquement charmée, ravie pour madame Ariane qui serait bien contente de voir son petit salon tout luisant qu'on dirait une bonbonnière.

À la fin de la matinée, un livreur ayant apporté un paquet dont elle devina le contenu, elle s'empressa de le déficeler, impatiente de briller par procuration. Elle en sortit un beau peignoir, Pétala contre elle.

—Tout soie de première, c'est pas vos bonnes amies qu'elles peuvent s'en payer des pareils ! L'ar gent, c'est la puissance ! Et puis, c'est pas tout, j'avais oublié, puisque vous avez fini de peintrer, venez un 633

peu avec moi, je vais vous montrer. (Dans la salle à manger où avait été entreposé le Shiraz destiné au petit salon, elle le leur commenta, un poing sur la hanche.) Un Sirage ça s'appelle, c'est le nom, ça vient d'un pays de l'Algérie, regardez-moi la finesse du travail, du tout main, savent travailler les bicots, faut leur laisser ça. Moi à sa place j'aurais gardé le petit d'avant qu'il venait de mademoiselle Valérie, sûrement un Sirage aussi, mais c'est son affaire, qui a les moyens a le droit, comme disait monsieur Pasteur, le savant qu'il a inventé la rage, celle des chiens, parce que des sous il y en a dans la famille, et puis de la vraie haute, eh déjà midi, va falloir penser à manger, pas pour madame Ariane, elle est chez son oncle monsieur le docteur, mon picotin est tout prêt d'hier, les petits pois ils seront pour ce soir.

Invitée, comme elle l'espérait, elle trouva gentil de partager, causante et respectée, le repas des deux peintres — saucisson et thon en boîte. Ah oui alors, elle aimait bien ça, la compagnie, la conversation, un pique-nique pour de dire, ça lui rappelait sa jeunesse. Par politesse et pour ne pas être de reste, elle agrémenta le déjeuner d'un gigot d'agneau, d'une ratatouille niçoise et d'une tarte aux fraises, le tout préparé la veille à cet effet. Elle apporta même, dissimulée sous son tablier, une bouteille de châteauneuf-du-pape, orgueil d'Adrien Deumc.

Après le café, l'encaustique ayant été passée par Mariette et ses deux aides bénévoles, trois blocs à reluire entrèrent en action. Stimulée par le va-et-vient des instruments, grisée par cette communion, elle entonna la chanson de sa jeunesse dont le refrain fut repris, en chœur et au rythme des blocs, par le trio, ivre de sentiments. i

Une étoile d'amour, Une étoile

d'ivresse,

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Les amants, les maitrcsscs S'aiment la

nuit, le jour.

Mais les chants stoppèrent net lorsque la porte s'ouvrit, Ariane entrant avec, sur son visage, la décence de la classe dirigeante, tandis que le prolétariat se tenait immobile et honteux. En cette heure de jour, l'esclave nue de Solal, prête à tous services d'amour, docile en la pénombre des nuits, n'était plus que sociale, une Auble bienséante, impressionnante de réserve.

Les meubles remis en place, les pourboires donnés et les ouvriers partis, accompagnés par Mariette qui avait tenu à leur faire un bout de conduite, Ariane s'enorgueillit de son petit salon. Les meubles étaient tellement mis en valeur par la blancheur des boiseries. La psyché, descendue par les peintres, faisait si bien ici, et juste où il fallait, en face du sofa. Elle et lui seraient davantage ensemble de se voir ensemble dans la glace.

Et ce Shiraz était adorable. Il aimerait les subtiles harmonies de ces teintes délicates, verts et roses éteints.

De plaisir, elle aspira longuement tandis qu'au même moment un nommé Louis Bovard, ouvrier âgé de soixante-dix ans, dépourvu de piano et même de tapis persan, trop âgé pour trouver de l'embauche et seul au monde, se jetait dans le lac de Genève, sans même en admirer les teintes délicates et les subtiles harmonies. Car les pauvres sont vulgaires, ne s'intéressent pas à la beauté, à ce qui élève l'âme, bien différents en vérité de la reine Marie de Roumanie qui dans ses mémoires a béni la faculté que Dieu, paraît-il, lui a donnée « de ressentir profondément la beauté des choses et de s'en réjouir». Délicate attention de l'Éternel.

Cependant, Mariette en sa cuisine se mouchait. Finie, la belle vie avec les deux jeunets, finies les causeries et les plaisanteries.

Mais ses émois étant de

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courte durée quoique vifs, elle se rafraîchit le visage, refit son bouclon, ce qui lui remontait toujours le moral, et trotta rejoindre madame Ariane.

Elle la trouva qui essayait le peignoir de soie devant la psyché et en étudiait les mérites par le moyen des manœuvres habituelles, à savoir marches en avant vers la glace, reculs, retours souriants, serrages et desserrages de cordelière, divers essais de jambe écartée puis ramenée, rotations partielles puis totales, stations assises en tout genre, chacune suivie du croisement approprié des jambes, pans écartés puis ramenés, et autres pantomimes du même genre. Parvenue à la conclusion que le peignoir était bien, elle sourit amicalement à Mariette et, de satisfaction, aspira de nouveau par les narines tandis que l'eau du lac de Genève entrait dans celles de Louis Bovard.

— Ce qu'il vous va bien, vous semblez une statue avec les plis, dit la vieille bonne en contemplation, les mains jointes.

— Un rien trop long, il faudra raccourcir de deux centimètres, dit Ariane.

Après un dernier serrage à la taille et un dernier regard reconnaissant au peignoir, elle l'ôta, apparut nue, enfila sa robe en la passant par la tête. Regardez-la-moi, celle-là, se dit Mariette, pas de chemise, pas de jupon, juste son silpe comme elle dit, et la robe par-dessus, adjugé, c'est pesé, et une bonne bronchite au premier chaud-froid, enfin elle est solide, heureusement.

—On pourrait le raccourcir tout de suite en s'y mettant les deux, vous voulez, madame Ariane?

Vous à un bout, moi à l'autre, mais faufiler d'abord pour être bien sûres, je vais chercher de quoi.

Lorsqu'elle revint, munie d'aiguilles, de fil et d'un mètre souple, elles s'installèrent l'une près de l'autre sur le sofa et se mirent à l'ouvrage, animées et babillantes. De temps à autre, elles s'arrêtaient de parler, mouillant le fil pour le passer, les yeux clignés, puis

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se remettant à leur tâche séculaire de douces esclaves réfléchies, bouche pincée sagement en suivant l'aiguille dans le silence que coupaient les bruits de salive aspirée par les couseuses pensant leurs points.

Faufilant rapidement, lunettes attentives, Mariette sentait qu'elles étaient deux amies travaillant gentiment en bonne entente, pour une même cause, alliées et complices. Et puis, elles étaient entre elles, intimes, sans les Deume pour les déranger, sans l'Antoinette surtout, la bon Dieu avec ses sourires censément bonté mais tout venin, faisant sa supérieure, une rien du tout qu'on savait pas d'où ça sortait, et puis cet ourlet à faire vite ça lui disait parce que c'était pour le peignoir d'amour, ce qu'elle serait mignonne là-dedans quand son bon ami arriverait, fallait espérer qu'il se rendait compte de sa chance, cet asticot.

Elle eut envie de prendre la main de cette belle fille qui cousait auprès d'elle, de lui dire qu'elle se réjouissait de demain soir.

Mais elle n'osa pas.

— Une étoile d'amour, une étoile d'ivresse, se contenta-t-elle de fredonner délicatement, après avoir coupé le fil avec ses dents.

Parfaitement heureuse, la Mariette, et quelle suite de plaisirs en cette heure de complot ! La faufîlure terminée, vite vérifier l'arrondi sur madame, oh ce qu'il lui allait bien, ce peignoir, ça y collait aux fesses, chut, rien y dire. Et puis, l'arrondi bien vérifié, vite courir à la cuisine chercher des aiguilles plus fines, vite en profiter pour se refaire une goutte de café qu'on boirait ensemble, vite remplir le thermos, elle aimait bien le thermos parce que ça faisait escursion, puis vite courir pour se remettre à l'ourlet en définitif, c'était de la vie ça, de l'animation, pas le petit train-train des Deume, sang de poulet ceux-là, tout le temps occupés à de l'ordinaire, tout le temps à regarder le baromète, tandis que madame Ariane, c'était le grand béguin, les baisers les plus fous, fallait ça pour la

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santé quand on était jeune, pauve Didi quand même, mais quoi faire, l'amour ça se commandait pas, enfant de poème qui connaissait pas de loi, comme ça disait dans le proverbre.

— C'est une bonne idée que vous avez eue, madame Ariane, de faire peinturer, et puis ce grand Sirage, ça fait coquet, un petit nid pour recevoir gentiment, faire la conversation, ici reste plus que mes vitres, je vous les ferai bien à fond, vous voyez, j'ai déjà ôté les rideaux marquisette et puis apporté le papier journal et le vinaigre, y a rien de tel pour les vitres, brilleront comme les diamants de la couronne, et puis les rideaux aussi, aux paillettes savon je les ferai, la marquisette ça chesse en moins de rien, laissez-moi faire, vous verrez comme tout sera tiptop, la porte aussi je la laverai, la porte du dehors donc qu'il la verra quand il sonnera, mais sans savon pour pas ôter la peinture, rien qu'à l'eau chaude, mais la poussière, demain seulement, c'est pas la peine aujourd'hui, ça revient tout de suite, c'est toute une polémique la poussière, je la ferai juste avant de partir demain, contre les sept heures, et puis un dernier coup au parquet pour que tout soye bien implacable quand il arrivera pour vous faire visite, il trouvera tout en règle, allez, laissez-moi faire, je me çarge de tout, il sera content, vous verrez, conclut la petite vieille exaltée, vivant une aventure d'amour.

— Je vous laisse finir l'ourlet, Mariette, parce que j'ai rendez-vous chez Volkmaar. Il a été très compré-hensif, il a accepté un essayage supplémentaire.

— Sûrement, madame Ariane. Alors, au revoir, faites pas trop courir votre automobile.

Son ourlet terminé, Mariette sortit d'un de ses jupons et déposa sur le piano la surprise pour madame Ariane, un objet d'art qu'elle avait confectionné elle-même, avec un reste de pâte à porcelaine, au temps lointain où elle travaillait à la fabrique de céramique.

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Elle recula pour admirer le petit vase en forme de tour en ruine, agrémenté d'un agneau à tête de porc et d'une dame obèse, incompréhensiblcment à genoux devant la porte de la tour. Oui, madame Ariane serait bien contente, vu que c'était de l'artistique, tout main.

Abandonnant sa tour médiévale, elle ferma la porte, s'empara du peignoir de soie, l'enfila, déclara à un inconnu qu'elle n'aimait que son mari, un point c'était tout. Après un regard de dédain, elle chantonna qu'il était une étoile d'amour, une étoile d'ivresse. Mais lorsqu'elle se rencontra dans la psyché, elle s'aperçut qu'elle était vieille et l'inconnu disparut.

Alors, débarrassée du peignoir, elle se réconforta à la manière des vieilles, en s'admirant localement par la contemplation de détails restés gracieux. Pour les mains en tout cas, elle ne craignait personne. Des menottes de poupée qu'il lui disait. Et puis le nez était resté bien fin, pas une ride. Elle humecta son index, aplatit son accroche-cœur, l'aima. Ah, c'était pas tout ça, les vitres maintenant. Elle commença à frotter avec la férocité du dévouement.

— Sont toujours comprensifs quand ils attendent vos sous, mais allez y faire comprendre à cette dépenseuse que c'est tout flatterie, son Homard, vous comprenez, elle s'en fout de dépenser pourvu que son roi de beauté la trouve mignonne, total, des mille et des mille pour l'Homard, pauvre mademoiselle Valérie si elle voyait ses sous qui s'envolent, vite acheter un peignoir qui colle de partout et qu'il le lui enlèvera tout de suite, vite un tapis de l'Algérie, vite tout repeinturer, pensant qu'à lui, même les cigarettes toutes prêtes sur la tabe, et puis les bains de soleil pour qu'elle soit bien café au lait, ils aiment ça, les jeunes à la moderne, il colle de partout, surtout aux fesses, mais chut jui ai rien dit, des fois qu'elle aurait honte, serait capable de pas le mettre demain soir, mais faut ça pour les hommes, ça les met en idée, c'est connu, 639

les hommes aiment ça, les fesses, c'est dans leur nature, et puis des fesses comme cette petite, y en a pas beaucoup, coussins d'amour comme je dis, j'aimais bien tout à l'heure quand on faufilait ensembe parce que je vous dirai que moi j'aime pas la routine, me faut l'imporviste, l'amusant, je sais pas si je me fais comprendre, enfin sortant de l'ordinaire, il vient à neuf heures demain soir, c'était dans le térégramme, pensez, j'ai tout vu, elle sait pas cacher les papiers, alors moi à neuf heures moins dix je me mets en face, bien cachée pour le voir un peu en vrai, chut, dites rien, et ça va barder demain soir, prépare ton matricule, la nièce de Mademoiselle vous vous rendez compte, notez que je la critique pas, c'est la nature qui veut ça, et dans le fond c'est logique que ça soye arrivé, avec sa lavette de mari, elle en bonne santé, jolie comme coquelicot au vent de l'été, bien faite et tout, la paire d'en haut que vous diriez du marbre, pauve Didi, qu'est-ce que vous voulez, il est sorti cocu du ventre de sa mère, pauve barbette, toujours à l'attention, lui apporter des cadeaux, et ma Rianou-nette par-ci ma Rianounette par-là, la regardant avec l'œil du chien, toujours avec des politesses et des pardons, et j'espère que tu es pas trop fatiguée, c'est comme s'il y disait je veux être cocu, fais-moi vite cocu, pauve petit, au lieu de tout le temps y demander si elle est pas fatiguée, il aurait mieux fait de la fatiguer un peu plus, elle aurait pas cherché ailleurs, faut dire que l'autre, c'est le bel homme, alors là, vous savez, il est à croquer cru, j'ai vu son portrait à cheval qu'elle l'oublie partout même à la salle de bains, un beau noiraud à vous donner la chair de poule, moi j'aime pas les blonds, c'est tout sirop, et puis sûr qu'il perd pas son temps à lui faire des politesses et demander si elle est fatiguée, sûr que c'est lui qui la fatigue en avant en arrière, qu'est-ce vous voulez, elle a pas le genre de sa tante, mademoiselle Valérie je suis bien

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tranquille qu'elle a jamais pensé à la plaisanterie, et remarquez qu'elle a dû être jolie quand elle était jeune, mais la religion si vous en faites tout le temps, ça vous calme, pour vous en revenir au Didi, ça me crève le cœur de penser quand il apprendra, parce que forcément un jour ou l'autre, mais qu'est-ce vous voulez, préférence pour elle, je la connais depuis bébé, même que j'y disais Ariane sans mademoiselle, des fois même Riri, mais vous comprenez, je suis été obligée de quitter Mademoiselle quand la petite avait douze ans, rapport aux douleurs de ma sœur qu'elle pouvait plus rien faire, la matrice à l'envers et les ovaires en balade, et quand je suis revenue, ayant trop regret d'elle, elle était déjà sur ses seize ans, une demoiselle, alors sa tante a voulu que j'y dise mademoiselle Ariane, commandante comme elle était j'avais qu'à obéir, et voilà j'ai pris l'habitude, et maintenant c'est madame, mais des fois dans mon lit c'est Riri que j'y dis, je me demande comment ça va finir tout ça, tant va la cruche à l'eau, vous avez vu le joli vase que j'y donne en surprise pour sa nuit d'amour? c'est moi que je l'ai fait, puis cuit au four, à la fabrique je faisais que l'artistique, les idées qui me venaient, c'est un don, vous l'avez ou vous l'avez pas.

Belle Du Seigneur
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