XVI

La chambre à coucher du couple Deume, de jour exclusivement occupée par Madame, ses fatigues de tête requérant solitude et concentration.

Une odeur composite de camphre, de salicylate de méthyle, de lavande et de naphtaline. Sur le dessus de la cheminée, une pendule en bronze doré, surmontée d'un soldat porte-drapeau mourant pour la patrie ; une couronne de mariée sous globe de verre; des immortelles; un petit buste de Napoléon; un mandoliniste italien en terre cuite; un paysan chinois tirant la langue ; un coffret en velours bleu incrusté de coquillages, souvenir du Mont-Saint-Michel ; un petit drapeau belge; une voiturette en verre filé; une geisha de porcelaine ; un marquis en faux Saxe ; un petit soulier métallisé, bourré de velours porte-épingles; un gros galet, souvenir d'Ostende. Devant la cheminée, un écran peint à l'huile où deux petits chiens se disputaient un croissant. Aux murs, un immense cœur en bois découpé, parsemé de petits cœurs contenant les photos des van Offel, des Rampai, de divers Leerberghe, d'Hippolyte Deume nu à l'âge de six mois, de Joséphine Butler et du cher Dr Schweitzer; des éventails japonais; un châle espagnol; un carillon Westminster; des versets bibliques pyrogravés, ou phosphorescents, ou brodés au point de plumetis ; deux tableaux à l'huile

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représentant, Tun, un petit ramoneur jouant aux billes avec un petit pâtissier, et l'autre un cardinal déjeunant et taquinant un mignon chat blanc. Au-dessus du lit, un agrandissement de la première Mme Deume, grassouillette et souriante, avec les dates de sa naissance et de sa mort. Çà et là, des napperons ; des dessous de lampes ; des abat-jour à glands ; des appuis-tête au crochet; des tabourets pour les pieds; des chance-Hères; des chaufferettes ; des paravents contre les courants d'air et les vents coulis ; un jeu de brosses à dos d'écaillé ; des coffrets à gants ; une jardinière de mousse verte piquée de fleurs artificielles ; des fougères ; des cache-pot en étain repoussé ; des verreries de Gallé; un nain chauve porte-allumettes; des pèse-lettres; des sels anglais; des pastilles pectorales à la guimauve.

Interminable et osseuse, étendue sur son lit, ses mains aux brunes verrues croisées sur sa poitrine, Mme Deume faisait sa sieste tardive, ronflant avec certitude et légitimité, ses dents obliques couchées sur le pâle traversin de la lèvre inférieure.

Brusquement réveillée, elle se débarrassa de la courtepointe et, accompagnée de ses ongles incarnés, se leva en déshabillé peu galant mais judicieux. En effet, le temps fraîchissant toujours vers le soir, elle avait jugé prudent de se démunir des habituels pantalons en madapolam et de s'empaqueter dans de flasques caleçons de laine masculins qui lui arrivaient aux chevilles et la moulaient fort peu; lesquels caleçons, fendus devant et derrière, étaient molletonnés à l'intérieur et leur couleur extérieure était celle, si pratique, de la moutarde, la place du séant étant consolidée par un fond de percale à fleurs mauves.

Après avoir exécuté quelques exercices de yoga pour se mettre en harmonie avec l'Universel (elle avait lu récemment un livre vaguement bouddhiste, n'y avait pas compris grand-chose, mais cet Universel-là

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lui avait beaucoup plu) elle s'étendit sur le tapis, leva les pieds et les posa sur un tabouret afin de se relaxer, puis ferma les yeux et appela à elle des pensées apaisantes et constructives, entre autres le vif intérêt que Dieu ressentait pour elle. À

quatre heures et demie, elle se leva car c'était le moment de se préparer, l'extra devant arriver dans une heure. Après avoir chéri sur les rayons de son armoire à glace ses amples réserves en linge de maison et de corps, elle passa un cache-corset tango, puis un jupon, et enfín sa robe neuve à incrustations. La montre de tante Lisa dûment agrafée à sa poitrine, elle inséra un mouchoir parfumé de lavande dans sa chaste gorge, spongieuse et mollette, puis s'orna d'une longue châtelaine à laquelle étaient suspendues diverses breloques d'or : un trèfle à quatre feuilles, un chiffre 13 dans un carré, un petit fer à cheval, un bicorne de général, une minuscule lanterne. Harnachée, elle descendit majestueusement l'escalier, plus convenable qu'une reine mère.

Après une courte visite de la cuisine où elle ne manqua pas de gratifier la bonne d'une remarque condescendante («On voit bien, ma pauvre fille, que vous sortez d'un miyeu populaire») aussitôt suivie de l'habituel sourire inexorablement décidé à pratiquer l'amour du prochain, elle alla inspecter le salon où tout lui parut parfait. Elle déplaça néanmoins trois fauteuils et les rapprocha du canapé pour faire coin intime. Donc elle et Hippolyte sur le canapé, l'invité sur le fauteuil du milieu, le plus confortable, Didi et sa femme sur les deux autres fauteuils. Entre le canapé et les fauteuils, le joli guéridon marocain avec les liqueurs, les cigarettes et les cigares de luxe.

Oui, tout était en règle. Elle passa l'index sur le guéridon, l'examina. Pas de poussière. Une fois tous assis, elle proposerait du café ou du thé et puis on ferait la conversation.

Un bon sujet serait les van Offel. «Des amis de longue date, d'une grande finesse de senti-183

ments.» Cette ébauche de répétition générale fut interrompue par M. Deume qui, du haut de son premier étage, demanda s'il pouvait descendre un moment, ajoutant qu'il ne risquerait pas de salir «vu que z'ai gardé mes protèze-parquets».

— Que veux-tu encore, mon ami? dit-elle, déjà excédée, lorsqu'il entra, manquant de glisser sur le parquet trop encaustiqué.

— Z'ai réfléci et vraiment ze crois qu'il faut commencer par une soupe. Il aime ça peut-être.

— Qui, il ? demanda-t-elle par petit sadisme.

— Eh bien, le supérieur de Didi.

— Tu pourrais te donner la peine de lui donner son titre.

— C'est que c'est tellement long que ze m'embrouille dedans. Tu comprends, il aime peut-être la soupe. (Le petit hypocrite pensait à lui plus qu'à l'invité d'honneur. Il adorait la soupe, disait souvent de lui-même qu'il était «un gros soupier».)

— Je t'ai déjà dit qu'il n'y en aurait pas. La soupe, c'est vulgaire.

— Mais nous en manzeons tous les soirs !

— Au point de vue du style, gémit-elle. On ne dit pas soupe, on dit potage. On ne sert pas de soupe à une personnalité. Ce soir nous aurons un potage bisque.

— Ah, bon. Et c'est bon?

— C'est servi dans les dîners royaux.

— Il y a quoi dedans? demanda-t-il après avoir avalé sa salive.

— C'est à base de toutes sortes de choses, répondit-elle prudemment. Tu verras ce soir.

Sur quoi, prenant son courage à deux mains, il dit qu'il aimerait connaître le menu de ce soir en entier. Oui, il savait bien qu'il avait demandé lui-même qu'on ne lui fît pas connaître la composition du dîner «pour avoir la surprise, comme à l'hôtel quand on va en vacances». Mais c'était décidément au-dessus de

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ses forces. Il fut charmé par la bienveillance avec laquelle elle accéda à son désir. Elle ouvrit un tiroir, en retira délicatement un long rectangle de bristol.

— C'est une surprise pour Adrien, j'ai pris sur moi de faire imprimer le menu, en genre gravure, tu vois, et puis en doré, c'est dix pour cent de plus de supplément, mais ça vaut la peine. Il y en a cinquante. Cinq pour mettre à table et les autres, nous les garderons en cas d'autres dîners pour les relations de Didi, en tout cas pour les montrer, cas échéant. Ça coûtait la même chose d'en faire cinquante ou d'en faire cinq, alors autant profiter. Tu peux regarder, si tu as les mains propres.

Potage bisque

Homard Thermidor

Ris de veau princesse

Bécassines sur canapé

Foie gras Colmar

Asperges sauce mousseline

Salade composée Pompadour

Meringues glacées

Fromages

Fruits exotiques

Bombe glacée Tutti Frutti

Petits fours

Café

Liqueurs

Cigares Henry Clay et Upmann

Ayant lu avec un émoi non dépourvu d'affolement, il relut plus calmement, ses lèvres modelant chaque mot pour bien s'en pénétrer, cependant qu'elle se repaissait de l'admiration qu'elle croyait lire sur le visage de son mari. Elle était fière de cette œuvre qu'elle avait composée en picorant son inspiration dans les menus royaux découpés dans des journaux et dont 185

elle faisait collection. Il sentit qu'il fallait la complimenter, mais il tempéra son éloge par une remarque qui amena un froncement de sourcils.

— Tu ne crois pas que c'est un peu trop? Du homard, puis du ris de veau, puis des bécassines, puis du foie gras. Ça fait lourd. Et puis deux fois des çoses glacées, les meringues et puis la bombe.

— Le menu a été approuvé par Adrien, et ça me suffît. Et d'ailleurs, tu ignores sans doute que dans les grands dîners politiques on mange très peu de chaque plat. Quelques cuillerées de potage, une bouchée de homard, et ainsi de suite. C'est l'usage.

— Bien sûr que si Adrien a approuvé, c'est en règle.

— Enfin, sauf le foie gras vu que c'est aussi une surprise que je lui fais, je l'ai commandé à mes frais, et je te prie de croire que ce n'est pas bon marché, mais enfin c'est du fin, il y avait du foie gras Colmar à l'Elysée au dîner pour le shah de Perse.

Donc tu vois, nous avons toutes garanties. Dans le menu imprimé il manque le caviar qu'on servira tout au commencement, vu qu'Adrien vient seulement de le décider tout à l'heure, mais tant pis, monsieur le sous-secrétaire général remarquera bien, comme que comme.

— Et les cigares, ça se met sur les menus?

— Ils coûtent sept francs pièce. Didi m'a dit que c'est ce qu'on trouve de mieux à Genève.

— Ah bon. Et qu'est-ce que c'est, ce homard zer-midor?

— On dit thermidor. Ce n'est pas un mot anglais, c'est un mot grec de la Révolution française. J'espère que tu n'iras pas dire zermidor devant notre invité.

— Avec quoi c'est fait?

— C'est une préparation compliquée. On en a servi au château royal de Laeken à Sa Majesté le roi d'Angleterre.

Écoute, j'ai beaucoup trop à faire pour entrer dans la composition de tous les plats.

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— Alors zuste une çose. Comment ça se manze, le caviar?

— Tu n'auras qu'à regarder comment notre invité fera et puis moi aussi naturellement. Je n'ai pas le temps de t'expliquer maintenant

— Écoute, une dernière çose. On se placera comment à table?

D'un tiroir, elle sortit gravement cinq petits cartons.

— C'est une autre surprise pour Didi. Tu vois, tant qu'à faire j'ai commandé aussi des cartes avec nos noms imprimés. Tout à l'heure, quand la table sera mise, je les placerai selon les préséances. (Elle savoura ce dernier mot comme un bonbon, puis aspira de la salive avec distinction.)

— Mais pour ce monsieur, il y a seulement le sous-secrétaire zénéral, c'est pourquoi?

— Parce que c'est plus correct.

— Où est-ce que nous allons le mettre?

— À la place d'honneur.

— Et c'est où?

— Toujours à la droite de la maîtresse de maison. Toutes les personnes appartenant à un certain miyeu le savent. (Nouvelle aspiration de salive.) Donc il sera à ma droite. Toi à ma gauche, c'est la deuxième place d'honneur. Ariane à côté de lui, étant la femme. Enfin, si cette princesse se décide à descendre, sinon bon débarras. Adrien et moi, nous nous chargeons de la conversation. Et Adrien à côté de toi.

— Tu sais, moi, ça m'est égal la deuxième place d'honneur.

Parce que, étant en face de ce monsieur, ça va me forcer à lui parler. Mets Adrien à ta gauce, comme ça c'est lui qui causera avec son cef, étant zuste en face.

— Non, vu l'âge, c'est toi qui as droit à la deuxième place, c'est réglé, on n'en parle plus. Voilà, je crois que tu es au courant de tout maintenant.

— Écoute, dans mon livre, on dit que l'assiette de soupe...

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— De potage.

— On dit qu'elle doit être remplie à moitié seulement.

— Je sais, je sais, mon ami, dit Mme Deume qui enregistra cette utile information. Et maintenant, j'aimerais rester seule, ajouta-t-elle pudiquement.

Il comprit qu'elle voulait prier et il sortit. Dans son grenier, il déambula tout en lisant son guide des convenances. Soudain, il blêmit car la façon de manger mondainement les asperges était terrible. C'était vraiment affreux, il fallait les saisir avec une pince munie de trois anneaux rigides dans lesquels on devait glisser les trois premiers doigts de la main ! Il descendit, alla écouter à la porte du salon. Aucun bruit. Elle priait encore, sûrement. Il décida d'attendre et alla fébrilement de long en large, consultant à tout moment son épaisse montre à clef. À la dixième minute, il décida qu'elle avait eu bien le temps de tout dire et que d'ailleurs Dieu n'avait pas besoin de tant d'explications. Pas très rassuré, il frappa à la porte du salon, osa passer la tête. À genoux devant le canapé, elle se retourna, avec l'air effarouché d'une vierge surprise à la sortie du bain.

— Qu'y a-t-il? soupira-t-elle, languissante et quelque peu martyre, mais encore trop près de Dieu pour ne pas pardonner ce viol d'une douce intimité.

— Ze regrette beaucoup, mais écoute, il faut des pinces pour les asperees !

S'appuyant sur le canapé, elle se mit lentement debout, comme quittant à regret un rendez-vous clandestin. Elle se retourna et projeta sur lui un regard encore céleste.

—Je le sais, mon ami, dit-elle avec un air de douce patience. Aux dîners des van Meulebeke, de l'aristo cratie belge, avec lesquels j'étais très liée avant mon mariage, nous nous servions toujours de pinces à asperges. (Mélodieuse, elle considéra avec nostalgie 188

ce cher passé brillant.) J'en ai acheté avant-hier une demi-douzaine.

— Tu penses à tout, cérie. Seulement voilà, ze saurai pas m'en servir, moi, de ces sacrées pinces.

— Hippolyte, veux-tu t'exprimer convenablement, s'il tepolaît?

— C'est qu'avec toute cette affaire de passer les doigts dans des anneaux, ze vais m'y perdre, z'ou-blicrai sûrement les doigts qu'il faut.

— Tu me regarderas faire, dit-elle avec un radieux sounre, en enfant de Dieu décidée à aimer, à aimer toujours et malgré tout.

Maintenant, pourrais-tu me laisser, s'il te polaît? Je n'ai pas encore fini, ajoutât-elle, les yeux baissés et chastement adultères.

Il sortit sur la pointe des pieds. Sur le palier il médita, accentuant la retombée de ses moustaches pour mieux les mêler à la maigre barbiche. Non, décidément, il ne s'en sortirait pas avec ces pinces. Le mieux serait de profiter d'un moment où il trouverait Martha seule pour lui demander de mettre de côté sa part d'asperges pour demain.

—Et demain, ze vous garantis que ze m'en réga lerai en les manzeant avec les doigts !

Belle Du Seigneur
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