XCIV

— Nous avons dîné dans notre salle à manger pour vingt-quatre personnes maintenant nous voilà installés dans notre inutile grand salon assis dans des mousses au chocolat désespérantes de confort, je fais semblant de lire pour n'avoir pas à parler à la pauvrette qui recoud un tas d'ourlets que j'ai défaits en douce pour lui donner une occupation elle m'a dit que ça va lui prendre longtemps peut-être deux heures parce que des fils à enlever d'abord et après elle veut faire un travail soigné pauvre chérie elle a dit des petits points très réguliers qui ne se voient pas et que ça ne bâille pas très bien chérie faites un travail parfait la pauvre elle doit être assez godiche en couture enfin elle a un but de vie en ce moment, défense de s'arrêter de faire semblant de lire sous peine de conversation espérons que pas de récital de borbo-rygmes ce soir, pardon chérie mais tout de même reconnais queje fais de mon mieux depuis mon retour de Paris, si sympathique l'autre soir quand je suis entré chez elle pour lui dire bonne nuit elle était en train de lire j'ai dit allons il faut dormir maintenant elle a fermé tout de suite son livre elle a dit un oui qui m'a percé le cœur un oui d'ange un sage petit oui d'enfance bouleversant si docile j'ai fondu d'amour fondu de cette pitié qui est amour, mon enfant Ariane 971

qui pleure si fort quand je me fâche ses gros chagrins ses paupières enflées de tant pleurer son nez grossi de tant se moucher mais si je lui dis queje regrette elle me pardonne tout de suite dépourvue de fiel et un peu plus tard je l'entends qui chante dans sa chambre fini le gros chagrin, cette pitié qui me vient pour mon enfant si vite revenue à l'espoir si prête à du bonheur, chérie ton organe me fait peur m'a fait peur quand nue tu t'es penchée pour ramasser, ce matin tu es sortie pour des courses alors seul à la maison j'ai baisé ton joli blazer gris il était pendu dans le hall plusieurs fois je l'ai baisé j'ai baisé même la doublure, je vais tout te dire sans danger de perte de prestige puisque tu ne m'entends pas hélas oui il faut que j'aie du prestige pour que tu sois fière de m'aimer mais une fois tout de même je t'avouerai peut-être la cave Silberstein, je voulais rester longtemps avec eux mais ils m'ont demandé de les sauver alors je suis parti le quatrième jour j'ai échoué dans les capitales échoué à Londres échoué à Washington échoué devant le Conseil de leur Essdéenne quand j'ai demandé aux importants bouffons d'accueillir mes Juifs allemands de se les répartir, ils ont dit que mon projet était uto-pique que si on les acceptait tous il y aurait une montée d'antisémitisme dans les pays d'accueil bref c'est par horreur de l'antisémitisme qu'ils les ont abandonnés à leurs bourreaux, alors je les ai mis en accusation eux et leur amour du prochain ô grand Christ trahi alors scandale et bref chassé ignominieusement comme a dit la Forbes renvoi sans préavis pour conduite préjudiciable aux intérêts de la Société des Nations a précisé la lettre du vieux Cheyne ensuite le décret annulant ma naturalisation pour cause d'irrégularités et voilà il y a quelques jours mon idiote tentative de faire révoquer le décret l'échec et alors le piteux réconfort de ses photos, pauvre malheureuse combinant la prochaine pose oui encore celle-là elle lui

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plaira moi nue devant la glace ainsi il me verra des deux côtés la main gauche levée appuyée sur la glace et la main droite passée entre les comme pour saisir oui il aimera, pauvre malheureuse se mettant devant le déclencheur automatique prenant vite la lamentable pose, ensuite la décision de retourner vers elle chercher les consolations de nos pauvres corps mais soudain un espoir oui aller d'abord à Genève, convaincre le bouffon général de me reprendre, ma couseuse tranquille lève tes yeux regarde l'imbécile Solal à Genève qui prépare une lettre pour la remettre au vieux Cheyne quand il ira le voir une lettre de vingt pages où il raconte son malheur notre pauvre vie une longue lettre à lui faire lire devant moi, une lettre parce que peur d'oublier des arguments si je lui parle une lettre parce que triste et pas sûr de savoir bien lui parler le convaincre l'apitoyer tandis qu'une lettre on peut la soigner, chérie regarde ton pauvre croyant qui a passé des jours à préparer l'importante considérable grave lettre sept jours sept nuits à chercher des arguments émouvants à écrire des brouillons toujours recommencés ensuite à taper la lettre à la machine une machine achetée exprès une Royal l'imbécile tapant avec deux doigts enfermé à clef dans la chambre d'hôtel préparant son pauvre grand coup oui une lettre dactylographiée pour que le vieux puisse lire facilement bien comprendre être dans de bonnes dispositions avoir pitié oui une lettre tapée avec deux doigts devant une glace pour la compagnie pour que la glace tienne compagnie à l'homme seul au déraciné au Juif oui une lettre tapée par un triste transpirant ne sachant pas dactylographier parfois levant la tête et se regardant dans la glace en face et ayant pitié de ce pauvre, oui chérie avec deux doigts pourtant si bien tapée sans fautes de frappe quand je faisais des fautes de frappe je gommais comme les dactylos avec une gomme spéciale ronde mince elle m'a tenu compagnie pen-973

dant sept jours cette gomme je la regardais en réfléchissant elle était ma complice elle m'aidait à me sauver je l'aimais je sais par cœur ce qu'il y avait gravé dessus Weldon Roberts Eraser je gommais délicatement pour ne pas abîmer salir le beau papier oui faire une lettre de belle présentation dactylographique pour mettre Cheyne dans de bonnes dispositions les impondérables comptent disent les malchanceux à force de soin d'application j'étais devenu un dactylographe hors ligne bref mettre tous les atouts dans mon jeu lui plaire par une lettre de fond émouvant de forme impeccable oui la rumination de malheur abêtit, et voilà un soir à sept heures ma visite à la villa du Cheyne moi si bien rasé honteux entré presque de forceje lui ai tendu la lettre de forme impeccable il a lu du bout des yeux la lettre de fond émouvant il Ta lue en tournant les pages si vite j'en avais mal au foie juif congestionné, oui chérie en quatre cinq minutes il a lu la lettre qui m'a coûté des jours et des nuits il me l'a rendue en la tenant entre le pouce et l'index comme si elle était sale ma belle lettre si belle si bien tapée avec deux doigts il a dit qu'il ne pouvait rien pour moi, alors écoute alors l'idiot a sorti de sa poche une autre lettre une lettre brève préparée pour le cas de défaite une lettre de repli où le fou de solitude a osé proposer au vieux tout l'argent qui lui restait pauvre crétin précisant le montant en dollars oui tout mon argent si le vieux acceptait de me nommer à un poste n'importe quel poste même subalterne mais en être mais sortir de la lèpre et voilà le crétin a été renvoyé avec indignation par le Cheyne multimillionnaire en livres sterling et incorruptible, dehors j'ai marché dans les rues traînant mon malheur désirant l'oncle Saltiel oh le revoir vivre avec lui mais non impossible il serait si malheureux de me voir déchu je ne peux pas le faire souffrir m'arrêtant devant le lac déchirant les deux lettres mes deux belles inventions 974

mes grandes espérances les jetant dans le lac les regardant emportées par le courant, les rues les rues les rues pensant à te débarrasser de moi à te laisser tous mes dollars les déposer pour toi dans une banque moi allant vivre dans la cave avec eux, j'étais fatigué je n'avais rien mangé penché sur ma machine à écrire alors je suis entré dans un petit café je t'ai parlé devant le café crème et les croissants avec des larmes je t'ai parlé tout bas pleurant le malheur que je t'ai apporté notre amour dans la solitude amour chimiquement pur, à la table de gauche le vieux ne s'est pas aperçu que je pleurais un petit vieux avec un nez de petites groseilles il buvait du vin blanc puis le camelot tragique est entré il a crié la Tribune il a crié tragique important affairé faisant tinter de la monnaie dans sa poche il a crié édition spéciale dévaluation du franc suisse alors émotion ils ont tous acheté le journal, les trois qui sont venus à la table du vieux bourgeonné puis les autres ils se sont mis à commenter la dévaluation les uns pour les autres contre, je me suis rapproché l'apatride s'est rapproché j'ai soutenu avec feu que la dévaluation était le salut pour notre pays le vieux m'a approuvé il a dit parfaitement tous les bons citoyens doivent penser comme monsieur il m'a serré la main après ils sont tous partis pressés d'aller annoncer la nouvelle chez eux je suis sorti aussi dans la rue j'ai reconnu le vieux déjà loin j'ai couru pour le rattraper mais quand je suis arrivé tout près j'ai ralenti par honte pour qu'il ne s'aperçoive pas que j'avais besoin de lui besoin d'une compagnie d'une fraternité, on a encore parlé de la dévaluation il m'a dit qu'il y perdrait que le coût de la vie allait monter mais tant pis l'intérêt général avant tout moi j'ai redit ce qui importe c'est le salut de notre pays c'était bon de dire notre pays il s'est présenté Sallaz instituteur retraité moi gêné de dire mon nom j'ai enchaîné j'ai parlé de notre chère patrie suisse le vieux charmé m'a

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proposé de prendre quelque chose il a dit c'est moi qui offre un pour tous tous pour un, nous sommes entrés dans une brasserie nous nous sommes assis près d'un gros mari et sa grosse épouse dépliant leurs serviettes à l'arrivée des hors-d'œuvre riches se calant dans leurs chaises avec un contentement distingué et de gourmandise près d'être satisfaite ils se souriaient avec une amabilité insolite, le vieux et moi nous avons choqué nos verres il m'a interrogé j'ai dit que j'étais consul de Suisse à Athènes j'ai décrit le consulat le drapeau suisse arboré au balcon les jours de fête ah voyez-vous monsieur Sallaz quand on est loin du pays c'est bon de voir flotter l'emblème de la patrie il m'a demandé si le consul de Suisse était aussi bien vu que les consuls des grands pays je lui ai dit mieux vu parce que nous sommes honnêtes nous on le sait et on nous respecte il a eu un petit rire rengorgé il a dit ah nom d'un chien nous les Suisses on n'est pas des brigands comme tous ces Balkaniques alors j'ai renchéri j'ai dit chez nous en Suisse on ne fraude pas le fisc il m'a offert un cigare noir dangereux je l'ai fumé jusqu'au bout pour l'amour de la Suisse, sans indiscrétion comment vous appelez-vous monsieur le consul du moment qu'on a trinqué ensemble je crois qu'on peut demander ça je m'appelle Motta est-ce que vous seriez un parent de monsieur le conseiller fédéral Motta je suis son neveu alors il m'a regardé avec un respect une tendresse qui m'ont fait mal il a fini son demi de blanc eh bien vous pouvez être fier de votre oncle c'est quelqu'un monsieur le conseiller fédéral Motta c'est un grand Tessinois et un grand Suisse le chef de notre diplomatie comme on dit ah il en faudrait beaucoup des comme ça chez nous c'est vrai que vous avez un air de ressemblance, il a proposé un autre demi de blanc pour l'amitié on a bu j'ai exalté les libres institutions helvétiques leur stabilité leur sagesse les monts indépendants le Ranz des

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Vaches, savez-vous monsieur Sallaz que Louis XIV avait interdit de chanter le Ranz en France sous peine d'emprisonnement à perpétuité oui monsieur Sallaz lorsque nos soldats au service du roi entendaient le Ranz des Vaches ils désertaient si grand est notre amour pour notre patrie si grande notre nostalgie de nos montagnes de nos chers alpages, je ne plaisantais pas j'étais ému j'ai pensé à toi ma chérie quand tu chantes tout bas dans le secret de ta chambre un chant de tes montagnes, alors le vieux a entonné le Ranz des Vaches j'ai chanté avec lui des consommateurs nous ont imités après nous avons chanté le Cantique suisse à toi patrie Suisse chérie le sang la vie de tes enfants, ensuite Sallaz s'est levé en flageolant il a annoncé aux consommateurs que son ami était le neveu de monsieur le conseiller fédéral Motta chef du Département politique alors plusieurs sont venus me serrer la main on a crié vive Motta j'ai remercié j'ai connu la tendresse de semblables oui des larmes dans les yeux du descendant d' Aaron frère de Moïse, à propos monsieur Motta est-ce que vous me feriez le plaisir et l'honneur de venir demain soir chez moi manger la fondue en famille j'ai accepté il m'a donné son adresse on s'est quittés ravi d'avoir fait votre connaissance monsieur le consul alors bonne conservation et à demain soir mais je savais bien que je n'irais pas trop douloureux de manger en famille par abus de confiance, peur de rentrer à l'hôtel peur de m'y trouver alors dans un autre café ils ont parlé aussi de la dévaluation je me suis assis près d'eux le béret basque sec avec de la couperose a dit c'est les Juifs qui ont voulu la dévaluation et puis tous ces grands magasins ces prix uniques c'est tout youpin et compagnie ça ruine le petit commerce ils mangent notre pain après tout on leur a pas demandé de venir chez nous à mon idée on devrait les traiter un peu comme en Allemagne vous voyez ce que je veux dire mais

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quand même sans exagérer parce que quand même il y a une question d'humanité, un petit enfant comment me réjouir en le voyant sourire je suis hanté par l'adulte qu'il sera adulte à canines rusé affreusement social haïsseur de Juifs lui aussi, silencieuse discrète elle ne demande rien heureuse de coudre pour moi je t'aime j'aime tes gaucheries tes gestes enfantins, Proust cette perversité de tremper une madeleine dans du tilleul ces deux goûts douceâtres le goût épouvantable de la madeleine mêlé au goût pire du tilleul féminité perverse qui me le donne autant que ses hystériques flatteries à la Noailles en réalité il ne l'admirait pas ne pouvait pas l'admirer il la flattait pour des motifs sociaux non pas le lui dire ça la peinerait elle aime la petite phrase de Vinteuil les clochers de Mar-tinville la Vivonne les aubépines de Méséglise et autres exquiseries, Laure Laure Laure Laure dans ce chalet cette pension à la montagne les enfants avaient vite fait connaissance avec moi m'avaient adopté je jouais avec eux au bout de quelques jours elle avait décidé de m'appeler mon oncle belle si belle elle avait quatorze ans non treize ses seins déjà ses hanches déjà oh si belle si belle si femme déjà avec la grâce d'enfance, quand nous avons dû descendre par cet éboulis de la chute des troncs je lui ai demandé si elle avait peur oh non avec vous je n'ai jamais peur mais tenez-moi fort je l'ai serrée contre moi et alors elle a dit oui oh oui et dans ses yeux levés vers moi l'amour tout l'amour, le lendemain elle m'a tutoyé elle m'a dit tout à coup tu sais je t'aime plus que on aime un oncle en général, ô Laure de treize ans les jeux avec elle on jouait à nous basculer sur une planche en équilibre pour être en face l'un de l'autre pour pouvoir nous regarder l'un l'autre longtemps sans que les autres se doutent mais nous ne nous avouions rien l'un à l'autre sur la planche qui montait descendait nous nous regardions l'un l'autre sans parler sans sourire muets

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d'amour sérieux d'amour je la trouvais belle elle me trouvait beau nous nous regardions breuvage l'un de l'autre mais quel plaisir trouvez-vous à vous balancer ainsi depuis plus d'une heure nous a demandé sa mère et quand sa mère est partie nous avons recommencé à nous regarder elle et moi si sérieux, avec les autres enfants nous jouions au traîneau sibérien pour pouvoir nous prendre la main sous la couverture du traîneau, nous nous aimions mais nous ne nous le disions pas nous étions purs presque purs, l'après-midi elle venait me demander de jouer à les attraper elle son petit frère et son amie Isabelle venue passer une semaine avec elle à ce chalet, Laure ô Laure elle aimait être attrapée par moi elle poussait des cris de peur quand je la saisissais essoufflée contre moi une fois elle avait murmuré c'est affreux comme c'est bon, le soir où elle avait boudé parce que l'après-midi j'avais trop attrapé Isabelle oh son regard lorsque, le soir où nous étions en retard elle et moi pour rentrer il faisait nuit dans la forêt elle m'a dit tiens-moi j'ai peur je l'ai tenue par la taille mais elle a ôté ma main de sa taille elle a posé ma main sur son sein elle a appuyé fort ma main sur son sein elle a aspiré avec un petit bruit de salive, tous les soirs après le dîner quand elle et son petit frère allaient dire bonsoir aux grandes personnes avant de se coucher le baiser de Laure à tous à tous pour sauver les apparences à moi en dernier sur la joue à peine si convenablement les yeux baissés avec un peu de peur, ce baiser pur nous l'attendions tellement elle et moi pendant tout le repas nous savions qu'il allait venir ce baiser et nous nous regardions pendant tout le repas les autres ne se doutaient de rien et au moment merveilleux du baiser nous faisions les indifférents j'avais vingt ans elle avait treize ans Laure Laure notre amour d'un été j'avais vingt ans elle avait treize ans après le déjeuner elle venait dis mon oncle jouons à la sieste allons vite au replat

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d'herbe là-haut on dormira ensemble ce sera chic prenons la couverture j'avais vingt ans elle avait treize ans arrivés en haut on s'étendait sur l'herbe sous le grand sapin moi elle et son petit frère son petit frère c'était aussi pour sauver les apparences mais on ne se le disait pas on ne s'avouait jamais rien j'avais vingt ans elle avait treize ans les siestes là-haut il faisait beau il y avait des bourdonnements d'été j'avais vingt ans elle avait treize ans elle voulait toujours la couverture sur nous trois alors en cachette elle prenait ma main fermait ses yeux sur ma main pour dormir feindre de dormir sur ma main ses lèvres brûlantes contre ma main mais immobiles ses lèvres parce qu'elle n'osait pas baiser ma main j'avais vingt ans elle avait treize ans ou bien elle se mettait toute sous la couverture ô les couvertures de notre amour notre grand amour d'un été puis elle posait sa tête sur mon genou censément pour dormir puis elle soulevait sa tête pour me regarder j'avais vingt ans elle avait treize ans et je l'aimais je l'aimais Laure ô Laure ô enfant et femme à la fin des vacances le matin de son départ dans la petite gare du funiculaire pendant que sa mère était au guichet des billets Laure en chaussettes Laure de treize ans m'a dit brusquement je sais pourquoi tu voulais toujours qu'on soit avec les autres qu'on ne soit jamais seuls toi et moi je sais de quoi tu avais peur tu avais peur qu'il y ait des autres choses nous deux moi j'aurais voulu qu'il y ait des autres choses j'aurais voulu qu'on soit seuls ensemble tout un jour toute une nuit adieu Laure de treize ans ô mon amour d'un été mon grand amour ô mon enfance à Céphalo-nie ô la Pâque le premier soir de la Pâque mon seigneur père remplissait la première coupe puis il disait la bénédiction, dans Ton amour pour nous Tu nous as donné cette Fête des Azymes anniversaire de notre délivrance souvenir de la Sortie d'Egypte sois béni Éternel qui sanctifies Israël, j'admirais sa voix après

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c'était l'ablution des mains après c'était le cerfeuil trempé dans le vinaigre après c'était le partage du pain sans levain après c'était la narration mon seigneur père soulevait le plateau il disait voici le pain de misère que nos ancêtres ont mangé dans le pays d'Egypte quiconque a faim vienne manger avec nous que tout nécessiteux vienne célébrer la Pâque avec nous cette année nous sommes ¡ci l'année prochaine dans le pays d'Israël cette année nous sommes esclaves l'année prochaine peuple libre, ensuite parce que j'étais le plus jeune je posais la question prescrite en quoi ce soir est-il différent des autres soirs pourquoi tous les autres soirs mangeons-nous du pain levé et ce soir du pain non levé j'étais ému de poser la question à mon seigneur père alors il découvrait les pains sans levain il commençait l'explication en me regardant et je rougissais de fierté il disait nous avons été esclaves de Pharaon en Egypte et l'Éternel notre Dieu nous en a fait sortir par Sa main puissante et Son bras étendu, mes errances juives solitaires dans les rues de Genève après la défaite Cheyne, d'abord le café de la dévaluation puis la brasserie avec Sallaz puis le café du béret basque question d'humanité puis le troisième café les quatre prolétaires de la table voisine qui avaient fini déjouer aux cartes, c'est dégoûtant quand même s'est écrié le perdant il a jeté les cartes avec une indignation feinte voulue comique pour montrer qu'il s'en fichait d'avoir perdu qu'il était au-dessus de ça ensuite pour faire gai sans rancune il a dit au gagnant tu tombes toujours sur l'as et moi sur le bec de gaz ce qui a provoqué des rires, flatté il a continué il a dit au gagnant tu as raté ta vocation tu aurais dû te faire croupier, ou croupion a répliqué le gagnant et de nouveau gros rires de la classe travailleuse, bien sûr a dit le plus vieux on est contents de gagner ça c'est la nature humaine mais alors si on perd on est pas de ceux qui ronchonnent, yes a dit le perdant il a sorti 981

calmement sa dette de jeu il l'a remise au gagnant il a dit oh il faut jamais se frapper il l'a dit d'un air sérieux naturel pour montrer qu'il ne dissimulait pas de chagrin le quatrième un rouquinet a dit au gagnant on va téléphoner à la banque pour qu'on vienne chercher ton argent avec une camionnette mais personne n'a ri parce que c'était un timide qui a dit sa plaisanterie sans l'assurance des forts, après je suis sorti je suis entré dans le petit café chantant je suis entré à cause de son nom le Tant Pis le petit rideau s'est levé sur la petite estrade Damien est apparu Damicn diseur à voix sur le programme pauvre Damien bedonnant grosse moustache teinte les yeux faits frac trop étroit une châtelaine hors de la poche du gilet blanc digne Damien décoré de la croix de guerre il s'est savonné à sec les grosses mains rouges par élégante contenance en attendant la fin de la ritournelle puis il a chanté s'attachant à bien articuler pauvre raté consciencieux besogneux à bain de pieds hebdomadaire il a chanté une chanson sociale contre les riches qui reçoivent fastueusement, alors il a fait une bouche mondaine en cul de poule, mais pas un morceau de pain pour mes pauvres petits, alors il a mis des mains baguées désespérées aux tempes, pour nourrir mes enfants adorés j'ai cambriolé, alors il a agité des doigts bagués élégamment voleurs, la chanson finie il s'est savonné de nouveau les mains pendant que le petit orchestre introduisait la chanson suivante encore une revendication sociale le fils du riche industriel séducteur de l'honnête petite ouvrière, l'enveloppant de caresses, alors Damien s'est caressé les fesses, grisée d'amour, alors les doigts boudins de Damien se sont élevés en fumée, la pauvrette perdant la tête, alors il a mis la main à son front a fermé les yeux, ça a fini par pitié pour les filles mères pitié pour les filles perdues, oui chérie ton oui ton me fait peur, ensuite une énorme chanteuse réaliste beaucoup de blanc gras sur ses

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mains elle est arrivée en riant pour faire délurée elle a regardé l'assistance avec un grand sourire pour faire la sûre de son public pour en prendre possession elle a annoncé d'un air vainqueur le titre de sa chanson la cigarette valse dédiée aux fumeurs puis elle a dit chef au pianiste pour l'inviter à commencer, le dernier couplet consacré à la cigarette roulée par le condamné à mort et à la douleur de sa pauvre mère, écoute Israël l'Éternel est notre Dieu l'Éternel est Un, ô Dieu mon amour comme Tu me manques, si je t'oublie Jérusalem que ma droite m'oublie, après il y a eu Yamina danseuse orientale le filet recouvrant les seins était pour les empêcher de tomber et non pour les cacher j'étais triste je pensais à toi dans la salle les deux copines de Yamina ont applaudi avec de grands gestes mais en s'arrangeant pour que le battement des mains soit silencieux, pendant l'entracte Yamina a bu un verre avec la chanteuse réaliste elle lui a dit je payerai ce qu'il faut pour avoir une danse vraiment originale avec costume grandes plumes d'autruche et tout tu comprends ce qui ferait le succès c'est qu'on est blonds tous les deux moi et Marcel, après les rues encore les rues puis la honte d'entrer, la salle des consommations en bas les quatre malheureuses en chemise assises se sont levées non je veux rester seul je leur ai donné de l'argent j'ai bu l'alcool du nègre deux autres près de ma table assises sur les genoux des deux soldats la vieille a fait l'espiègle pour faire jeune a tiré la langue à son soldat lui a pincé l'oreille, non ça c'est le prix de la passe ça a rien à voir avec le petit cadeau les dames sont à la générosité du client faut vous rendre compte que nous avons que ce que les messieurs nous donnent vous voulez pas faire un chiffre rond allez soyez gentils et après nous serons tout à l'amour nous sommes deux amies bien cochonnes vous verrez, à Genève la lettre qu'elle m'a lue pour m'amuser une lettre que son mari Deume avait reçue

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de sa mère elle a osé me la lire, lorsqu'il s'agit de plaire à l'aimé elles sont capables de tout, une lettre racontant un petit Adhémar van Offel demandant à sa tante si Dieu aime les domestiques me raconter Adhémar avec sa tante non m'en inspirer seulement ce sera une scène entre la comtesse de Surville et son fils Patrice par une belle matinée d'été dans le grand salon rouge et or du château ancestral un bel enfant de neuf ans songeait près de sa mère chastement penchée sur son ouvrage pris d'une décision subite il s'approcha d'elle sur la pointe des pieds tendre mère dites-moi Dieu aime-t-il les domestiques autant que nous qui sommes de la bonne société madame de Surville plongea son visage idéal entre ses mains resta longtemps à réfléchir en silence tandis que l'enfant aux boucles blondes agenouillé tout frémissant fîxait sur sa mère borgne un regard rayonnant sortie enfin de sa longue méditation la comtesse lui tendit les mains oui mon enfant Dieu aime les domestiques autant que nous répondit-elle avec simplicité étrangement pâle les paupières baissées, le coup était rude le noble enfant le supporta sans broncher mais alors qu'il essayait de sourire à sa mère on pouvait voir de grosses larmes couler le long de ses joues incarnadines, sur quoi la comtesse le serra dans ses bras enfant enfant lui dit-elle vous êtes à l'orée de la vie vous aurez maintes dures révélations mais je suis sûre que vous saurez y faire face avec courage en homme en patriote en croyant en digne fils de votre cher père mort au champ d'honneur, oui bonne mère répondit le petit Patrice en donnant soudain libre cours à son désespoir tout secoué de sanglots convulsifs je vous remercie ajouta-t-il de m'avoir assez estimé pour me dire la vérité et m'excuse mère chérie d'avoir laissé paraître si peu soit-il l'émotion cruelle qui m'a saisi à vos paroles avouez chère mère que les voies du Seigneur sont insondables, cher enfant repartit madame de Surville

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je vous le concède sans difficulté car les classes inférieures sont parfois bien décevantes si dépourvues qu'elles sont de spiritualité et d'effluves, je vous le concède à mon tour répondit vivement l'enfant blond j'ajouterai même que le matérialisme des milieux simples a souvent choqué ma délicatesse native le prince de Galles étant mon idéal ainsi que le maréchal Foch et que c'est en ayant recours à la prière que j'ai pu surmonter ma révolte j'ai d'ailleurs de qui tenir conclut-il finement en regardant sa chère mère qui rougit un peu, il y eut alors un long silence pendant lequel mère et fils semblèrent prendre des forces nouvelles dans une intense concentration le petit Patrice les yeux au ciel semblant écouter un chœur céleste dans lequel jl lui paraissait par moments déceler la voix de Bon-Papa également mort au champ d'honneur, ayant rajusté ses boucles blondes il demanda enfin à sa mère la permission de reprendre la parole et attendit avec un sourire délicat et une timidité de bon aloi, interrompue dans ses pieuses pensées madame de Surville tressaillit porta convulsivement sa main à son cœur en poussant un gracieux cri étouffé puis acquiesça de son doux visage encadré d'anglaises, aimable mère une question encore plus grave me tourmente, serait-ce le Malin qui me la souffle à l'oreille, croyez-vous vraiment que Dieu puisse aimer aussi les naturalisés les Français de fraîche date demanda l'enfant dont le cœur battait si fort qu'il pensa défaillir, la comtesse de Sur-ville se recueillit un moment puis regarda son fils de son seul œil valide mais lumineux prions dit-elle simplement, après avoir fait longuement monter son âme à Dieu et en ayant reçu réponse elle se leva brusquement avec une telle violence que ses cheveux se dénouèrent et que sa jupe se détacha et tomba à terre la découvrant en cache-corset et pantalons festonnés un peu longs, oui s'écria-t-elle fougueusement les joues en feu oui Il aime les naturalisés et même les grévistes leurs

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chefs et leurs meneurs tous venus de l'étranger II aime aussi les gens sans feu ni lieu les apatrides et même les Israélites les gens des camps de concentration, à ces mots Patrice vint d'un bond se jeter aux genoux de sa mère dont il baisa furieusement la main, vous êtes une sainte chère maman cria-t-il, esprit juif destructeur disent-ils mais qu'y puis-je si de Lucifer l'ange porteur de lumière ils ont fait le diable et qu'y puis-je si en longue simarre les pieds nus et la lance à la main la lance où perchent la chouette de lune et tous les oiseaux de connaissance et d'émoi qu'y puis-je si l'œil gauche un peu fermé mais l'autre grand ouvert et visionnaire qu'y puis-je si je vois et connais, esprit destructeur disent-ils mais qu'y puis-je si leurs danses dans les bals sont des coïts en mineur les jeunes femelles ils se les appliquent et les mères regardent attendries plaisir pur de la danse disent-ils mais alors pourquoi toujours sexe mâle contre sexe femelle plaisir moral ajoutent-ils car on se frotte au bénéfice des chers pauvres qui n'en deviennent pas millionnaires et les épouses rentrent avec les époux après s'être collées contre divers étrangers avec lesquels dûment frottées elles ont parlé de sujets élevés, tout est bien et elles n'ont pas honte c'est un bal trois lettres suffisent à rassurer ô puanteur parfumée, esprit destructeur disent-ils mais qu'y puis-je si à la force qui est pouvoir de tuer ils ont associé une auréole de grandeur et de beauté, ô le respect babouin de la force respect témoigné entre autres par leur passion du sport par le vouvoiement qui est hommage proprement babouin vouvoyer revenant à dire au puissant tu es plusieurs tu es fort comme plusieurs tu es dangereux comme plusieurs tandis que moi je ne suis qu'un devant toi qui es nombreux et peux m'assommer et c'est pourquoi je m'incline, et les courbettes les révérences les saluts profonds des inférieurs devant les supérieurs qu'est-ce sinon un succédané et un reste de

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l'hommage babouin qui est posture féminine à quatre pattes devant le fort, esprit destructeur disent-ils mais qu'y puis-je si leurs grands hommes d'État admirés je les ai vus et jugés, ô pitoyable vie des politiques plaire aux foules crétines les faire rire de temps à autre pour leur être sympathique serrer des mains sales composer avec des salauds se tenir à carreau sans cesse se méfier sans cesse chercher à croître en importance à monter comme disent ces malheureux se fatiguer à des ruses tendre des embûches chercher la disgrâce d'un rival en perdre le sommeil s'intéresser à des disputes entre mortelles nations disputes aussi sordides que disputes familiales et tout cela pour être un important c'est-à-dire un respecté par des ordinaires oh cette soif vulgaire du pouvoir, esprit destructeur disent-ils mais qu'y puis-je si les disciples succèdent sans trop de douleur aux maîtres vénérés, qu'y puis-je si dans une île déserte, ça suffit on connaît l'île déserte et ses résultats, qu'y puis-je si cette épouse remarquable se met du rouge aux lèvres et des bas de soie le lendemain de l'enterrement du mari bien-aimé et elle se remariera ce qui est épouvantable, qu'y puis-je si séduite pour d'animales raisons cette pauvrette a abandonné son Deume qui était bon, qu'y puis-je si les hommes ne sont pas bons et m'empêchent de les aimer, qu'y puis-je si ces singes serviles méchants veulent entre deux cabrioles sexuelles vite grimper sur l'échelle sociale, soudain une pitié me vient pour les méchancetés les servilités de cette bande de gorilles habillés en hommes mais pleins de canines pauvres petits ils ont peur car ceci est un monde dangereux un monde de nature où il faut dévorer ou flatter les dévoreurs avoir de l'argent des situations des relations des protections leurs méchancetés leurs servilités viennent de leur peur pauvres petits, esprit destructeur disent-ils mais qu'y puis-je si tout est sans raison dans cet univers il n'y a rien dis-je avec la pas-987

sion du croyant qu'y puis-je si je sais la misère des religions magies de peur et d'enfance car ils n'ont pas le courage de voir ne veulent pas voir qu'ils sont seuls qu'ils sont perdus qu'il n'y a rien nul but nulle survie et qu'y puis-je si Dieu n'est pas ce n'est pas ma faute et ce n'est pas faute de L'avoir aimé et attendu, mon Dieu queje nie tout le temps que j'aime tout le temps j'en suis fier affreusement et de longue ancienneté je suis Son prêtre et Son lévite et la soie à franges des synagogues en bouclier sur mon bras je proclame mon Dieu jour après jour malgré ma désespérée incroyance, je Te proclame Étemel Dieu de mes pères Dieu de la terre et Dieu des mers le souffle de Tes narines renversait les monts Ta droite libérait le tonnerre et les grands vents portaient Tes ordres Dieu d'Abraham Dieu d'Isaac Dieu de Jacob Tu donnais l'heureuse vieillesse à Tes patriarches et Tu vivais sous les tentes dépliées au soir dans les vallées Dieu qu'adoraient mes pères au matin parmi l'appel des bœufs des boucs et des chameaux Dieu des tempêtes et Dieu des tourbillons Dieu rancunier Dieu grondeur Tu lançais sur les villes injustes le soufre avec le feu Tu broyais les impurs Tu terrassais les méchants Étemel notre Dieu Tu nous as sortis de la Maison de Servitude Tu as châtié Pharaon de Ta main puissante Tu as fait briller de grands prodiges Tu as écarté la mer comme une femme impure afin que sorte Ton bien-aimé Israël Étemel Dieu de mes pères Tu sacrais par le feu sur les lèvres ces fous hurleurs aux carrefours qui menaçaient debout devant les rois et souffletaient les puissants et rugissaient Tes sentences Rageur d'Israël Dieu de mes pères louangeurs vêtus d'or et de fin lin qui T'offraient les agneaux le froment et le vin, mais qu'y puis-je si je n'ai pas assez d'innocente ruse pour baptiser vérité ce qui me rassure ni assez peur de la mort pour avoir besoin d'un paradis où d'irritantes vieillardes moustachues mais hélas non invisibles 988

quoique spirituelles louent sans arrêt l'Étemel et se balancent aux fils de Sa barbe qu'il secoue de la tête pour s'en débarrasser car II ne peut pas les sentir, mais non me disentils il n'y a plus de paradis ça ne se fait plus c'est dans l'au-delà que vont les âmes à la page, ah oui l'au-delà c'est vrai j'avais oublié, l'au-delà où ne circulent que des invisibilités sans saveur ni odeur sans regards ni sourires souffles tristes et volantes anémies, ah oui la vie éternelle n'est-ce pas c'est-à-

dire que je pourrai regarder paraît-il quand mes yeux seront une coulante morve, ah oui voilà les réalités invisibles qui rappliquent, très commode des réalités qui ont la politesse d'être invisibles, et moi dans tout ça qu'est-ce queje deviens moi, et qu'est-ce que je ferai dans l'au-delà parmi toutes ces invisibilités et chétives bouffées pas très captivantes, moi qui aime tant regarder et entendre regarder avec de vrais yeux tout charnels entendre avec des oreilles visibles et compliquées de trompes d'Eustache, il me semble queje suis dans ces combines d'âme assez oublié moi qui aime aimer de mes aimantes lèvres aimées, et il paraît que dans cet au-delà mes milliards de pensées et d'images et de sentiments oui j'en suis milliardaire vivront en l'air sans le support de mes yeux et des jeux de mon cerveau sous la coque vulnérable de mon crâne bientôt dessoudé, faut croire queje verrai sans yeux et aimerai sans lèvres, oh que tout cela est sauvage et sorcier et infantile, eh quoi parlons sérieusement en hommes et non en matagraboliens, la sexualité n'est-elle pas une rude composante de la personne humaine et de ce que vous appelez l'âme, où est-elle cette composante où son charnel support en vos paradis et que devient-elle en votre au-delà où les anges ne peuvent jamais s'asseoir et pour cause, et vos vasodilata-teurs et vasoconstricteurs ne sont-ils pas condition ou cause de vos émois et affects et qu'est une âme sans affects et qu'est-ce que vivre sans corps, je les entends

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qui s'indignent mais angéliquement et avec beaucoup de pitié pour ce pauvre vulgaire de moi et me parlent d'yeux spirituels et d'oreilles immatérielles, eh bien blindé d'une épaisseur assez fière je dis que je ne marche pas et que des oreilles qui ne sont pas des oreilles c'est marrant et pas fort, vulgaire dites-vous, je le suis avec délices et il n'y a que les vulgaires pour craindre la vulgarité, bref messieurs des oreilles muscades et prestidigitées je ne vous crois pas, oui je sais je suis au courant ces messieurs dames des invisibilités ne parlent pas d'yeux spirituels et d'oreilles immatérielles mais d'un monde extrêmement bien un monde fréquenté uniquement par des trucs surnaturels sans queue ni tête des principes des essences des survolances des perlimpinpins dont le propre et la substance sont de n'être pas, un monde très convenable très chic très bien fréquenté où circulent sans jamais de collisions d'innombrables âmes impalpables petits monstres diaphanes et plénipotentiaires de possédants claqués, un monde très distingué très snob où il n'y a pas à voir ni à entendre mais à spirituellement être, assez j'ai peur d'attraper la lèpre assez de réalités invisibles j'étouffe n'en jetez plus la cour est pleine en est pleine de ces moisissures de la peur de mourir, qu'ils pensent ce qu'ils veulent et surtout que je suis trop mécréant et spirituellement analphabète pour me mouvoir dans de telles finesses, oh je les vois sachant si bien mais ne pouvant expliquer à ma sordidité, parlant de forces et de sources et d'émanations et de fluides et de spirituelles inondations et avec ça Madame faut-il vous les envelopper, parlant d'expériences spirituelles c'est ainsi qu'ils appellent leurs autosuggestions, je les vois pris devant ma matérialité d'un malaise de supériorité d'une hauteur de spiritualité jamais expliquée mais toujours écrasante, de cette spiritualité qui est une supplémentaire bouillotte et un additionnel chauffage central et aussi une morphine et

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aussi un alibi, leur spiritualité qui justifie l'injustice et leur permet de garder bonne conscience et leurs rentes, spiritualité et compte en banque, oui Dieu existe si peu que j'en ai honte pour Lui, mais cette vieille dame m'assure qu'il l'a chauvée et qu'elle est conchtamment inondée par Cha préjenche à quoi bon lui répondre pauvre chérie laissons-la en paix et être heureuse une autre vieille mais barbue et qui a les yeux têtus implacables intimidants de la bêtise m'informe qu'il y a un plan dans la création et donc un auteur du plan et que en conséquence je dois lui payer des droits d'auteur laissons-la tranquille aussi, d'ailleurs en leur tréfonds les hommes ne croient pas en Dieu tous les hommes et même ceux qui croient en Dieu et les religieux en partance pour l'au-delà ont peur de la mort préfèrent de beaucoup l'en-deçà, ô ma gentille couseuse patiente discrète lui raconter mon histoire Rosenfeld pour l'amuser non c'est une histoire rien que pour moi Rosenfeld vous comprenez chérie c'est une histoire pas vraie il n'y a pas de Rosenfeld dans la réalité j'ai honte de cette histoire pas vraie j'en ai des remords mais elle me hante je vais me la raconter en entier avec des détails j'ai bien le temps puisqu'elle en a pour deux heures avec ma robe de chambre que j'ai bien amochée amochée exprès genre traître donc encore plus d'une heure j'ai bien le temps, si donc vous avez invité Rosenfeld invité à regret mais mettons que c'était nécessaire lorsque vous l'avez rencontré l'autre jour pour la première fois si vous l'avez prié de venir prendre le thé à quatre heures il arrivera sûrement à trois heures ou à cinq heures ce chéri-là et en smoking amenant avec lui des membres de sa famille tous inconnus de vous et que naturellement vous n'avez pas invités, maintenant description des ébats de Rosenfeld et compagnie, aussitôt arrivé il juche sur votre piano à queue son Benjamin âgé de six ans revêtu d'un petit complet 991

d'adulte coiffé d'un mignon melon qu'il ne croit pas devoir ôter, debout sur le piano Benjamin se met aussitôt à vous dire des phrases en anglais en espagnol et en russe dont il vous informe que c'est la langue de l'avenir et les Rosenfeld se pâment d'admiration tandis que le père vous surveille vous scrute ne vous lâche pas du regard pour deviner votre impression pour voir si vous admirez aussi, quatre langues déjà je sais dit Benjamin mais je serai encore plus instruit plus tard car les langues ça vous classe un homme et on atteint les positions brillantes avec automobile domestiques mariage avec la fille du patron réception de mariage dans un grand hôtel avec saumon fumé et tous en frac, ensuite sur l'injonction de son père Benjamin toujours debout sur le piano chante une prière hébraïque suivie d'une mélodie populaire suisse d'une danse russe et d'une fable non demandée qu'il annonce en ces termes maintenant je vais vous déclamer la cigale et la fourmi de notre grand poète français La Fontaine, après l'avoir récitée il vous demande qui vous préférez Racine ou Corneille et critique aussitôt votre réponse tandis que ses tantes lisent vos carnets intimes et se tordent sur la naïveté de vos confessions puis comparent les ordonnances de vos médecins et discutent de votre constipation ainsi découverte vous conseillent à ce sujet tandis que la sœur cadette pour montrer son talent et être aussi admirée racle sur le violon qu'elle a apporté à cet effet et que la maigre aînée aux yeux de houille après avoir feuilleté les livres de votre bibliothèque les méprise ouvertement fait un exposé avec un accent roumain sur Rimbaud dont elle déclare qu'il était un jeune Dieu homosexuel ou plutôt un zène Dié homosexiel à votre mère épouvantée tandis que la placide Sarah qui a seize ans des cheveux de cirage et des seins volumineux va de temps à autre prendre un gâteau sur le buffet et les coudes sur la table la joue appuyée contre sa main 992

mastique mollement grosse reine de Saba ce gâteau qu'elle déclare un peu vieux passe ensuite aux sandwiches qu'elle ouvre pour écarter ceux qui contiennent du jambon et qu'elle vous réserve tout en vous chuchotant il ne faut pas que la grand-mère sache qu'il y a du porc parce qu'elle serait fâchée et si vous l'assurez que vous vous êtes bien gardé de servir du porc elle fait un hochement incrédule et conciliant et dit oui oui oui ou plutôt voï voï voï cependant que Rosenfeld soupèse votre étui à cigarettes pour voir si c'est de l'or véritable ou seulement du plaqué évalue vos tapis souffle sur le thé qu'il a vidé dans sa soucoupe pour le refroidir le boit avec des gargouillis convaincus vous dit qu'il n'est pas mauvais mais qu'il serait bien meilleur si vous le serviez avec de la confiture de cerises pour le sucrer cher ami un peu de confiture dans la bouche et tout de suite vite boire il s'exclame sur votre ignorance en matière de thé lève les bras au ciel renverse une potiche chinoise de grande époque dit que ça ne fait rien qu'il ne s'est pas blessé grâce à Dieu et que d'ailleurs cette potiche était mal placée trop près des personnes quelle drôle d'idée et d'ailleurs qui vous dit qu'elle était authentique fausse mon cher croyez-moi il vous raconte à ce propos une histoire ennuyeuse qui le fait rire beaucoup une histoire d'un ministre roumain ami d'un rabbin mais vraiment très ami je vous jure que je perde mes yeux si mensonge je vous dis quelquefois même il allait manger chez le rabbin alors vous voyez il aimait beaucoup kasha tsimess tscholent essig fleisch lok-schen verenikas knaidlach tout ça il aimait le ministre chrétien alors vous voyez, ensuite il vous demande si vous croyez en Dieu et quel loyer vous payez pour cet appartement qu'il déclare de bon goût quoique donnant sur une triste courette, ensuite il vous demande si vous déclarez au fisc tous vos revenus et si vous dites que oui il sourit sceptique dit voï voï voï comme sa

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fille, ensuite il vous demande si vous n'êtes pas un peu antisémite ou plutôt antisimite et il essaye de vous le faire avouer avec des branlements de tête aimables connaisseurs complices gais gentils et il conclut en affirmant que vous devez avoir des polypes dans le nez et des végétations ce qui vous donne cette voix triste et nasillarde qu'il imite en se tordant mais comme il a l'âme tendre il ajoute que vous ne devriez pas tarder à vous faire opérer par un chirurgien dont il vous donne l'adresse attendez cher ami je vais lui parler moi et alors devant vous impuissant dans votre propre salon déclaré sombre et un peu petit mesquin comme il dit dans votre salon jonché des débris de potiches cassées par cette famille trébuchante gesticulante peu douée pour la gymnastique et cependant que les membres jeunes de la tribu lisent coment annotent vos livres Rosenfeld téléphone au chirurgien discute longuement des frais de l'opération qu'il marchande ardemment tout en vous faisant des clins d'oeil copains complices il dit au chirurgien que vous êtes un ami et qu'il doit vous faire des prix d'ami voï voï voï un ami que j'aime beaucoup parce qu'il est bien élevé mais haha pas fort en affaires et pas énergique un peu faible de caractère, sur quoi sa fille aînée vous commente et dit en ricanant que vous êtes un introverti what do you mean introverti s'indigne une cousine venue d'Angleterre extraverti il est lis Jung lis Stekel lis Ranck lis Ferenczi lis Karl Abraham lis Jones lis Adler non c'est un schizophrène crie Benjamin sous l'œil attendri amoureux de Rosenfeld je conseille un traitement par électrochocs préconise d'une voix perçante un jeune Jacob sur quoi son père israélite grec mais de passeport turc lance un regard vainqueur à Rosenfeld cependant que son rejeton âgé de onze ans annonce de la même voix perçante qu'il a l'intention de passer le baccalauréat l'année prochaine vu la haute opinion qu'ont de moi mes professeurs et je

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ferai ensuite de brillantes études de médecine me spécialisant dans la gynécologie qui est de bon rapport à cause des accouchements mais il se peut toutefois que je décide d'entrer dans la diplomatie française ou bien dans la diplomatie turque si papa n'est pas encore naturalisé français sur quoi Rosenfeld peu intéressé par les exploits d'autres que son Benjamin décroche votre téléphone et l'utilise pour quelques conversations au cours desquelles il achète puis revend une auto d'occasion cependant qu'une dispute obscure éclate entre des membres de la tribu qu'une vieille défait ses cheveux et ulule et que le beau-frère de Rosenfeld joue sur votre guitare et qu'un enfant vomit sur votre lit et que sa mère lui prépare à grands cris une tisane et que madame Roscnfcld en robe rose dentifrice ouvre les armoires de votre cuisine s'exclame sur la maigre quantité de provisions et que l'arrière-grand-mère tout en chantant en russe qu'il n'est pas coupable d'aimer confectionne dans la cuisine des gâteaux roumains et vous explique que c'est pour apprendre à votre femme cependant qu'une cousine à tête d'ibis chevelu donne des leçons d'hygiène intime à votre fille et que des collatéraux obscurs goûtent aux fortifiants de votre armoire à pharmacie ou essayent votre lotion d'après rasage et qu'un bambin crépu surgit dans le salon en glapissant que la compagnie du gaz vous vole car le compteur qu'il vient de vérifier dans la cave est sûrement truqué et qu'un aïeul vous vante l'Ancien Testament en un langage sortant de sa barbe aussi longue que le pardessus fourré qu'il a tenu à garder et que diverses dames en bijoux et souliers à la main circulent sans chaussures en bas de soie moites et font des mouvements avec leurs orteils pour se reposer les pieds et se plaignent de cette chaleur qui gonfle leurs petits pieds gras et fatigués et une d'elles vous dit que c'est curieux que vous ayez choisi une maison aussi loin du métro mais évidemment c'est moins cher dans

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un quartier aussi désert et peut-être que vos moyens ne vous permettent pas un meilleur quartier ne dis pas des bêtises s'écrie Rosenfeld surgi il a des moyens plus que tu ne crois ne t'inquiète pas et peut-être plus que moi je me renseignerai par un de mes amis qui est dans la banque en tout cas ne t'inquiète pas il est riche mais il est discret moi j'aime beaucoup la discrétion et il vous tape sur le dos si fort qu'il vous fait tousser cependant qu'en robes de bal vertes et jaunes des jeunes filles dont il vous a dit à l'oreille et à toutes fins utiles les respectives dots mangent bruyamment les successives fournées d'huileux gâteaux roumains apportées de la cuisine par l'arrière-grand-mère transpirante épanouie et par des cousins muets mais frisés cependant qu'un nonagénaire s'évente en riant tout seul à une ténébreuse plaisanterie du Talmud et qu'un gnome ridé quoique jeune vous raconte à toute vapeur d'incompréhensibles histoires juives dont il meurt tout seul de rire tandis que cette foule boit bruyamment vous complimente sur votre bonne éducation mais critique votre installation sanitaire et en particulier la chasse d'eau mange la bouche ouverte les lèvres grasses parle en mangeant chacun ne parlant que de lui et sachant tout avec scepticisme et supériorité tandis qu'un tout petit centenaire futé à tête de cabri et calot rabbinique enfermé dans votre salle de bains depuis son arrivée y utilise votre exerciseur élastique Sandow pour se faire du bien et des muscles aux frais du Gentil dont il a déniché le maillot de bain aussitôt revêtu et de temps à autre ce mignon trottine au salon vous montrer ses biceps accrus et vous les faire tâter avec des allusions en hébreu et beaucoup de vitalité et de touchantes bénédictions à sa grouillante progéniture cependant qu'un de ses vieux fils s'ébat dans votre baignoire bouillante et remplit de vapeurs et de chants votre maison dans le coma à minuit heure à laquelle Rosenfeld que vous avez invité

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seul à prendre le thé vous propose un bon petit souper cher ami on commencera avec un bon borchtch et des piroshki ou bien des côtelettes Pojarski si vous préférez il prononce cataliettes allons cher ami ne restez pas comme ça silencieux endormi une vraie marmotte vous êtes un peu d'animation s'il vous plaît on va demander aux femmes de nous préparer tout ça aux miennes et aussi aux vôtres mais les miennes commanderont les vôtres parce que les miennes sont plis fortes en cuisine il prononce kisine et on les aidera un peu en chantant et soyez tranquille nous avons apporté aussi des provisions concombres salés gefilte fisch apfelstrudel tzibbele kugel bon foie haché et tout le bataclan parce que c'est plis poli et on passera la nuit à causer dans l'amitié et vous mettrez des matelas par terre dans le salon comme chez nous en Roumanie en Rissie aussi ah la Rissie de avant c'était plis joli et nous dormirons très bien ne vous faites pas des soucis les pitits sont habitiés et ne soyez pas mélancolique névrastinique comme ça vous pouvez mourir demain alors il faut rire et s'amuser et pour vous dégourdir et vous égayer il vous tutoie et vous dit allons prépare ton matricule qu'il prononce matrikile, mais pourquoi pourquoi me suis-je raconté cette histoire fausse absurde sans aucun fondement dans la réalité pourquoi alors que je n'ai jamais rencontré pareille grotesque horde alors que je n'ai jamais assisté à une telle mascarade alors que c'est parmi mes frères juifs que j'ai rencontré les êtres les plus nobles de cœur et de manières, pourquoi les menus travers des quelques rares Rosenfeld de la réalité pourquoi les avoir grossis exagérés à plaisir pourquoi m'être complu à ce festival oui c'est le malheur qui m'a fait dire ces horreurs pas vraies c'est peut-être pour croire faire croire queje ne suis pas un Juif comme les autres queje suis un Juif exceptionnel pour m'affirmer différent des honnis puisque je les moque pour faire croire ô honte 997

sur moi que je suis un Juif pas juif et que tu peux m'aimer c'est peut-être un horrible vouloir caché de renier le plus grand peuple de la terre un horrible vouloir peut-être d'en sortir c'est peut-être vengeance contre mon malheur pour le punir d'être mon malheur c'est un malheur de n'être pas aimé d'être sans cesse suspecté oui vengeance contre mon beau malheur d'être du peuple élu ou pire encore c'est peut-être un indigne ressentiment contre mon peuple non non je vénère mon peuple porteur de douleur Israël sauveur sauveur par ses yeux par ses yeux qui savent par ses yeux qui ont pleuré aux insultes des foules sauveur par sa face par sa face en douleur par sa face difforme par sa face en douleur par sa face muette par sa face où coule en bave longue le rire et la haine de ses fils les hommes ô honte c'est peut-être une abominable inconsciente antipathie pour mes compagnons d'infortune convives au même cruel banquet avec moi partageurs d'offenses et je leur en veux ainsi peut-être dans la même cellule enfermés les prisonniers s'entre-détestent non non je les chéris mes bien-aimés mes tendres Juifs intelligents c'est la peur du danger qui les a faits intelligents la nécessité d'être toujours en éveil de deviner le méchant ennemi qui en a fait de sacrés psychologues c'est aussi contamination des moqueries de nos haïsseurs et j'imite ces injustes c'est peut-être aussi pour tristement m'amuser avec mon mal et m'en consoler c'est aussi contagion de leur haine oui à force d'entendre leurs viles accusations ils nous ont donné la désespérée tentation d'y croire et c'est leur diabolique péché de nous avoir donné la désespérée tentation de nous détester nous-mêmes injustement la désespérée tentation d'avoir honte de notre grand peuple la désespérée tentation de penser horriblement que puisqu'ils nous haïssent tant et partout c'est que nous le méritons et par Dieu je sais bien que nous ne le méritons pas et que leur haine 998

est la niaise tribale haine pour le dissemblable et aussi une haine d'envie et aussi l'animale haine pour le faible car faibles par le nombre nous le sommes partout et les hommes ne sont pas bons et la faiblesse attire excite la native bestiale cruauté cachée et il est sans doute agréable de haïr des faibles que l'on peut impunément insulter et frapper ô mon peuple et mon souffrant je suis ton fils qui t'aime et te vénère ton fils qui jamais ne se lassera de louer son peuple le peuple fidèle le peuple courageux le peuple à la nuque raide qui dans sa sainte bourgade a tenu tête à Rome des Césars et pendant sept années a fait trembler le plus puissant des empires ô mes héros les neuf cent soixante assiégés de Masada tous suicidés le premier jour de la Pâque de l'an 73 plutôt que de se rendre au vainqueur romain et d'en adorer les méprisables dieux ô dans les captivités dans tant de terres étrangères mes faméliques errants traînant leur tenace espoir au long des siècles et à jamais refusant de se fondre et se perdre parmi les nations de l'exil ô mon peuple de fierté jalousement voulant sa survie et garder son âme peuple de la résistance de la résistance non pendant un an non pendant cinq ans non pendant dix ans mais peuple de la résistance pendant deux mille ans quel autre peuple ainsi résista oui deux mille années de résistance et qu'ils en prennent de la graine les autres peuples ô tous mes pères au long des siècles qui ont préféré les massacres à la trahison et les bûchers au reniement dans les flammes proclamant jusqu'à leur dernier souffle l'unité de Dieu et la grandeur de leur foi ô tous les miens du moyen âge qui ont choisi la mort plutôt que la conversion à Verdun-sur-Garonne à Carentan à Bray à Burgos à Barcelone à Tolède à Trente à Nuremberg à Worms à Francfort à Spire à Oppenheim à Mayence à travers l'Allemagne depuis les Alpes jusqu'à la mer du Nord tous mes vaillants qui égorgeaient leurs femmes et leurs enfants puis se 999

tuaient ou qui confiaient au plus digne la mission de les tuer l'un après l'autre ou qui mettaient le feu à leurs maisons et se lançaient dans les flammes en tenant leurs enfants dans leurs bras et en chantant des psaumes ô mes pères obstinés qui pendant des siècles ont accepté une vie pire que la mort vie d'abaissement vie d'ignominie saint abaissement sainte ignominie que leur valait leur arrogance à garder leur foi en un Dieu un et saint et de cette arrogance un pape Innocent III les châtie en leur imposant le port de la rouelle leur défend sous peine de mort de se montrer dans les rues sans l'insigne cousu sur leurs vêtements insigne infamant qui les expose en Europe pendant six siècles à la raillerie et aux insultes marque visible de honte et d'infériorité toujours présente par quoi la foule est invitée à les accabler de ses outrages et de ses violences mais ce n'est pas assez et cinquante ans plus tard le Concile de Vienne estime que la rouelle n'avilit pas assez il décide de nous ridiculiser davantage nous impose le port d'un chapeau comique qui doit être pointu ou en forme de cornes et ainsi affublés nous sommes allés à travers les contrées nous sommes allés angoissés apeurés tenaces moqués insultés coriaces nous sommes allés patients grotesques sublimes en chapeaux pointus ou cornus et les foules riaient nous sommes allés marqués désignés repoussés de tous stigmatisés roués de coups cibles pour les outrages j'en ai mal au foie et brûlure aux yeux et clous dans le cœur nous sommes allés couverts d'immondices épaules affaissées dos voûtés yeux méfiants nous sommes allés en loques infectes humbles de contenance orgueilleux en notre âme nous sommes allés à travers les siècles hérauts dépenaillés et main-teneurs du Dieu vrai et les chapeaux pointus ou cornus du concile chrétien étaient nos couronnes d'élection mais ô merveille créature misérable et méprisée le Juif redevenait auguste et patriarche à son foyer don-1000

naît à sa femme et à ses enfants tout l'amour que repoussait le dehors et son foyer était un temple et la table de famille un autel et le jour du sabbat il était prince et de la nation sacerdotale heureux en ce jour de sainteté car il savait que bientôt l'Éternel le ramènerait à Jérusalem ô mon peuple vivant cependant que les uns après les autres ses puissants ennemis tombent et périssent au long des siècles morts les peuples qui nous dévoraient à pleine bouche morts les Assyriens mordus de balafres fiers en leurs larges cuirasses morts les Pharaons et leurs chars de guerre morte la matrone à croupe énorme la Dame auguste de Baby-lone pilon de la terre en clameurs morte Rome et ses légions en ordonnance grave mais vivant est Israël et Rosenfeld s'il existe je le revendique mien et frère je m'en pare et m'en glorifie et pourquoi non il est honnête vendeur bon père tendre époux ami prompt à rendre service enthousiaste imaginatif et de grand tempérament pas très bien élevé certes mais quand en aurait-il eu le temps quand le temps de se domestiquer et polir il y faut du bonheur et quelque enracinement et pas d'expulsions pas de continuels départs pas d'attentes du malheur à chaque génération pas de haine environnante pas de chapeaux pointus ou cornus dans le cœur l'insécurité et les humiliations ne donnent pas des manières exquises ces manières si importantes pour vous chérie et pour les vôtres et qui ne sont que singeries apprises et il suffit de deux ou trois générations de tranquillité pour que les singeries rappliquent voyez les manières charmantes de Disraeli et de certains Rothschild et d'ailleurs peu m'importe je sais que mes chers minables sont fils et pères de princes en humanité sont le plus magnifique fumier et d'ailleurs pourquoi n'aurions-nous pas de minables les autres peuples en ont aussi et leurs paysans leurs ouvriers leurs petits bourgeois ne sont pas toujours ravissants de manières nous avons droit à des

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minables tout comme les autres je réclame notre droit aux minables et pourquoi devrions-nous être parfaits et bref la vérité est qu'en secret j'adore Rosenfeld et d'ailleurs Rosenfeld n'est pas plus minable que les minables des autres peuples il est seulement plus spectaculaire plus ardent plus avide de vivre il est de plus fougueuse et fantasque mauvaise éducation il est de plus inventive et quelque peu géniale mauvaise éducation mais quel cœur aimant et de rapide émoi quels empressements touchants à soigner sa femme qu'il appelle son capital et à la moindre indisposition vite d'illustres sommités médicales pour sa précieuse ou pour son Benjamin son fils bien-aimé et un peu son messie ô tendre cœur juif à nul autre pareil ô Rosenfeld de mon cœur j'étais bien avec les Rosen-feld tout à l'heure j'étais en famille et avec les miens et je les chérissais et si je les ai exagérés si j'ai grossi et multiplié leurs menus travers c'est peut-

être par amour et pour en jouir davantage tel l'amateur d'épices qui en met beaucoup qui en met trop et à s'en emporter la bouche pour les savourer davantage mais je sais que leurs travers ainsi grossis pour mieux les sentir et aimer je sais queje dois les vénérer car je sais que ces travers sont les bosses et les plaies d'un peuple persécuté bosses et plaies d'un peuple malheureux tordu par des siècles de tourments courageusement supportés bosses et plaies tristes fruits de la fidélité imbroyable de mon peuple et qui m'en sont les rappels de sa ténacité à refuser l'anéantissement rappels de sa condamnation à l'héroïsme de tous les jours à la vitale ingéniosité aux anxieuses neurasthéniques combinaisons pour durer et survivre dans un monde ennemi louange donc aux bosses de mon peuple fleurons biscornus de sa couronne je veux tout aimer de mon peuple et même les chers grands nez moqués de mon peuple nez tourmentés par les angoisses nez flaireurs des dangers et je veux aimer les dos voûtés de mon 1002

peuple dos voûtés de peurs dos de fuites et courses éperdues dos voûtes pour se faire moins visibles et plus petits dans les ruelles dangereuses dos voûtés aussi à force de têtes séculaircment penchées sur le Livre saint et ses commandements nobles têtes du vieux peuple sans cesse lecteur du Testament ô mes frères chrétiens vous verrez comme il sera jeune soudain peuple libre à Jérusalem et il sera justice et courage et témoin pour les peuples qui s'étonneront et sous le soleil de son ciel il n'y aura plus de minables mes minables chéris infortunée progéniture de tourments séculaires et vous verrez comme en terre d'Israël les fils de mon peuple revenu seront calmes et fiers et beaux et de noble prestance et hardis guerriers s'il le faut et apercevant enfin son vrai visage alléluia vous aimerez mon peuple vous aimerez Israël qui vous a donné Dieu qui vous a donné le plus grand livre qui vous a donné le prophète qui était amour et en vérité quoi d'étonnant que les Allemands peuple de nature aient toujours détesté Israël peuple d'anti-nature car voici l'homme allemand a entendu et plus écouté que d'autres la jeune voix ferme qui sort des forêts de nocturne épouvante silencieuses et craquantes forêts et avec une ivresse d'aurore cette voix tentatrice chante sous les rayons de lune chante que les lois de nature sont l'insolente force le vif égoïsme la dure santé la prise jeune l'affirmation la domination la preste ruse la malice acérée l'exubérance du sexe la gaie cruauté adolescente qui détruit en riant mélodieuse et égarée cette forte voix chante la guerre et sa seigneurie les beaux corps nus et bronzés au soleil les muscles souples serpents entrelacés dans le dos de l'athlète la beauté et la jeunesse qui sont force la force qui est pouvoir de tuer et elle chante solitaire et folle chante et glorifie la noble conquête le mépris de la femme et du malheureux la dureté et la violence les vertus du guerrier les aristocraties qui sont filles de la

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force et de la ruse la vitale et superbe injustice la sainteté du sang répandu et la noblesse des armes le servage du faible la destruction des mal venus le droit sacré du plus fort et c'est-à-

dire du plus apte au meurtre chante et glorifie l'homme de nature qui est un pur animal et de proie la beauté du fauve qui est noble et parfaite créature et un seigneur sans l'hypocrisie née de la faiblesse et elle chante et chante cette voix attirante et souveraine des forêts allemandes chante le los des dominateurs des intrépides et des brutaux soyez durs dit cette voix de gai savoir soyez animaux répète un écho de bacchantes et cette voix germanique de tant de voix de poètes et de philosophes accompagnée se rit de la justice se rit de la pitié se rit de la liberté et elle chante mélodieuse et convaincante chante l'oppression de nature l'inégalité de nature la haine de nature voici je vous apporte de nouvelles tables et une nouvelle loi dit-elle et c'est qu'il n'y a plus de loi évohé les commandements du Juif Moïse sont abolis et tout est permis et je suis belle et mes seins sont jeunes crie la voix dionysiaque avec un rire enivré dans la forêt où commencent maintenant à grouiller les menus affairements de la création et où avec le soleil apparu tous les petits morceaux de nature s'agitent irresponsable-ment pour assassiner et vivre oui telle est la voix de la nature et Hitler s'attendrit sur les animaux qu'il déclare ses frères et il dit à Rauschning que la nature est cruelle et que nous devons être cruels comme elle et en vérité lorsque les hommes de Hitler adorent l'armée et la guerre qu'adorent-ils sinon les canines menaçantes du gorille debout tout trapu et pattes tordues devant l'autre gorille et lorsqu'ils chantent leurs anciennes légendes et leurs ancêtres aux longues tresses blondes et aux casques cornus oui comus car il s'agit avant tout de ressembler à une bête et il est sans doute exquis de se déguiser en taureau que chantent-ils sinon un passé inhumain dont ils ont la nostalgie et 1004

par quoi ils sont attirés et lorsqu'ils se gargarisent de leur race et de leur communauté du sang que font-ils sinon retourner à des notions animales que les loups même comprennent qui ne se mangent pas entre eux et lorsqu'ils exaltent la force ou les exercices du corps et les viandes au soleil lorsqu'ils se vantent comme Hitler ou leur Nietzsche d'être inexorables et durs qu'exaltent-ils et que vantent-ils sinon le retour à la grande singerie de la forêt préhistorique et en vérité lorsqu'ils massacrent ou torturent des Juifs ils punissent le peuple de la Loi et des prophètes le peuple qui a voulu l'avènement de l'humain sur terre oui ils savent ou pressentent qu'ils sont le peuple de nature et qu'Israël est le peuple d'antinature porteur d'un fol espoir que le naturel abhorre et d'instinct ils abominent le peuple contraire qui sur le Sinaï a déclaré la guerre à la nature et à l'animal en l'homme et de cette guerre la religion juive et la religion chrétienne portent témoignage hosanna alléluia hosanna dans la vieille religion Dieu qui est le tempérament du prophète juif colérique et bon et si naïvement sérieux Dieu édicté sans cesse II dit tout ce que pour se débarrasser de la tare naturelle et animale l'homme doit faire et surtout ne pas faire et l'interdiction de tuer est le premier de Ses commandements le premier cri de guerre contre la nature ô fierté dans mes os et tremblements à la synagogue lorsque le descendant d'Aaron ouvre l'arche en sort la sainte Loi la présente au peuple hosanna alléluia hosanna la religion chrétienne toute issue de mon peuple a transformé la gen-tilité et par elle sur d'immenses territoires l'homme est devenu humain hosanna alléluia hosanna nouvelle naissance nouvel homme Adam nouveau salut par la foi imitation du Christ grâce rédemptrice effaçant le péché originel qui est en réalité la tare naturelle et animale ces hautes notions chrétiennes procèdent toutes de la même volonté juive de transformer l'homme 1005

naturel en enfant de Dieu en âme sauvée c'est-à-dire en homme humain hosanna alléluia hosanna ainsi par d'autres voies plus intérieures le même but est atteint qui est l'humanisation de l'homme hosanna alléluia hosanna ces deux filles de Jérusalem la juive et la chrétienne en son mont d'où il aime à contempler sa chère nature Hitler les hait également car toutes deux sont reines d'humanité ennemies éternelles des lois de nature et qu'elles le sachent ou non qu'elles le veuillent ou non les plus nobles portions de l'humanité sont d'âme juive et se tiennent sur leur roc qui est la Bible ô mes Juifs à qui en silence je parle connaissez votre peuple vénérez-le d'avoir voulu le schisme et la séparation d'avoir entrepris la lutte contre la nature et ses lois hélas ils ne voient pas ne verront pas ma vérité et je reste seul et transi avec ma vérité royale hélas toute vérité solitaire et non aimée des hommes est piteuse et devient folle ô ma grande piteuse ô ma folle aimée eh bien soyons fous tous les deux et tenons-nous chaud loin d'eux, tout à l'heure dans la glace j'ai eu pitié de moi solitaire errant l'autre jour à travers Paris roi sans peuple et seul à l'aimer d'amour pitié de moi qui mourrai dans un an ou dix ans avec ma folle vérité qui mourra auprès de moi dans un an ou dix ans et pour toujours ô vous mes frères de la terre compagnons desquels je me tiens à distance compagnons de la même galère dites-moi dites tandis qu'elle coud et que je tiens une invisible coupe levée dites ce queje suis venu faire en ce médiocre banquet du fond des âges infinis je suis venu et me voici pourquoi et est-ce pour rien et n'y a-t-il vraiment rien mon heure à moi notre heure à nous infimes mobiles est venue et va ridiculement s'en aller où et pourquoi les immobiles morts savent peut-être que de savoirs enfouis pauvre Solal homme ou bête je mourrai et on m'enfouira dans de la nature à jamais et ou seront alors mes joies et mes chants vers elle en nos débuts

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dans l'auto mes chants vers elle en robe roumaine elle sur le seuil et sous les roses en merveilleuse robe m'attendant et où ce soir exquis lorsque j'étais un écolier de dix ans et que j'avais commencé avec tant d'absurde enthousiasme et d'inutile foi un cahier neuf auprès de ma mère paisible qui regardait son petit garçon amoureusement écrivant ses devoirs sous le rond lumineux de la lampe à pétrole où dites-moi où ces bonheurs assez assez allons Solal reviens à ta folie oui j'aime que mes frères les Juifs pieux des ghettos j'aime qu'ils donnent des noms étincelants à leur Loi et qu'ils l'appellent la Fiancée la Couronnée j'aime que leurs rouleaux de parchemin où la sainte loi est tracée en caractères de mes anciens j'aime qu'ils soient surmontés de naïves couronnes qu'ils soient enveloppés de velours et d'ors gauches car ils ne sont pas doués pour les belles abominations mais leur Loi ils l'aiment de tout leur cœur ô ces rouleaux de la Loi en grave procession dans la synagogue les fidèles les baisent et de toute âme je m'incline et avec un émoi dans ma poitrine émoi devant cette majesté qui passe je les baise aussi et c'est notre seul acte d'adoration dans la maison de ce Dieu auquel je ne crois pas mais que je révère ô mes anciens morts ô vous qui par votre Loi et vos Commandements et vos prophètes avez déclaré la guerre à la nature et à ses animales lois de meurtre et de rapine lois d'impureté et d'injustice ô mes anciens morts sainte tribu ô mes prophètes sublimes bègues et immenses naïfs embrasés ressas-seurs de menaces et de promesses jaloux d'Israël sans cesse fustigeant le peuple qu'ils voulaient saint et hors de nature et tel est l'amour notre amour ô mes anciens morts je veux vous louer et louer votre Loi car c'est notre gloire de primates des temps passés notre royauté et divine patrie que de nous sculpter hommes par l'obéissance à la Loi que de devenir ce tordu et ce tortu ce merveilleux bossu surgi cette

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monstrueuse et sublime invention cet être nouveau et parfois repoussant car ce sont ses débuts maladroits et il sera mal venu et raté et hypocrite pendant des milliers d'années cet être difforme et merveilleux aux yeux divins ce monstre non animal et non naturel qui est l'homme et qui est notre héroïque fabrication en vérité c'est notre héroïsme désespéré que de ne vouloir pas être ce que nous sommes et c'est-à-dire des bêtes soumises aux règles de nature que de vouloir être ce que nous ne sommes pas et c'est-à-dire des hommes et tout cela pour rien car il n'y a rien qui nous y oblige car il n'y a rien car l'univers n'est pas gouverné et ne recèle nul sens que son existence stupide sous l'œil morne du néant et en vérité c'est notre grandeur que cette obéissance à la Loi que rien ne justifie et ne sanctionne que notre volonté folle et sans espoir et sans rétribution oh dans la cave leur annoncer le pays de soleil et de mer notre pays donné par l'Éternel béni soit-Il leur annoncer la sortie de captivité et les montagnes éclateront d'allégresse et sous le soleil de notre ciel nous fonderons la justice ajamáis alors l'oncle de majesté me bénit il me noue les cuirs de la Loi autour du bras puis sur le front et la naine sans cou aux yeux merveilleux me sacre de la couronne elle me mène par la main au carrosse découvert écaillé d'or ancien brillant de petits miroirs à facettes oh si beau le royal carrosse allant à cahots dans les rues glissantes oh dans les rues allemandes le carrosse de la Loi tiré par Isaac et Jacob les centenaires chevaux barbus sentencieux à longues ovales têtes attentives têtes pensives tendues vers l'humain et moi debout dans le carrosse roi de la race du défi à la nature et aux lois de nature roi de la tendre race chérie de l'Éternel choisie par l'Étemel roi et debout dans le vieux carrosse orné de chérubins porteurs de flambeaux brimbalant dans les rues allemandes cabossé tanguant carrosse suivi par la naine péniblement allant

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sur ses jambes torses avec sa merveilleuse sœur aveugle et l'oncle de majesté que suivent des boiteux aux yeux rayonnants des épileptiques de nobles vieillards des adolescents d'une étonnante beauté tous émerveillés par le roi de rubis et de saphirs debout dans le carrosse découvert prêtre et roi soulevant les rouleaux des Commandements et de grande joie souriant car voici ô miracle de la Loi merveilleusement changés en hommes les Allemands ne chantent plus leur joie de voir leurs couteaux ruisseler du sang d'Israël ne clament plus leur bonheur de meurtre ils applaudissent le roi et ils lui sourient ô miracle de la Loi ils aiment le roi des Juifs qui les salue avec douceur levant haut là Mère et Fiancée parée d'or et de velours couronnée d'argent sans trêve leur présentant la sainte Loi et deux enfants bossus mais princiers aux yeux immenses palmés de bleu lui soutiennent les bras car lourde est la Loi et parfois les deux antiques rosses s'arrêtent tournent leurs douces têtes craintives de leurs yeux immenses regardent leur roi avec amour puis reprennent leur marche tremblante appliquée mais pourquoi maintenant suis-je dans cette forêt de chuchotants effrois et les craquements me font transpirer et des ennemis guettent cachés derrière les arbres et j'ai peur dans mon dos et il y a des pas dangereux derrière moi dans cette forêt de la montagne et pourquoi me clouer non c'est moi qui me cloue à cette porte d'une cathédrale dans la montagne moi qui perce mon flanc avec un clou de la cave un des longs clous qu'elle m'a donnés en souvenir moi qui dans le vent noir impérissablement clame que le jour du baiser sans fin sera moi qui me cloue oh ces morts nus dans le lointain etiques morts brûlés se dressant et grimaçant soudain ressuscites dans les flammes pauvres victimes ô bien-aimés et là-bas le carrosse vide en perdition prêt à tomber mais continuant éternellement emportant la Mère auguste des Juifs parée d'or et de velours cou-1009

ronnée d'argent et les deux maigres créatures vont inlassablement glissant sur leurs sabots avec des jaillissements d'étincelles tombant et se couronnant et se relevant courageusement vieux phtisiques pauvres dociles obstinés péniblement allant et parfois tournant leurs douces têtes craintives pour voir une fois encore leur roi ensanglanté et les deux sublimes carnes vont en sueurs d'agonie sur la route où le vent interminablement souffle soudain s'épouvantant et le cheval Isaac tousse une toux humaine tandis que la naine aux grands yeux feint de rire du cloué à la porte bardée de verrues puis lui essuie les joues car il s'angoisse de laisser seuls ses enfants de la terre et la naine pleure aussi ne se cache plus de pleurer lui ordonne soudain d'une voix vibrante de dire l'appel prescrit car c'est l'heure et le roi a cloué sa gorge contre la porte aux verrues et un sang coule noir rouge et il clame le dernier appel proclame l'unité Écoute Israël l'Éternel est notre Dieu l'Étemel est Un et un tressaillement le secoue et ses yeux sont ajamáis blancs et levés oui mon amour je t'aime toujours plus et en moi-même je te le crie pendant que tu couds gentiment les ourlets que j'ai défaits pour te donner un intérêt à vivre je te chéris pendant que tu couds en aspirant un peu de salive comme les couseuses attentives je chéris ta respiration régulière pendant que tu couds je chéris ton visage paisible et modeste pendant que tu couds ton visage si bon qu'il me rend bon et écolier tiens un borborygme tout de même tant pis je l'accepte et même je l'honore et je lui souris puisqu'il vient de toi ma couseuse je regarde avec amour le doigt que tu mouilles pour tordre le fît pour l'amenuiser le passer à travers l'aiguille avec amour tes yeux clignés ta bouche sagement pincée qui suit la cursive aiguille avec amour ton sérieux de réflexion je me sens bien de te regarder coudre je suis chez une mère penchée sur sa sainte tâche chez une douce esclave et matrone oh combien ce travail te va

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bien oh combien noble et naturel ton visage mais pourquoi faut-il tout le temps me mettre sur toi pour te rendre heureuse quel dommage mon amour ma couseuse tranquille tu penses tes aiguillées tes gestes utiles ont une douceur résignée pensive et je t'adore mais pourquoi faut-il tout le temps me mettre sur toi comme une bête pour te rassurer d'ailleurs depuis une semaine queje suis ici il n'y a eu la bête qu'une seule fois le soir de mon arrivée et tu dois commencer à t'inquiéter car tu veux mon amour c'est votre manie à vous autres d'en voir la preuve dans cette escalade sur vous bien on tâchera mais pas ce soir demain peut-être bien sûr tu m'aimes et même ton conscient m'adore continue à m'adorer mais ton inconscient ne raffole plus autant de moi oui ma chérie ton inconscient aimerait tellement mieux être l'épouse bien légitime de ce lord anglais chef de l'expédition himalayenne de retour à Londres aimerait tellement mieux fêter avec de charmants amis importants bien élevés la victoire montagnarde idiote du cher mari viril calme de peu de mots sûr de lui aimé de tous ayant un idéal aimant les animaux et le thé fort et fumant gravement un tabac aromatique dans une pipe virilement mordue une pipe de bruyère que tu lui as offerte tu as beaucoup regardé la photo de ce bonhomme dans l'illustré vingt secondes au moins oui ma chérie ton inconscient m'en veut d'être exotique pas du tout sportif ne nageant pas assez parlant trop ne faisant pas assez de sauts dans la nature mécroyant trop de plus ton inconscient déteste mes robes de chambre trop longues que ton conscient trouve nobles ton inconscient déteste aussi mes chapelets tournoyants mes chaussettes de soie il aimerait tellement mieux les chaussons épais et les souliers ferrés du lord alpiniste et puis ton inconscient m'en veut de n'avoir pas admiré cette thèse de feu ton frère sur les deux rombières la Staël et l'affreuse Sand qu'y puis-je si ton frère était fait pour être cuistre d'Uni-1011

versité et surtout ton inconscient ne me pardonne pas de te faire vivre en vase clos bien sûr tu te tuerais si je te quittais mais ton tréfonds en a marre de moi et qui sait il ne m'a peut-être jamais aimé de bon cœur selon les lois de ton héritage de ta classe eh oui tu es venue à moi parce queje t'ai forcée je ne suis pas ton genre ma chérie c'est par l'intelligence queje t'ai eue d'ailleurs tu étais à la merci du premier qui te sortirait de ton Deume et puis lorsque piégé et contraint ton inconscient m'a aimé il m'a surtout aimé contre ton mari m'a aimé dans le rôle d'exceptionnelle amante dont tu étais avide rôle que je te permettais de jouer enfin tiens elle s'est arrêtée de coudre pour se gratter le nez sans en avoir l'air cette démangeaison c'est peut-être un substitut du désir de mariage avec le lord anglais désir qui se satisfait par un grattage bien sûr c'est faux je m'amuse folâtre par tristesse chérie que dire que faire pour te mettre dans l'état du premier soir lorsque nous dansions au Ritz car c'est ce que ton inconscient réclame elle est silencieuse en ce moment parce qu'elle me croit absorbé par ma lecture et qu'elle est très polie mais quand elle aura fini de coudre il faudra bien ne plus faire semblant de lire et alors qu'est-ce queje vais prendre comme conversation il y aura peut-être des réflexions poétiques genre le sentiment pénétrant qu'elle a parfois du bonheur des arbres nus en communion avec la terre oui elle dira pénétrant ou bien que telle branche d'arbre lui a semblé tout à coup avoir une âme elle était intelligente à Genève ça lui a passé oh ces gémissements du vent dehors appels au secours de diverses folles apeurées folles en cheveux dénoués quand elle aura fini de recoudre cette robe de chambre amochée exprès elle me proposera peut-être une partie de dominos me la proposera avec un air gai animé dans le genre j'aimerais avoir ma revanche je suis sûre queje gagnerai ce soir terrifiant le bruit des dominos qu'elle mêle avant 1012

de commencer la partie j'en ai peur ce bruit c'est le glas de notre amour ou bien elle se félicitera une fois de plus de ce tourne-disque qui marche à l'électricité c'est tellement plus agréable n'est-ce pas aimé ou bien elle me proposera quelque nouveau disque de Bach en m'expliquant que la gravure elle dit gravure ça m'agace est tellement supérieure aux gravures précédentes tous ses sacrés disques de Bach je sais bien que Bach est un grand musicien si je le traite de robot pour scieurs de long c'est pour me venger de ce gavage antiscorbutique elle fait ce qu'elle peut la pauvre ne jamais oublier qu'elle mourra donc la chérir sans arrêt ou bien elle me proposera de me lire un roman toujours cette manie de me masser les pieds pendant qu'elle me lit qu'est-ce qu'ils lui ont fait mes pieds pour qu'elle les tourmente agaçante avec son aimé je crois que j'ai perfectionné ma technique de massage et puis ce sérieux quand elle apporte le talc d'ailleurs elle masse moins bien qu'Isolde quand elle me lit elle détaille le texte de manière vivante c'est affreux elle prend son sacré ton viril quand le héros parle c'est comme ça qu'elle les aime affirmatifs énergiques joyeux crétins sportifs elle m'agace elle m'attendrit charmante ridicule dans son imitation du mâle la mas-sepieds la casse-pieds pardon chérie je t'aime je te le dis tout seul dans ma chambre je t'aime mais je m'ennuie avec toi et je ne te désire tellement pas elle va avoir bientôt fini de coudre elle me dira voilà tout le mal est réparé et elle me fera un sourire alors je lui dirai que c'est très gentil et probablement elle exigera mutinement un petit baiser en récompense alors je le lui donnerai en ayant peur qu'elle ne cherche mes lèvres mais pour ça je sais m'arranger ensuite quelque trouvaille antiscorbutique dans le genre de me dire après un silence qu'elle croit qu'elle va se remettre à la peinture aimé j'aimerais tellement faire votre portrait mais oui chérie c'est une très bonne idée mais

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cela vous ennuiera peut-être de poser mais pas du tout chérie au contraire bref la barbe autrefois je charmais pour vaincre pour être aimé mais je n'en étais pas je feignais je n'en ai jamais été je n'ai jamais cru à leurs normes leurs valeurs leurs catégories toujours étranger toujours hors de communauté seul depuis toujours même quand faisant le ministre quand faisant le sous-bouffon général Solal solitaire soleil oh comme je m'ennuie oh des barques de squelettes me suivent elles rasent le fleuve le long des temples à milliers de fenêtres d'où sortent tant de petites têtes qui rient me suivent aussi des lions mitres des brûleurs d'encens des vieilles qui élèvent sur de hauts bambous des fillettes transpercées alors j'arrache mes yeux je les jette dans le précipice où ils rebondissent en flamme-roles vertes devant le palais je tire la sonnette qui fait un rire d'homme et la porte s'ouvre c'est un ascenseur qui m'emmène à des profondeurs au moyen âge on change d'ascenseur et j'entre dans la chambre de la fausse fenêtre j'ouvre les volets mais c'est toujours le paysage peint sur une toile et j'entre dans la chambre où le cheval toujours galope sans avancer où la grande femme toujours se coiffe avec son peigne qui ramasse de petits hommes verts et j'entre dans la chambre des gesticulants en pyramide les uns sur les autres dans un amoncellement de clameurs les langues lèchent les talons au-dessus pendant que les talons meurtrissent les crânes des lécheurs au-dessous et les baves descendent le long de la pyramide débordent de la vasque et derrière l'autel d'argile et de granit s'exaspère le bouc dans l'effréné coït oh cette longue impératrice à perruque blonde baise la nudité d'une esclave aux grands yeux j'ai peur de ce qui m'attend plus tard alors pour ne pas savoir je sors je vague dans les couloirs avec des douleurs devant les murs méchants quels affairements dans les couloirs des âges où circulent des actrices des danseurs des figurants de

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cirque des bêtes sacrées des courtisanes peintes des montreurs d'ours des reines fardées un cheval nu qui galope crinière généreuse au vent de la course suivi par deux tigres allongés embellis de pampres qui filent prestement et parfois passent avec des méandres sous le cheval superbe quels vents d'intrigues quelles révoltes dans les palais en flammes et tant de siècles passent tant de vainqueurs toujours vaincus passez races tribus empires je demeure voilà elle a presque fini lui dire que c'est l'heure d'aller se coucher et bien sûr elle va me dire non pas encore il est à peine dix heures il faudra prendre le genre paternel chérie vous avez une mine fatiguée il faut vous reposer mais surtout lui dire que moi aussi je suis fatigué c'est ça qui la convainc et aussitôt me lever et alors un baiser sur son œil non sur ses deux yeux ça fait plus aimant donc deux baisers allons-y débarrassons-nous d'elle avec une ferme bonté.

xcv

Étendue, l'album de famille contre elle, roulant et déroulant un ruban comme une malade oisive dans son lit, elle jouait avec son ruban, seule avec le bruit de la mer, seule avec son ruban. Le jetant soudain, elle ouvrit l'album, un volume massif, bardé de ferrures, relié de cuir et de velours, le feuilleta. Assise auprès d'un guéridon festonné, une arrière-grand-mère en crinoline, l'œil dur, armée d'une Bible maintenue entrouverte par l'index.

Un petit grand-oncle colonel, accoudé à une colonne torse, debout et malin devant un palmier peint sur une toile de fond, les jambes désinvoltes et croisées, un pied mutin reposant sur sa pointe. Elle à six mois, bébé bien nourri, honorable et gai sur son coussin. Papa recevant un diplôme de docteur honoris causa.

Oncle Agrippa présidant une réunion du Consistoire de l'Eglise nationale protestante. Elle à treize ans, en chaussettes et mollets nus. Cousin Aymon, ministre à Paris, en compagnie du personnel de la légation. Tant-lérie prenant le thé avec une grande dame anglaise. Une garden-party chez Tantlérie.

Elle referma l'album, assujettit les languettes d'argent, porta un chocolat à sa bouche, en laissa fondre la boueuse amertume.

Toute la bonne société de Genève y était, à cette garden-party.

Des gens sympathiques, distingués. Elle tourmenta ses cheveux, les boucla, les

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déboucla. Les coins de ses lèvres s'abaissèrent en une grimace enfantine, son diaphragme se contracta et l'air contenu dans ses poumons sortit brusquement. Bref, un sanglot. Dehors, immortelle, la mer.

ô la montagne en Suisse, les séjours à la montagne en été, avec Éliane. Étendues sous un sapin bourdonnant, se tenant par la main, leur bonheur d'écouter les coups lointains, coups battus par quelque paysan sur une faux, coups martelés pour affûter la lame, coups réguliers, venus à travers l'air de diamant, clairs et sonnants dans le grand soleil d'été, rassurants. Ô sa montagne où tout vivait dans le grand été, les insectes travaillant sous le soleil, leur activité, les petits à nourrir, les fourmis pressées, les hommes simples et forts qui fauchaient, simples et bons avec leurs longues moustaches, qui fauchaient, travailleurs, honnêtes montagnards suisses, simples et sûrs, chrétiens.

Elle éteignit, se mit sur le côté, sentit une odeur de poussière et de fort soleil, revit le grenier de Tantlérie où, pendant les vacances, elle et sa sœur étaient en secret de grandes actrices en vieilles robes dénichées dans des malles, maigres adolescentes trop vite grandies, déclamant une tragédie avec des gestes mourants, des râles de passion, elle Phèdre rauque d'amour, Éliane loyal Hippolyte, et soudain des rires fous, rires de jeunesse. Elle ralluma pourvoir l'heure. Minuit bientôt et pas sommeil. Elle reprit la photographie d'elle à treize ans, l'examina. Attirante, cette fillette avec ses boucles et son grand nœud de ruban.

Dans la salle de bains, en courte jupe de tennis et maillot moulant ses seins fastueux, mollets nus, chaussettes et souliers de tennis, elle farda ses lèvres et ses yeux, mouilla ses cheveux, se confectionna des anglaises, noua un large ruban bleu dans ses cheveux, recula pour mieux se voir dans la glace.

Cette fillette maquillée était troublante. Elle s'assit, croisa ses 1017

jambes, pointa sa langue, humecta sa lèvre supérieure, croisa plus haut ses jambes.

Non, non, murmura-t-elle, et elle se leva brusquement, ôta son maquillage, défit ses boucles, se débarrassa du déguisement enfantin, s'immobilisa. Oui, aller lui parler, tout lui avouer, se libérer. Indigne de lui avoir caché cela pendant si longtemps.

Recoiffée, elle passa une robe de chambre et des sandales blanches, se parfuma pour se donner du courage, alla demander conseil à la glace.

Belle Du Seigneur
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