LXXIV

— La première partie de ma mission ayant été accomplie, je consens à révéler le secret, dit Michael revenu auprès des cousins. Mais auparavant, Mange-clous, tu nous donneras à boire.

— Sur mon œil et à l'instant même ! s'écria Mangeclous.

J'écoute et j'obéis, ami chéri !

Il déboucha promptement une bouteille de vin résiné, remplit les gobelets tendus. Pour mieux goûter le récit de Michael, Salomon se débarrassa de ses deux mouchoirs antifluxion et de son petit manteau. Cependant, pour protéger sa gorge qu'il assurait délicate, il entoura son cou d'un de ces affreux collets blancs en chèvre de Mongolie que portaient à la fin du dix-neuvième siècle les fillettes de la bourgeoisie.

— Ma gorge est en sécurité, dit-il à Michaël. Tu peux parler, ô vaillant !

— Allons, Michaël, sors ton flot ou je meurs ! cria Mangeclous. Je suis impatient aux frontières de l'impatience et j'en oublie les nourritures ravissantes enfermées dans ces coufles !

Raconte vite et nous dînerons ensuite, après le contentement de la curiosité !

— Non, dînons d'abord, dit Michaël.

— Mais tu tiendras ta promesse?

— Par le Dieu vivant !

— Oh, comme je me réjouis ! s'exclama Salomon.

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Oh, combien satisfait est mon coeur! Au dessert, nous saurons le secret!

— Non, après le dessert, dit Michael.

— Après le dessert, d'accord! cria Salomon, ô mes chers amis, après le dessert nous allons nous agrémenter l'âme par le beau secret! Vous allez voir ce que nous allons nous dulcifier!

glapit-il en tricotant des jambettes.

— Tu sembles un bébé content dans son berceau, dit Michaël.

Mangeclous, qui était la complaisance même en cette heure d'expectation, s'improvisa maître d'hôtel. Ôtant la redingote qui recouvrait son torse nu, il Tétala sur l'herbe en guise de nappe et disposa les nourritures dont, officiant à la poitrine velue, il proclama les noms au fur et à mesure de leur sortie hors des deux couffes.

—Quatre paires de boutargues dont par droit léo nin je me réserve la moitié ! Pas d'opposition? Adopté !

Douze gros calmars frits et croustillants mais un peu résistants à la dent, ce qui en augmente le charme !

Huit pour moi car ils sont ma passion suprême ! Œufs durs à volonté, cuits durant toute une journée dans de l'eau garnie d'huile et d'oignons frits afin que le goût traverse ! Ainsi m'assura le noble épicier traiteur et coreligionnaire, que Dieu le bénisse, amen ! Tomates, poivrons, olives grosses et oignons crus pour l'amu sement! Beignets au fromage odorants et qui vous implorent aussi de les engloutir ! Vingt-huit rissoles à la viande et aux pignons ! Et grosses ! Cou d'oie farci à ingurgiter avec amour ! Saucisses de bœuf garanties de stricte observance et véritables chéries ! Chevreau innocent et rôti à manger à la main avec du riz pilaf que je pétrirai en petites boules gentiment lancées ensuite au fond de mon gosier ! Six bouteilles de vin à la résine, deux m'étant réservées ! Beignets au miel délicieusement élastiques, loucoums et nougats au 727

sésame pour la terminaison et les rots de satisfaction ! Et enfin, pour le passe-temps, graines de courge rôties, pois chiches frits et pistaches salées augmentant le désir du vin et dont le craquement sera délicieux pendant le racontage du secret! Allons, messieurs, à table ! Branle-bas de mangement !

Assis en rond sur l'herbe, près de la meule, les Valeureux se repurent à la limite du remplissage, mastiquant fort et se souriant réciproquement. Lorsque les douceurs furent liquidées, Michael s'assit à la turque, jambes croisées sous lui, desserra sa ceinture de cartouchières, ôta ses babouches pour se sentir à l'aise, flatta ses pieds nus puis s'éclaircit la gorge.

— L'heure de la révélation a sonné en vos vies et destinées, annonça-t-il.

— Écoutez ! cria Salomon.

— Silence, ô petit pois ! tonna Mangeclous. Et un cancer à ta langue bavarde !

— Mais c'était pour qu'on écoute et qu'on ne parle pas !

protesta Salomon.

— Forte clôture à la bouche imbécile ! intima Mangeclous.

Nous sommes tout oreilles, Michael chéri ! Veuille prononcer tes paroles exquises !

— D'abord, je te demanderai, ô Mangeclous, pour quelle raison tu ne t'arrêtes de mastiquer jour et nuit.

— Vitamines, mon cher. Et désespoirs fréquents, ajouterai-je, requérant quelque consolation. Manger étant en effet besoin de mon âme plus que de mon corps! Et maintenant, ô brave, ouvre la porte du secret et dis tes paroles de bon goût et de bel ornement ! En avant !

— Voici, commença Michael. Nous étions donc ce matin à Athènes où, soudain désireux du visage de son seigneur neveu, le révéré Saltiel décida subitement notre départ en machine volante.

— J'ai cru mourir, opina Salomon.

— ô moustachu paillard, que nous racontes-tu ces 728

événements du passé que nous connaissons aussi bien que toi?

s'indigna Mangeclous. Au fait ! Et explique pourquoi nous sommes ici avec deux chevaux et une voiture à puissance de pétrole !

— Attends, cher Michael, ne commence pas car il faut que j'aille faire mon petit besoin, dit Salomon.

— Un cancer supplémentaire à ta vessie inopportune, ô empêcheur de révélation ! cria Mangeclous.

— Je m'éloigne pour la décence mais je reviens dans une minutette, dit Salomon, et il s'en fut après une courbette de gracieuse prise de congé.

— Ne t'occupe pas de cet incongru sans importance et commence sans lui ! dit Mangeclous.

— Nous l'attendrons, dit Michael. Pauvre petit, pourquoi le priverais-je de la jouissance du secret?

Ayant dit, il joua avec ses orteils pour passer le temps, puis bâilla une chanson d'amour tandis que, mâchant sa résine, Mattathias crayonnait des additions et que, pour se tenir compagnie, Mangeclous se divertissait neurasthéniquement avec les orteils de ses grands pieds nus.

— Voilà, c'est fait ! claironna Salomon, de retour et fort satisfait de lui-même. J'ai vite fait, n'est-ce pas, amis? Et je vous assure que c'était nécessaire, ayant bu beaucoup de limonade gazeuse à l'hôtel ! Excellente, cette limonade! J'en rapporterai à ma chère épouse ! Ah, mes amis, je me sens léger comme une plume maintenant ! Mais comme j'ai eu peur dans mon dos, tout seul derrière cet arbre et je tremblais que des personnes mortes ne viennent me faire du mal ! Enfin, c'est fini, grâce à Dieu, et je suis en sécurité avec mes chers cousins !

— Allons, janissaire adoré, parle! cria Mange-clous.

Prononce tes paroles délicieuses, car nos oreilles sont ouvertes en grande ouverture !

— Sachez, ô mes amis et chevreaux, commença

729

Michael, sachez et apprenez, vous qui m'écoutez, ô mes féaux du temps et des années, sachez qu'il s'agit d'un fait de galanterie et que le seigneur Solal est en grande passion et amoureuserie !

— Est-ce qu'elle est belle? demanda Salomon.

— Une pastèque, répondit Michaël.

Persuadé et les yeux brillants d'admiration, Salomon passa sa langue sur ses lèvres.

— Une vraie rose d'Arabie et comme la lune en son quatorzième jour! commenta-t-il. Il va l'épouser, vous allez voir, c'est moi qui vous le dis !

— Impossible, dit Michaël. Elle est en possession de mari.

(De vertueuse horreur, la houppe de Salomon se dressa.)

— Bien, en grande passion, d'accord, dit Mange-clous. Mais quel rapport, cette passion, avec les deux chevaux et la voiture à détonations? Et qu'es-tu allé faire tout à l'heure, te dirigeant vers cette maison proche, avec défense de te suivre, sous peine de ventre entaillé à la japonaise ?

— Accomplir la première partie de ma mission, selon des instructions reçues avec honneur, dit Michaël. J'expliquerai plus tard, chaque événement devant être conté par ordre et en son temps. Une affaire de lit donc avec une charmante pourvue d'un cornu. (Salomon se boucha les oreilles mais point tout à fait.)

— Tu l'as déjà dit ! fit Mangeclous. Avance en ton propos et fais moins l'important !

— Lorsque, par privilège d'amitié, je le vis seul en ses appartements, il me confia qu'il avait rendez-vous clandestin avec la délicieuse ce soir même, à neuf heures. Je le suppliai de me laisser l'accompagner car je suis friand de telles entreprises.

D'ailleurs, ne l'ai-dai-je point en sa jeunesse à s'emparer d'une consu-lesse longue et large?

— Au fait ! cria Mangeclous.

— Je trouvai grâce à ses yeux car il a une grande 730

faiblesse pour moi et il me fit la gloire d'accepter. Peu après neuf heures nous arrivâmes donc en ce lieu dans son chár long et blanc se remuant avec une vitesse incroyable et je l'accompagnai jusqu'à une porte proche mais que vous ne pouvez voir, cachée qu'elle est par des arbres. Or, sachez qu'au moment même où il s'apprêtait à sonner du sonnant engin, voici que la porte s'ouvrit et la délicieuse apparut, bien pourvue en ses devant et derrière, ce qui est indispensable. Après avoir troussé et retroussé mes moustaches et fait respectueusement quelques regards passionnés à cette agréable, vraie fille de pacha, je me retirai discrètement, mais point trop loin de manière à voir de mes yeux et à entendre de mes oreilles, faisant cependant mine de sourd et d'aveugle. Il y eut d'abord un baiser qui me sembla être de la catégorie dite double colombine à renversement intérieur, mais je ne puis le garantir. Ensuite, la ravissante parla, expliqua des explications et j'entendis tout. Ah, mes amis, quelle mélodie, cette voix !

— Et que dit-elle avec cette voix de céleste musique?

demanda Salomon qui avait débouché ses oreilles.

— Cette rusée, véritable fille de Satan comme toutes ses pareilles, expliqua qu'ayant perçu le bruit du char sans cheval et deviné en conséquence l'arrivée du préféré de son âme et de ses membres, elle dit aussitôt à son affreux qu'elle allait lui composer le breuvage des Gentils appelé thé. Et alors, prétendant aller à la cuisine, elle courut au jardin où nous venions d'entrer! Telle fut l'explication que j'entendis avec mine de ne point entendre, conclut Michaël, et il commença le nettoyage de ses dents à l'aide d'une allumette, afin d'augmenter la tension d'intérêt

— Allons, vite, continue, par les prophètes ! intima Mangeclous. Continue, car je suis sur un gril chauffé à blanc !

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— Alors, après un nouveau baiser dont l'espèce ne me fut pas entièrement perceptible dans l'obscurité, mais qui était sans doute un dit fourré de tierce à enroulement suivi, la gracieuse dit que dès qu'elle pourrait échapper à la surveillance de son calamiteux de poix et de goudron, elle communiquerait demain avec son précieux par le moyen du conduit des paroles afin qu'ils puissent jouir ensemble de leurs corps sur une couche de soie. (Salomon reboucha ses oreilles.)

— Ainsi s'est exprimée la démone? demanda Mangeclous.

— Non, elle utilisa des mots de grande décence et poésie, mais moi je vous dis ce qu'elle avait en sa profondeur de cervelle. Ah, chers cousins, quelle ressource, ces dames d'Europe, pour un homme muni de ce qui convient pour le divertissement des nuits !

— Trêve de considérations générales ! cria Mangeclous.

Continue l'histoire particulière !

— Ensuite, comme elle lui demandait qui j'étais, il me fit signe d'approcher et me présenta comme son séide et affidé.

— Tu parles bien aujourd'hui, dit Mangeclous.

— C'est l'arôme de jeunesse qui me remonte à la langue. Ainsi donc présenté, je mis genou à terre et baisai le bas de sa robe, elle me faisant aussitôt un sourire de charme. (Oreilles débouchées, Salomon soupira.) Oui, un sourire de grande bienveillance, impressionnée sans doute par la largeur de mes épaules et les broderies de mon uniforme. Car, sachez-le, les dames d'Europe aiment les apparences de vigueur prometteuse. Pour vous la faire courte, les deux énamourés se quittèrent après de nombreuses phrases élevées de la gracieuse, car les Européennes, sachez-le aussi, aiment dire des paroles de grande noblesse et vertu pour recouvrir les envies et démangeaisons de la chair.

— Tu es plus perspicace que je n'imaginais, dit Mangeclous.

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— Je connais la question, dit Michael. Apprenez maintenant que revenu en son hôtel des richesses, je reprochai courtoisement sa patience au seigneur et fis appel à son honneur d'homme !

Comment, lui dis-je, une telle crème d'arachides, toute chaude et suave, favorisée des quatre rondeurs nécessaires, et Votre Seigneurie attendrait jusqu'à demain pour s'en délecter? Bref, je lui proposai de me laisser enlever l'agréable de bonne famille et de procéder sans lui à l'enlèvement, pour en avoir la gloire. C'est mon affaire, lui dis-je, et cela me rajeunit. Se rendant à mes raisons, il accepta, m'autorisant même à vous emmener, et il me remit une lettre pour sa dame de cœur. Grande est la faveur de mon magnifique seigneur. Je suis donc allé tout à l'heure me poster sous la fenêtre de la chambre où elle faisait feinte d'écouter son pauvre bœuf lui tenir des propos sérieux au lieu de faire avec elle l'affaire principale de l'homme et de la femme, lui contant par exemple, cet imbécile, des conversations qu'il eut avec des directeurs et des ministres, sujet sans nul intérêt pour une jeune dame bien pourvue et désirant du solide. Par la fente des volets je la voyais qui mordait sa lèvre pour bâiller en dedans, bouche fermée, puis qui reprenait son sourire immobile tandis que le cornu lui parlait avec goût et intérêt de ses hauts personnages. Mais tout à coup s'interrompant, il eut le front de lui confier ses troubles de tripes et son urgent besoin de latrines, besoin que tu dois toujours dissimuler, car rien n'est plus refroidissant pour une belle. Ce stupide sans vigueur s'étant donc éloigné, je frappai à la fenêtre et elle ouvrit, ne s'étonnant point de me voir puisque je lui avais été présenté par son désiré. Genou à terre, je lui remis la lettre me conférant pouvoirs et me chargeant de l'amener cette nuit en un lieu de la danse et des sorbets de luxe nommé Donon, la danse étant bonne préparation pour l'affaire principale.

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— Quel insensé ! grommela Mattathias. Dieu sait ce qu'on va lui faire payer pour un simple sorbet !

— Dans ce billet, il a dit aussi quelques paroles sur vous trois afin qu'elle ne soit pas stupéfaite en voyant vos apparences.

— Qu'a-t-il dit de moi ? demanda avidement Mangeclous.

— Que tu as une sorte de génie, ce qui m'étonna fort.

— Pourquoi une sorte? s'indigna Mangeclous. Enfin, la postérité jugera. Quant à tes étonnements, ô cervelle de taureau, garde-les pour toi !

— Et de moi, que dit-il? demanda Salomon.

— Silence ! cria Mangeclous. Laisse parler qui a le droit!

Alors, qu'a-t-elle répondu au billet?

— Eh bien, elle me dit avec une voix délicate sa réponse que j'écoutai dévotement, à savoir qu'elle viendrait certainement retrouver le seigneur cette nuit, mais à une heure incertaine, ne sachant pas à quel moment elle serait de nouveau seule. Oui, seule, ainsi a-t-elle dit. Admirez, mes amis, la délicatesse ! Une autre aurait dit je ne sais quand je pourrai me débarrasser de mon encorné. Ou encore je m'échapperai aussitôt que mon détesté ronflera. Mais celle-ci est personne d'éducation. Notez de plus que, bien qu'elle fasse avec notre seigneur l'affaire principale et les sauts dans le lit, elle lui a dit vous pendant toute l'entrevue du jardin. Ainsi sont les dames d'extraction, princesses et duchesses, mouvementées et cabriolantes dans le lit, mais de grande correction et cérémonie hors du lit. Donc m'ayant ainsi donné sa réponse, elle me remit sa main à baiser et je m'en fus après lui avoir lancé une œillade ardente, le poing sur la hanche. Et maintenant, Salomon, verse à boire !

Assis en rond et s'étant désaltérés, les Valeureux puisèrent des pistaches salées. Dans le silence auguste de la nuit, des croquements retentirent tandis que s'élevait la plainte d'un rossignol dédaigné.

Belle Du Seigneur
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