XXIV

Honteux de n'avoir pas encore dit ses prières du matin, l'oncle Saltiel se lava en hâte les mains, chanta les trois louanges, puis se couvrit la tête du châle rituel et entonna les versets prescrits du psaume XXXVI. Il se disposait à mettre les phylactères lorsque la porte s'ouvrit avec violence et livra passage à Mangeclous glissant sur ses crampons à glace.

— Compère et cousin, dit-il, me voici en ta chère présence afin d'émettre en confidence des paroles de bon sens à toi seul destinées. Je commence donc. Fidèle ami, compagnon de mes vicissitudes, jusques à quand durera ce supplice?

— Quel supplice? demanda calmement Saltiel tout en pliant son châle de prière.

— Prête l'oreille à ma langue et tu sauras! Or donc, venus de Londres par voie céleste, nous abordâmes en cette Genève à la frêle aurore du trente et unième jour de mai, et c'est aujourd'hui mardi, cinquième de juin. Est-ce exact? Pas d'avis contraire? Adopté. Nous sommes donc à Genève depuis cinq jours et je n'ai point encore vu ton seigneur neveu ! Toi, tu l'as vu en grand égoïsme tous les jours sans me révéler le secret de vos entretiens, y trouvant sans doute quelque plaisir de supériorité facile. Tu t'es borné à venir mystérieusement cette nuit me réveiller,

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interrompant ainsi mon sommeil innocent, pour m'in-former sataniquement que tu venais de passer des heures délicieuses en compagnie dudit seigneur et m'annoncer ensuite en quelques mots, dont la brièveté ulcéra mon âme, qu'il viendrait nous rendre visite ce matin à dix heures en cette auberge, mot dont l'étymologie est allemande. Sans rancune, pratiquant le pardon des offenses, étranglant en mon âme le lion de l'indignation ainsi que l'hyène de l'envie, je me contentai de sourire d'un cœur pur, tout à la joie désintéressée de voir enfin ton neveu qui après tout m'est aussi lié par le sang! Je l'ai donc attendu en grande impatience du cœur depuis le lever du soleil...

— Pourquoi lever du soleil puisqu'il a dit à dix heures?

— Par tempérament passionné ! Et maintenant, il est dix heures et demie, et pas le moindre petit ongle de neveu ! Ainsi, les jours passent, mélancoliques et improductifs ! Cette situation ne peut durer, et je me morfonds dans la stérilité !

Depuis que je suis en cette Genève, qu'ai-je fait de grandiose, de piquant, de digne d'être légué aux générations futures? Rien, ami, rien à part la carte de visite joliment manuscrite que je déposai chez ce malappris de recteur de l'Université de Genève, homme sans distinction qui ne m'a même pas remercié! Bref, ma vie s'écoule languissante en cette cité de l'attente éternelle et des imbéciles mouettes aux cris jaloux. Depuis cinq jours, ami, je mène une existence sans signification, sans poésie, sans idéal ! Je me promène en grand marasme et accablement, je regarde les devantures, je mange et je dors ! Pour tout dire, une vie purement animale, sans inventions, sans rebondissements, sans péripéties, sans profits inattendus, sans une seule action illustre ! Et comme résultat, le soir venu, n'ayant rien à faire et à réussir, pâle et l'œil éteint, je me mets au lit douloureusement de bonne heure, dès le crépuscule, 272

lorsque la nuit s'avance, suivie de ses voiles de veuve! Est-ce une vie, je te le demande? Bref, ton neveu nous néglige, et j'en ai grande nervosité dans les orteils. Il a promis, il n'a pas tenu, et je le juge avec sévérité ! Il manque de sens familial, voilà mon opinion ! À toi la réplique !

— Effronté, qui es-tu pour le juger? Où sont tes diplômes, où tes grandes fonctions?

— Ancien recteur !

— Et taille-cors ! Ne comprends-tu pas qu'il a eu sûrement quelque affaire mondiale à régler ce matin au dernier moment?

Manque de sens familial, en vérité ! Et les trois cents napoléons d'or d'une lourdeur inimaginable qu'il m'a forcé à accepter hier soir pour être partagés également entre nous cinq, ainsi que je t'en ai avisé dès mon retour à l'hôtel, et tu as exigé remise immédiate de ta part, soit soixante napoléons, ô avide, ô lion dévorant !

— C'était pour les mettre en toute innocence sous mon oreiller et en entendre dans mon sommeil la glissante musique !

— Manque de sens familial, en vérité ! Soixante napoléons, monnaie courante en Suisse !

— Courante et libératoire, d'accord! Mais que m'importent les napoléons et leur joie, si je n'ai point celle de créer, d'agir et d'être admiré? Moi, ce qu'il me faut, c'est une existence mouvementée, avec discussions et stratagèmes ! Enfin, un peu de vie avant beaucoup de mort! Sois raisonnable, ô Saltiel, et comprends mon angoisse. Nous sommes à Genève, ville des réceptions de luxe, et je n'en suis pas ! Enfin, est-ce que ton neveu a l'intention de me garder en cage dorée et de me conduire à l'anémie pernicieuse? Je n'en peux plus, j'ai des vapeurs d'inertie et cette vie de solitude me transforme en algue desséchée!

— Et quelle serait ta conclusion, ô parleur?

— Que nous sommes des imbéciles, moi excepté !

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Et que, puisque ton neveu n'est pas venu à nous, nous allions à lui, en son château des nations !

— Non, il serait fâché de nous voir arriver à l'im-proviste. Je vais lui parler par le conduit électrique et lui rappeler que nous l'attendons.

— Mais s'il vient ici, quel plaisir? gémit Mange-clous, révélant le fond de sa pensée. C'est au milieu des ministres et des ambassadeurs que nous devons le voir, notre âme se dilatant alors, car elle a besoin de ministres et d'ambassadeurs, de personnalités en un mot, et de causeries animées avec Iesdites !

Allons, Saltiel, vivons un peu dangereusement et allons lui rendre visite en ce lieu exquis des influences ! De l'audace !

Plaçons-le devant le fait accompli ! Après tout, mon grand-père était cousin de son grand-père! Et puis, mon cher, il y a des postes vacants et gras en cette Société des Nations, des occasions ! Qui sait ce que nous réserve le sort si nous y allons aujourd'hui ? Peut-

être y ferai-je connaissance amicale avec Lord Bal-four!

D'ailleurs, j'ai lu dans la gazette de cette ville que le comte de Paris, héritier des quarante rois qui en vingt siècles firent la France, se trouve à Genève ! Il est peut-être en ce moment au château des nations et je désire faire sa connaissance et m'acquérir sa sympathie par quelques propos royalistes, soucieux que je suis de prendre mes précautions au cas où la monarchie serait rétablie en France ! Crois-moi, Saltiel, ton neveu sera heureux de nous voir à l'improviste et sa langue éclatera de joie, parole d'honneur! En avant, Saltiel, viens te rassasier de ton neveu et le regarder dans ses importances afin que ta poitrine s'élargisse et la mienne aussi !

11 parla encore longtemps et le pauvre Saltiel se laissa enfin convaincre parce qu'il était vieux, affaibli en sa soixante-quinzième année, et qu'il aimait son neveu. Il se dressa donc sur ses jambes tremblantes et Mangeclous rayonnant ouvrit aussitôt la porte et

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convoqua à grand fracas Salomon et Michael qui attendaient dans le couloir l'issue des pourparlers.

— Branle-bas de mondanités, messieurs! leur cria-t-il.

L'ordre du jour est visite à Son Excellence ! Habillements sublimes et tenues de soirée de rigueur ! Faisons honneur à notre île chérie et par nos toilettes éblouissons un peu tous ces Gentils ! À cette fin, mes chéris, dépensez hardiment les napoléons que l'oncle tient à votre disposition de la part du munificent ! Qui ne sera pas grandiose en sa vêture ne sera pas admis à contempler les ministres et les ambassadeurs! J'ai dit ! Quant à moi, à l'aide de mes soixante napoléons de poche et avant que les magasins de luxe ne ferment, je cours me procurer en ville hardes neuves, accessoires et colifichets de bon goût, le tout à grandes dépenses, payant fort et à paume ouverte, tous prix acceptés avec indifférence, le ciel étant la limite ! Allons, mes adorés, faites-en autant !

À deux heures de l'après-midi, le poing sur la hanche, Mangeclous s'admira dans la petite glace de sa chambre. Frac neuf à beaux revers soyeux. Chemise empesée. Cravate lavallière à pois jetant une note dilettante. Chapeau panama, vu la chaleur. Souliers de plage, à cause de la délicatesse de ses orteils. Raquette de tennis et canne de golf pour faire diplomate anglais. Gardénia à la boutonnière. Lorgnon érudit, solennisé d'un ruban noir que ses longues dents mordillaient galamment.

Enfin, tenue en réserve dans ses basques, la grande surprise qu'il sortirait au bon moment, juste avant d'être reçu par le seigneur Solal. Oui, il était plus prudent de placer devant le fait accompli ce bon Saltiel qui faisait un peu trop le tatillon.

Peu après entrèrent Mattathias et Michael. Ce dernier avait gardé son uniforme d'huissier synagogal : gilet doré de petits boutons et de soutaches, fustanelle tuyautée, babouches à pointe recourbée et surmontée

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du pompon rouge, large ceinture d'où sortaient les crosses damasquinées de deux antiques pistolets. Mangeclous approuva. Très bien, on prendrait Michael pour son officier d'ordonnance ! Quant à Mattathias, il s'était borné à ôter les passepoils de son costume de croque-mort (obtenu d'un de ses débiteurs de Cépha-lonie, héritier d'un employé des pompes funèbres) et il s'était de plus coiffé d'un chapeau melon havane, trouvé dans l'avion Londres-Genève. Assez teme, ce Mattathias, pensa Mangeclous, mais tant mieux, le contraste serait en sa faveur. Les deux cousins s'éton-nant des reflets noirs de sa barbe fourchue, il expliqua que, n'ayant pas retrouvé sa brillantine, il l'avait remplacée par une touche de cirage, ce qui allait tout aussi bien.

Sur ces entrefaites, Salomon fit son entrée, rougissant dans le costume qu'il venait d'acheter à l'Enfant Prodigue. Comme il n'en avait pas trouvé à sa taille exiguë, il s'était décidé pour le complet de première communion qu'un vendeur astucieux ou plaisantin lui avait vivement conseillé. Il était particulièrement fier du brassard blanc à franges de soie dont, tout comme les trois autres Valeureux, il ignorait le caractère religieux. Il s'enorgueillissait aussi du petit veston Eton sans basques et s'arrêtant à la taille, que Mangeclous baptisa aussitôt de «gèle-derrière».

Enfin, Saltiel entra et Mangcclous se réjouit de constater que l'oncle avait gardé sa redingote noisette. Parfait, il serait le seul à briller, le seul supérieur et occidental, et il ferait figure de chef de la délégation. D'un œil napoléonien, Saltiel inspecta ses cousins. Seul Michael trouva grâce.

— Salomon, ôte ce brassard qui ne veut rien dire. Mattathias, tête nue, si tu n'as pas d'autre chapeau. Quant à toi, Mangeclous, quel est ce carnaval ? Frac, d'accord, garde-le.

Mais débarrasse-toi des abominations restantes. Sinon j'agirai et tu ne seras point reçu.

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Le ton était tel que Mangeclous dut obéir. La raquette de tennis, la canne de golf, le panama et les souliers de plage furent respectivement remplacés par une serviette de fin maroquin, une canne à pommeau doré, un haut-de-forme gris et des escarpins vernis — tous accessoires qu'il fallut courir acheter d'urgence, l'oncle étant intraitable. Mais pour ce qui était de la lavallière, du gardénia et du lorgnon, Mangeclous tint bon, cria à la tyrannie, se lamenta qu'on voulait le déshonorer. Par gain de paix, Saltiel se résigna.

—En avant vers le délice des importances ! cria Mangeclous.

Le fiacre s'arrêta devant l'entrée principale du Palais des Nations et Mangeclous descendit le premier. Après avoir lancé un louis d'or à la tête du cocher, il entra, suivi des autres Valeureux, dans le grand hall, désert en ce début d'après-midi, et se rendit aussitôt aux toilettes. À la stupéfaction des cousins il en sortit peu après, la poitrine barrée du grand cordon de la Légion d'honneur. Pour prévenir toute protestation, il se hâta de neutraliser Saltiel.

—Fait accompli, mon cher ! Trop tard pour s'indi gner! Tu ne vas pas faire du scandale ici et me gâcher ma royauté ! D'ailleurs, cette décoration est non seu lement méritée mais encore authentique, achetée qu'elle fut à Paris, et fort cher, en une boutique spé cialisée où je me rendis secrètement avant notre départ pour Marseille. Donc silence et en avant, mes sieurs, qui m'aime me suive! Ralliez-vous à mon grand cordon rouge !

Au premier étage, Saulnier se leva avec empressement, ébloui par l'importante décoration, habitué au surplus à la faune étrange des délégations exotiques. Un chef d'État, président de quelque petite république sud-américaine, pensa-t-il, quelque peu décontenancé pourtant par la lavallière bleue a pois blancs 277

et par les bizarres vêtements des adjoints. Mais le grand cordon et la crainte de la gaffe primèrent toute autre considération. Il sourit donc frileusement et attendit.

— Délégation, dit Mangcclous en faisant tournoyer sa canne à pommeau doré. Pourparlers avec le sieur Solal !

— Votre Excellence est attendue, je suppose, monsieur le président? (Pour toute réponse, le grand-croix fit un sourire méprisant, canne tournoyant en sens inverse.) Qui dois-je annoncer, monsieur le président?

— Incognito, répondit Mangcclous. Négociations et secrets politiques. Qu'il te suffise, ô laquais, de lui dire le mot de passe, qui est Céphalonie. Va, cours ! ordonna-t-il à l'huissier qui se précipita.

De retour, tout essoufflé, Saulnicr informa monsieur le président que monsieur le sous-secrétaire général, en conférence avec monsieur Léon Blum, priait monsieur le président et ces messieurs de bien vouloir attendre quelques instants. Il conduisit l'étrange troupe dans le petit salon réservé aux visiteurs de distinction.

—Sache, mon cher, que je n'attendrai pas plus de cinq minutes, lui dit Mangeclous. C'est une règle que j'ai toujours suivie dans ma vie officielle. Àvertis-en qui de droit ou de fait.

Aussitôt que la porte fut refermée, Saltiel leva un index de commandement et somma le fripon d'enlever sur-le-champ cette décoration mensongère. « Sur-le-champ, infâme ! » Mangcclous ricana mais il obéit, sentant bien que le puissant neveu n'aimerait pas beaucoup ce grand cordon qui, au surplus, avait fait son effet. Et puis ne pas risquer des complications avec ce Léon Blum qu'on rencontrerait peut-être et qui, étant président du Conseil, devait sûrement connaître tous les grands-croix de France. Il se débarrassa donc de l'écharpe rouge, la baisa pieusement, l'empocha et se rassit après un clin d'œil à Saltiel.

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— Et maintenant, messieurs, dit ce dernier, que votre devise soit silence et bonne éducation, car derrière cette porte capitonnée deux grandes têtes discutent du bonheur de l'humanité. En conséquence, que je n'entende pas voler une mouche, même naine !

Impressionnés par la magnificence du salon, les Valeureux se tinrent tranquilles. Salomon croisa les bras pour montrer sa bonne éducation. Michaël cura ses ongles avec la pointe d'un des poignards et ne protesta pas lorsque, s'apprêtant à fumer, il se vit arracher la cigarette de la bouche par Saltiel silencieux.

Mattathias examina le mobilier, tâta la laine du tapis et fit des additions mentales.

Dans le silence, Saltiel souriait. Peut-être que Sol le présenterait à monsieur Blum. En ce cas, si l'atmosphère était favorable, il glisserait respectueusement que les ouvriers faisaient tout de même un peu trop de grèves en France. Et peut-être conseillerait-il à monsieur Blum de ne pas rester trop longtemps chef des ministres pour ne pas susciter des jalousies. En politique, les israélites devaient se tenir un peu en arrière, c'était plus prudent. Ministre, d'accord, mais Premier ministre, c'était trop. On se rattraperait plus tard en terre d'Israël, Dieu voulant. En tout cas, il allait bientôt voir Sol dans son superbe cabinet et, qui sait, peut-être que Sol donnerait des ordres brefs au téléphone devant les cousins émerveillés. Il les considéra avec un sourire aimant et délicat, attendant le bonheur d'entrer bientôt. Et, qui sait, peut-être que Sol lui baiserait la main, à la grande admiration des autres. Ainsi rêvait-il tandis que Salomon préparait un compliment en vers à réciter tout à l'heure et que Mangeclous, moins assuré depuis qu'il n'était plus grand-croix, émettait des bâillements nerveux terminés en pointe aiguë.

La porte s'ouvrit, et les Valeureux se levèrent, et Salomon oublia son compliment, et la main de Saltiel

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fut en effet baisée. Sur quoi, le petit vieillard sortit un mouchoir à carreaux et s'y moucha en grand affaiblissement. Solal indiqua des sièges et les Céphalo-niens s'assirent, Salomon épouvanté par la suavité du fauteuil dans lequel il s'enfonça et faillit disparaître.

— Bonne conversation, Sol, avec monsieur le président du Conseil ? demanda Saltiel après une petite toux de préparation.

— Il s'agit de secrets d'État dont je ne puis parler, dit Solal qui savait la réponse propre à plaire.

— Très juste, Haute Excellence, dit Mangeclous qui avait hâte d'intervenir et de se faire bien voir. En toute humilité, très juste.

— Et dis-moi, Sol, vous vous êtes quittés en bons termes, monsieur le président du Conseil et toi?

— Nous nous sommes embrassés.

L'oncle feignit la surdité pour faire répéter la phrase et être sûr qu'elle avait été bien entendue. Il toussa, observa l'effet sur les quatre faces valeureuses.

—Vous vous êtes embrassés, le Premier ministre et toi, très bien, très bien, dit-il d'une voix forte, à l'in tention de Mattathias, parfois dur d'oreille. Et dis-moi, mon enfant, cette Cité du Vatican, je trouve qu'elle est bien petite, bien mesquine, cela me fait de la peine pour le seigneur pape qui a un si bon visage. La Société des Nations ne pourrait-elle pas lui agrandir un peu son domaine car après tout il est un souverain. Enfin, je te dis cela pour que tu y réfléchisses à l'occasion car, vois-tu, j'ai une grande sympathie pour Sa Sainteté.

Bien, tu verras si tu peux faire quelque chose, ce sera une bonne action. Donc, mon fils, ainsi que je l'ai appris hier, tu as aussi la commanderie de Leopold II, le riche, celui du Congo. — J'avais oublié de vous le dire, messieurs, fit-il en se tournant vers les cousins silencieux. — En conséquence, tu es double comman deur, commandeur français et commandeur belge. J'ai toujours eu beaucoup d'estime pour la Belgique, un 280

pays de grand bon sens. À propos, mon enfant, ajouta-t-il en prenant un air innocent, est-ce que le président de la République t'aurait peut-être offert ces temps demiers une Légion supérieure à commandeur? Non ? C'est curieux. D'ailleurs, il a une tête qui ne m'a jamais beaucoup plu.

Solal ayant proposé des rafraîchissements, Saltiel suggéra un petit café noir, si cela ne dérangeait pas trop. D'une voix enrouée, Salomon osa dire qu'il aimait bien le sirop de framboise, puis s'épongea le front, mort de honte. Michaël indiqua sa préférence pour deux jaunes d'œuf battus dans du cognac. Après avoir déposé sa résine sur le bras du fauteuil, Matta-thias dit qu'il n'avait pas soif mais qu'il accepterait la contre-valeur d'une consommation à prendre plus tard, en ville.

— Quant à moi, Altesse, dit Mangeclous, un rien me suffirait, en toute humilité. Quelques tranches de jambon, qui est la partie pure et Israélite du porc. Avec moutarde et pains mollets, si possible.

— N'écoute pas ces mal élevés ! s'écria Saltiel qui ne put se contenir plus longtemps. Ô maudits, ó grossiers, de quelles mères sans manières sortîtes-vous et où vous croyez-vous? Dans un buffet de gare ou dans une taverne? Sol, si tu leur pardonnes, un café pour chacun et c'est tout ! (Les bras croisés et se sentant chez lui, il toisa les malappris l'un après l'autre.) Sirop de framboise, en vérité ! Jaunes d'œuf! Contre-valeur! Et cet autre infâme, véritable franc-maçon avec son jambon !

— Ô cœur de tigre, murmura Mangeclous. Un innocent breakfast mineur, et il me l'ôte de la bouche !

Quelques minutes plus tard, miss Wilson — à laquelle Solal s'était plu à présenter cérémonieusement les Valeureux, en spécifiant ses liens de parenté — déposa cinq tasses de café devant ces choquantes personnes et sortit sans mot dire, plus dénuée de fon-281

dement que jamais, à tel point que Mangeclous se permit de demander de quel côté était l'endroit de cette évidente vierge et de quel côté l'envers. Sur quoi, Saltiel le foudroya du regard.

C'était bien la dernière fois qu'il amènerait ce démon en des lieux respectables ! Le démon, encouragé par le sourire de Solal, croisa ses jambes afin de révéler et faire valoir ses escarpins vemis, huma son gardénia, caressa sa barbe, ce qui noircit ses doigts, et prit la parole.

— Chère Excellence, demanda-t-il d'un air fin et sous-entendu, y aurait-il chez vous un poste vacant pour un chef de cabinet réellement capable?

— En somme, dit Solal, vous seriez le plus intelligent que j'aie jamais eu.

— Affaire faite, Excellence ! interrompit Mangeclous en se levant. J'accepte ! L'accord des volontés étant réalisé, le contrat devient parfait et synallagma-tique quoique verbal ! Merci, du fond des entrailles ! Vous me remettrez le firman à votre bonne volonté, car j'ai toute confiance en votre loyauté et tenue de parole ! À tout à l'heure, aimable Excellence, dit-il en se dirigeant vers la porte, et soyez assuré que je saurai me rendre digne de votre confiance !

— Où vas-tu, malheureux? s'écria Saltiel qui lui barra le chemin.

— Annoncer ma nomination à la presse, répondit Mangeclous, faire la connaissance de mes inférieurs, procéder à quelques tours d'horizon, échanger des vues, donner des ordres, promettre des recommandations et percevoir quelques petites taxes !

— Je te défends de sortir ! Sol, empêche cet homme de noircir ton nom! Explique-lui qu'il n'est pas nommé ! Chef de cabinet, en vérité ! Ne sais-tu pas qu'il va tout démolir ici? Assieds-toi, fils de Satan! Sol, partout où cet homme va, c'est la faillite immédiate ! Promets que tu ne le nommeras pas !

— Je ne peux pas promettre puisque je l'ai déjà 282

nommé, dit Solal pour donner une fiche de consolation à Mangeclous. Mais selon votre désir, oncle, je le révoque.

À voix basse, Mangeclous souhaita un érysipèle à Saltiel, puis se réconforta à la pensée des cartes de visite qu'il allait commander d'urgence et où figurerait son titre d'ancien chef de cabinet à la Société des Nations ! Il croisa donc les bras et à son tour toisa Saltiel cependant que Solal écrivait tout en souriant — car il venait de trouver le moyen d'embellir les dernières années de Saltiel.

—Oncle, pourrais-je vous charger d'une mission officielle, au nom de la Société des Nations?

Saltiel pâlit. Mais il sut rester digne et répondit qu'il était à la disposition d'une organisation qu'il estimait depuis longtemps et que si ses faibles lumières et caetera. Bref, il rut très content de sa réponse. Après un regard indifférent du côté de Mangeclous, regard paisible de l'homme fort habitué aux succès et que rien n'émouvait, il demanda, le cœur battant, en quoi consistait cette mission. II lui fut alors expliqué que le rabbin de Lausanne venait d'informer le Secrétariat qu'il organisait une série de conférences sur la Société des Nations.

La première avait lieu justement cet après-midi à quatre heures et demie. Ce serait une aimable attention d'envoyer un représentant spécial de la Société des Nations qui, muni de pleins pouvoirs et dûment accrédité par la présente lettre officielle, honorerait cette conférence de sa présence et apporterait les vœux du secrétaire général. L'oncle accepterait-il de se rendre à Lausanne?

— À l'instant, mon fils, dit Saltiel en se levant. Lausanne est tout près de Genève. Je vais vite prendre le train. Donne la lettre de créance. Merci. Adieu, mon enfant, je cours à la gare.

— Attendez, dit Solal qui donna en anglais un ordre au téléphone, raccrocha, sourit au petit vieillard.

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Oncle, vous serez conduit à Lausanne en voiture officielle qui vous ramènera à Genève, une fois votre mission accomplie. La voiture vous attend. L'huissier vous conduira.

Une fois de plus, Saltiel dirigea vers Mangeclous le regard tranquille du victorieux. Sa lettre de mission à la main, il proposa aux cousins de l'accompagner en qualité de conseillers, étant toutefois entendu qu'il aurait seul le droit, en tant que plénipotentiaire, de parler au rabbin. Les Valeureux acceptèrent, à l'exception de Mangeclous qui, croisant une fois de plus les bras, informa Saltiel qu'il n'avait pas l'habitude de fonctions subalternes et qu'au surplus une mission auprès d'un simple rabbin, probablement ignorant, lui paraissait dépourvue d'intérêt.

Penché à la fenêtre, Solal assista au départ de l'oncle devant lequel un chauffeur en livrée, casquette à la main, ouvrit la portière de la Rolls. Le chargé de mission entra lestement, le front baissé à la manière des ministres préoccupés, suivi de Mattathias et de Michael qui s'assirent en face de lui tandis que Salomon prenait place à côté du chauffeur. La voiture disparue, Solal sourit de sa bonne action. La pauvre petite mission était sans danger et même si l'oncle faisait des gaffes, le rabbin serait indulgent. Entre Juifs, on s'arrangeait toujours.

— Altesse, dit Mangeclous en désignant le canapé de cuir, asseyons-nous sur le divan de l'intimité et devisons en confiance maintenant que nous sommes entre gens du monde. Altesse, j'ai une question à vous poser en toute franchise. Ne pourriez-vous pas me conférer quelque petit titre de noblesse afin que je puisse garder mon rang ? Par exemple, en votre qualité de chef adjoint du monde, ne pourriez-vous faire de moi un lord juridique avec perruque, mettant sur sa tête le sac noir lorsqu'il condamne à mort? Non? Peu importe, Altesse. Et combien de sous-secrétaires généraux y a-t-il ?

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— Trois.

— Ne pourriez-vous pas souffler à l'oreille de votre supérieur anglais d'en mettre quatre, chiffre porte-bonheur, et habilement lui insuffler que j'envisagerais de partager avec lui mon traitement, s'il est homme à comprendre les choses? En tel cas, vous lui diriez en sa langue «fifty fifty» afin qu'il comprenne bien. Non? Peu importe, Altesse. L'adversité ne m'a jamais abattu. En ce cas, en ma qualité d'ancien chef de cabinet y aurait-il au moins quelque petite pension de retraite que je pourrais toucher tranquillement, réversible sur mes trois petits orphelins? Non? Eh bien, c'est regrettable. Maintenant, il y aurait une autre petite combinaison. La Société des Nations disposant d'immunités diplomatiques écartant toutes indiscrétions douanières, je serais prêt à organiser en toute simplicité une innocente affaire de contrebande, en qualité de courrier diplomatique. Qu'en dites-vous, Altesse? demanda-t-il, l'index contre le nez. Non? Je comprends vos scrupules et ils vous honorent. N'en parlons plus, je n'ai rien dit. (Coriace, le neveu de Saltiel, pensa-t-il.)

Solal sonna de nouveau, car il désirait tourmenter miss Wilson en lui imposant la vue de son impossible parent.

Lorsqu'elle fut devant lui, il fallut bien lui donner un ordre. Il demanda donc une sténographe tandis que, les yeux au plafond, Mangeclous cherchait une nouvelle combinaison. Presque aussitôt une princesse russe entra, fatale et ondulante, munie d'un derrière insistant et d'une petite machine à sténoty-per.

Ornée de grands cils, elle s'assit et attendit, paupières battantes et cambrant ses seins à toutes fins utiles.

— Vous êtes prête?

— Je suis toujours prête, sourit-elle.

— La lettre est à adresser à madame Adrien Deume, Cologny.

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Pendant la dictée, la pianotante princesse ne cessa de le regarder en souriant, afin de lui montrer sa maîtrise en sténotypie et aussi, désireuse qu'elle était d'obtenir de l'avancement, pour lui faire comprendre qu'elle était à sa disposition pour tous travaux non sténoty-piques. Durant ce temps, Mangeclous prit l'attitude de l'homme d'honneur qui s'oblige à ne pas écouter. À cette fin, il se tint debout, les yeux au plafond, son haut-de-forme gris à la main, dans une immobilité digne, comprehensive, solennelle et discrète.

Mais, naturellement, il ne perdit pas un mot de la dictée.

Celle-ci terminée, Solal pria la princesse de lui faire apporter la lettre par Saulnier. Furieuse de ne pouvoir la lui remettre et être revue avec balancement de hanches, elle sourit gracieusement et ondula vers la porte tout en combinant, primo, d'inviter à son prochain cocktail ce couple Deume avec lequel le sous-secrétaire général était en si bons termes et, secundo, d'être désormais très aimable avec le petit Deume lorsqu'elle irait sténotyper chez lui.

— Altesse, reprit Mangeclous en s'éventant avec son gibus, pourrais-je au moins, moi qui vous tins dans mes bras attendris en votre petite enfance, jouir grâce à votre munificence de quelque privilège, passeport diplomatique ou coupe-file? Ou à mon tour bénéficier de quelque mission que j'accomplirais avec la dignité de l'éléphant, la fidélité garantie pure d'un chien loyal et la célérité du cerf traqué ou de l'anguille interdite par notre religion et pourtant excellente lorsque convenablement fiimée? Par exemple, cher neveu de mon ami intime Saltiel, je serais tout disposé à apporter moi-même à la dame Deume cette lettre que vous venez de dicter et dont, m'étant forcé à la surdité, j'ignore le contenu? À votre bonne volonté, Altesse !

Afin d'avoir à mon tour une petite mission ! Par pitié, cher coreligionnaire, et que la solidarité humaine ne soit pas un vain mot ! Haute Excel-286

lence, une urgence intestinale et imprévue m'oblige à vous présenter mes hommages pressés. À bientôt, en toute finesse et considération, sourit-il, et il s'inclina avec grâce puis sortit, se tenant délicatement le ventre à deux mains.

Quelques minutes plus tard, de retour et muni de plusieurs arguments nouveaux, il trouva Solal penché sur la lettre que Saulnier venait d'apporter. Debout, il attendit discrètement, soudain attristé à la pensée que le roi d'Angleterre ne serait sans doute bientôt plus empereur des Indes. Quel dommage, un si beau titre ! Un effronté, ce Gandhi, mais que pouvait-on attendre d'un homme qui ne mangeait presque jamais ? Ayant signé, Solal leva la tête.

— L'insurrection intestine est heureusement résolue, Altesse.

D'ailleurs, c'était une fausse alerte, les boyaux étant parfois trompeurs. À ce propos, je me permets de féliciter la Société des Nations de ces toilettes de somptueuse aisance, véritablement enchanteresses ! Ah, si nous en avions de pareilles à Céphalonie, j'y passerais ma vie ! Cela dit, voici en quelques mots mon émouvante péroraison! Altesse, songez que lorsque je retournerai à Céphalonie et qu'on m'interrogera sur ce que j'ai accompli à Genève, de confusion je tomberai raide mort ! Car enfin que pourrai-je leur dire en toute véracité? Rien, Altesse!

Rien! répéta-t-il en se prenant le front à deux mains. Lorsque, me morfondant dans une oisiveté forcée, je m'en fus avant-hier à Berne, petite capitale remplie d'énormes femmes vêtues de noir et dévorant de gros gâteaux, n'essuyai-je point un refus humiliant de cet employé stupide du gouvernement à qui j'exprimai le désir pourtant flatteur d'être naturalisé suisse, tout en restant français bien entendu, lui proposant même de payer le prix qu'il faudrait, à sa convenance et bonne volonté ! Mais enfin que me trouves-tu de mal et à redire? lui ai-je crié, enflammé d'indignation. Allons,

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dis ton prix ! Mais il fut intraitable ! Ô Altesse exaltée, laissez-moi à mon tour accomplir quelque mission officielle et ce pour trois raisons. Primo, afin de me venger de l'employé et lui donner rougeur de front lorsque j'irai l'en informer et lui dire voilà qui tu as perdu comme concitoyen ! Secundo, pour ne pas perdre la face devant Saltiel ! Tertio, afin que de la mission que vous m'aurez confiée je puisse m'adoucir la langue en la racontant à la population réunie de cette île verdoyante où vous vîtes le jour pour la première fois ! Il était cinq heures du matin, déjà l'aurore au loin glaçait le ciel de rose, et l'horizon était empli de frais rayonnements! Moi j'étais là, anxieusement assis sur les marches du palais du vénéré grand rabbin, votre auteur, j'étais là, chien dévoué, les poings serrés aux tempes, attendant avec angoisse l'annonce d'une heureuse délivrance ! Ah, quel ne fut pas mon attendrissement lorsque j'appris enfin votre chère arrivée en ce monde et quelles larmes de joie ne ver-sai-je point alors ! Ne vous ai-je point amolli, Altesse ? Alors, écoutez encore celle-ci ! Les rois ont tant de bonheur, Excellence, toujours au premier plan de la scène mondiale et moi, toujours dans l'obscurité ! Mon cœur saigne quand je lis des réceptions somptueuses, le roi salué par l'hymne national et la foule applaudissant et les imbéciles soldats présentant les armes ! Et quand il est reçu par le pape, tout cet attirail, ces gardes suisses, ces princes noirs et respectueux, ces cardinaux en rang d'oignons et souriants, cette amabilité du pape pour le roi ! Et pour moi, rien !

Pour moi, pas d'amour des foules, pas de soldats au port d'armes, pas de pape aimable ! Et pourtant j'adorerais qu'on me présente les armes, moi saluant avec bienveillance, et ensuite aller converser avec le pape, amicalement quoique avec un certain respect. Qu'a-t-il fait, ce roi, pour tant de bonheurs en sa vie? Il est né, c'est tout !

Eh bien, ne suis-je pas né aussi, et plus que lui riche en joies, 288

désespoirs, sublimités du cœur et grandeurs de cervelle? Et après, c'est le dîner somptueux chez le pape en l'honneur du roi, mille bougies allumées, et saumon fumé à discrétion! Mais pour moi, pauvre Mange-clous, des cafards dans ma cave et si j'ai faim, des pommes de terre tout en lisant à chaudes larmes le menu de la réception ! Et à la fin du dîner, le roi s'étant rempli de saumon fumé, la partie du haut étant meilleure parce que moins salée, le pape lui caresse paternellement la joue, lui demande s'il n'aimerait pas encore un peu de saumon ou de ce gâteau au chocolat tellement crémeux, et puis il lui donne la grand-croix d'une décoration, comme si ce chanceux n'en avait pas déjà assez, ce chanceux né d'un germe pareil au mien ! Et les jouets magnifiques pour les enfants du roi, pourtant tellement moins intelligents que mes trois mignons qui ne reçoivent rien du pape, eux, même pas une pistache salée ! Et le pape reconduit le roi jusqu'à la porte avec considération et embrassades ! Si je vais voir le pape, est-ce qu'il me reconduira, est-ce qu'il m'embrassera? Ne suis-je point homme pourtant, né d'une femme, comme le roi? Voyez mes larmes, délicieux Effendi, constatez-les pendant qu'elles y sont et avant qu'elles ne s'évaporent, séchées par les pommettes qu'enflamme un mal qui ne pardonne point ! La conclusion de mon discours, seigneur chéri, est en conséquence de vous supplier de me confier une mission de la Société des Nations, laquelle me faisant enfin sortir de l'obscurité, mettra un point final à l'injustice de ma vie, car être un grand homme n'est rien si on ne peut le paraître, et subsidiairement me permettra de fermer le bec à Saltiel lorsqu'il reviendra de Lausanne, criant avec des cris de mouette à tous les points cardinaux son titre de chargé de mission ou même d'affaires, ce que je ne saurais raisonnablement supporter! Oh, vous souriez, Altesse ! Oh, je sens que vous fléchissez ! Oh, soyez béni !

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En effet, il souriait à Mangeclous, un des siens, un de son peuple, et il l'aimait, et il le revendiquait, et il s'en glorifiait autant que des grands et des nobles de sa race, sublimes et innombrables le long des siècles, porteurs de mission. De son peuple, il aimait tout, voulait aimer tout, les travers et les beautés, les minables et les princes. Tel est l'amour. Peut-être était-il le seul en ce monde à aimer son peuple, d'un véritable amour l'aimer, l'amour aux tristes yeux qui savent. Oui, montrer ce minable à la fille des Gentils, afin qu'elle sût d'où il sortait, lui. Il tendit la lettre à Mangeclous qui s'en empara aussitôt. Désormais en position de force, la lettre en sécurité dans ses basques, l'escogriffe s'assit, croisa financièrement ses jambes et prit un ton changé et tout pratique.

— Il nous reste le côté matériel à régler, si vous voulez bien, chère et amicale Excellence. Oui, la petite question des frais de représentation afin de vous faire honneur, à savoir frais de voitures, chapeau claque mieux adapté à la circonstance, chaussettes de soie, provision pour coupe de cheveux.

— Vous n'avez plus de cheveux, Mangeclous.

— Si fait, Excellence, il m'en reste quelques-uns très fins, et visibles si l'on s'approche ! Donc, friction chez le coiffeur, shampooing de la barbe, manucure, parfum coûteux dans le but d'exhalaisons diplomatiques, cravates multiples afín que je puisse choisir la meilleure après étalement sur mon lit, perfectionnements vestimentaires divers, bref quelques dandysmes !

À votre bonne volonté, Excellence, car j'aurai beaucoup de dépenses.

— ô bey des menteurs, ô imposteur, tu sais bien que tu n'en auras aucune, dit Solal.

— Cher seigneur, commença Mangeclous après une quinte de toux destinée à trouver une repartie, votre perspicacité a transfixé ma toux dans son cartilage et, muet de honte, j'avoue avec humilité ! En

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effet, je n'aurai point de dépenses ! En conséquence, tout en vous remerciant d'un tutoiement inattendu et de bon augure, j'attends dans le repentir non plus des frais de représentation innocemment mensongers mais quelque don charmant d'une paume généreuse, l'affection devant répondre à l'affection!

sourit-il, irrésistible, ravissant et soudain féminin, et lançant de trois doigts un baiser au seigneur. Merci, et soyez béni, dit-il en s'cmparant du billet de banque. Belle, la jeune dame ?

ajouta-t-il avec un sourire de paternité attendrie, pour finir sur une note d'intimité.

— Comment sais-tu qu'elle est jeune?

— Connaissance du cœur humain, cher seigneur, et sensibilité frémissante. Belle, Excellence?

— Terriblement. Cette lettre, c'est pour la regarder une dernière fois. Après, fini.

— J'ose ne pas vous croire, Altesse, répliqua finement Mangeclous qui s'inclina et sortit en s'éventant avec le billet de banque.

Dehors, la précieuse lettre à la main, il combina d'économiser un taxi pour aller à Cologny. Une bonne idée serait d'arrêter la première automobile qui passerait, d'expliquer qu'il avait oublié son porte-monnaie et qu'il devait d'urgence aller voir un beau-frère qu'il aimait comme un frère, et qu'on était en train d'opérer en ce moment dans une clinique de Cologny, ablation d'un rein !

Non, en somme, le gain ne serait pas suffisant. Et d'ailleurs, quel besoin de gains? Le billet du seigneur était de mille francs et il lui restait encore divers louis d'or. Donc, prendre un de ces taxis, là-bas, et en avant vers ce Cologny ! Mais passer d'abord à l'hôtel pour y reprendre la raquette de tennis et la canne de golf qui feraient bonne impression sur la jeune dame.

Et puis changer de couvre-chef, mettre le haut-de-forme noir qui ferait plus protocolaire. Parfait. Il alla, sifflotant, haut-de-forme

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gris de côté et canne virevoltante, maître de lui comme de l'univers, chargé de mission.

Au coin d'une rue, assis sur un pliant contre le mur d'un garage, un aveugle jouait maladivement de l'accordéon pour personne.

Mangeclous s'arrêta, fouilla dans sa poche, jeta un louis dans la sébile que le caniche du mendiant tenait dans sa gueule, s'éloigna, s'arrêta de nouveau, interrogea son nez, fit demi-tour, déposa le billet de banque, caressa le chien. Puis, pressé d'être un plénipotentiaire, il courut, lavallière flottante, vers la station de taxis. Mais pourquoi diable tous ces imbéciles le regardaient-ils avec tant de curiosité? N'avaient-ils jamais vu un frac?

Belle Du Seigneur
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