XCIX

Non, impossible de rester seul, il avait besoin d'elle, besoin de la voir. Si seulement elle lui souriait, tout serait fini, tout serait bien de nouveau. Il sortit dans le hall, ausculta sa poitrine, tourmenta ses cheveux, aiguisa son nez, se décida.

Pour sauver la face, il s'abstint de frapper à la porte, entra en maître. Sans lever la tête, elle continua à ranger des vêtements dans la valise ouverte sur le lit, les pliant d'abord avec soin, absorbée, visage de marbre. Elle était heureuse de le faire souffrir. Voilà, il verrait bien qu'elle partait pour de bon. Pour lui dissimuler son besoin d'elle et lui prouver son indifférence, il ironisa.

—Alors, départ éternel ?

Elle fit signe que oui, poursuivit ses rangements minutieux.

Pour la faire souffrir et lui montrer qu'il s'attendait bien à la voir partir, il fit le serviable, lui passa une robe prise dans l'armoire.

— Cela suffit, ma valise est presque pleine, dit-elle lorsqu'il lui tendit une autre robe. Je ne prends pas tout. J'écrirai pour dire où il faudra envoyer le reste.

— Je vais te donner de l'argent.

— Non, merci. J'ai ce qu'il faut.

— Quel train prends-tu?

— N'importe. Le premier qui passera.

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— Il est presque trois heures du matin. Le premier, celui pour Marseille, ne passe qu'à sept heures.

— J'attendrai à la gare.

Les sourcils froncés, le front plissé, elle fourra des souliers dans un coin de la valise.

— Il y a du mistral. Il fera froid dans la salle d'attente.

N'oublie pas de prendre un manteau.

— Cela m'est égal d'avoir froid. Une pneumonie serait une solution.

Dans un autre coin de la valise, elle inséra avec force l'album des photographies de famille. II sifflota.

—Je suppose que c'est à Genève que tu vas. Pour assister à des concerts symphoniques?

Elle se tourna vers lui, hostile, les poings fermés.

—Tu m'as trompée quand tu m'as dit que tout irait bien si je disais tout. J'ai eu confiance, je ne soupçonne pas les ruses, moi.

Bien sûr, elle avait raison. Elle était honnête, elle. Oui, mais cette bouche honnête s'était écrasée contre des poils.

—Tu aurais mieux fait de ne pas faire du trapèze volant avec le chef d'orchestre trois heures avant de venir me baiser la main !

Il haleta. Insupportable de voir tout le temps la femme la plus aimante, la plus noble, avec une tête si pure, de la voir tout le temps incompréhensiblement sous un chimpanzé d'orchestre, tout le temps ahanant sous le chimpanzé. Oui, la plus aimante. Quelle femme l'avait aimé autant que cette femme ? Le soir du Ritz, si pure lorsqu'elle lui avait baisé la main. Et ensuite, chez elle, si jeune et naïve devant son piano, si grave d'amour. Et sous le chimpanzé quelques heures avant !

— C'est une honte de me parler ainsi ! Quel mal t'ai je fait?

C'était avant de te connaître.

— Allons, ferme ta valise.

— Alors, cela ne te fait rien de me laisser partir toute seule dans la nuit, dans le froid?

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—Évidemment, c'est triste. Mais que veux-tu, nous ne pouvons plus vivre ensemble. Prends ton man teau.

Il se félicita de sa réponse. Un ton modéré était plus convaincant, confirmait la réalité de la séparation. Elle pleurait, elle se mouchait. Très bien. En tout cas, en ce moment, elle le préférait certainement à Dietsch. La valise bouclée, elle se moucha de nouveau, se tourna vers lui.

— Te rends-tu compte que je n'ai personne au monde?

— Accroche-toi au bâton du chef d'orchestre. (Oh, si elle s'avançait, si elle lui tendait la main, il la serrerait contre lui et tout serait fini. Pourquoi ne venait-elle pas?) Quoi, je suis vulgaire?

— Je n'ai rien dit.

— Tu l'as pensé ! Pour toi la noblesse consiste à dire des mots surfins et à ne pas dire certains autres mots, réputés vils, mais à faire exactement et le plus souvent possible ce que ces mots vils désignent. J'ai dit accroche-toi au bâton du chef d'orchestre et je suis vulgaire, chacun de tes cils le crie ! Mais toi, la noble, que faisais-tu secrètement avec le Dietsch dans une chambre fermée à clef pendant que ton pauvre mari t'attendait avec confiance, avec amour?

— Si c'est mal ce que j'ai fait avec D.

Il eut un rire amusé, douloureux. Quelle pudeur, quelle décence ! Elle n'avait couché qu'avec une initiale, ne l'avait trompé, ne le trompait qu'avec une initiale!

—Oui, j'ai compris, si c'est mal ce que tu as fait avec ton Dietsch, c'est mal ce que tu fais avec moi.

Comme si je ne le savais pas ! Mais ce mal, moi je le paye cher!

—Que veux-tu dire?

Oui, lui au moins expiait l'adultère par l'enfer de l'amour dans la solitude, un enfer depuis treize mois, 1044

vingt-quatre heures par jour, avec l'angoisse de la sentir chaque jour moins aimante. Tandis qu'avec ce veinard d'orchestre il y avait les délicieuses rares rencontres, une fête perpétuelle, assaisonnée par la présence du cocu assommant.

—Que veux-tu dire? insista-t-elle.

Lui crier que c'était la première fois depuis longtemps qu'ils étaient délivrés de l'avitaminose, que c'était enfin intéressant d'être ensemble? Mais que lui resterait-il alors à cette malheureuse? Non, lui épargner cette humiliation.

— Je ne sais pas ce que j'ai voulu dire.

— Bien. Maintenant je te serais reconnaissante de me laisser. Je dois m'habiller.

— Cela te gêne de passer une jupe devant le successeur du chef d'orchestre ? demanda-t-il sans conviction, machinalement, sans en souffrir, car il était fatigué.

— Je te prie de me laisser.

Il sortit. Dans le hall, il n'était pas sans inquiétude. Est-ce qu'elle allait lui faire le coup de partir pour de bon? Chargée de sa valise, elle apparut, en élégant petit tailleur gris, celui qu'il aimait le plus, dûment poudrée. Comme elle était belle.

Elle se dirigea lentement vers la porte, l'ouvrit lentement.

— Adieu, dit-elle, et elle lui lança un demier regard.

— Cela me fait de la peine de te voir partir à trois heures du matin. Que feras-tu dans cette petite gare jusqu'à sept heures?

D'ailleurs, la salle d'attente est fermée la nuit. Le mieux est que tu partes d'ici un peu avant l'arrivée du train, ce sera tout de même moins fatigant que de rester dehors dans le froid.

— Bien, je vais attendre dans ma chambre qu'il soit six heures quarante, dit-elle lorsqu'il eut suffisamment insisté et qu'elle estima pouvoir honorablement accepter.

— Repose-toi, dors un peu, mais mets le réveil pour ne pas risquer de rester endormie. Mets-le pour

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six heures et demie plutôt, ou même pour six heures vingt, la gare est assez loin. Alors, voilà, je te dis adieu dès à présent.

Tu es sûre que tu ne veux pas d'argent?

— Non, merci.

— Eh bien, c'est tout. Adieu.

Rentré chez lui, il ôta ses gants blancs, reprit l'ourson de velours, en remplaça les bottes par des espadrilles vertes et le sombrero par un petit canotier. Le charme dura peu. Se persuadant qu'il avait soif, il se rendit à la cuisine, sortit d'une armoire une bouteille de lime-juice, la remit presque aussitôt en place. Après être retourné chez lui pour se ganter de nouveau, il alla frapper chez elle. Debout devant sa valise, les bras croisés et les mains aux épaules, elle était en robe de chambre, ce qui le rassura.

— Je regrette de te déranger, mais j'ai soif. Où est le lime-juice ?

— Dans la grande armoire de la cuisine, en bas, à gauche.

Mais elle pensa aussitôt que s'il allait se servir lui-même elle ne le reverrait pas. Elle lui proposa donc d'aller chercher ellemême le jus de limon. Il remercia. Elle lui demanda où il le voulait, chez lui ou ici? II pensa que si elle l'apportait chez lui elle s'en irait tout de suite.

—Ici, puisque j'y suis, dit-il d'un ton indifférent.

Resté seul, il se vérifia dans la glace. Les gants blancs faisaient bien sur cette robe de chambre noire. De retour de la cuisine, elle déposa noblement le plateau d'argent sur la table, versa le lime-juice puis l'eau minérale, puis deux cubes de glace à l'aide d'une pince d'argent, mélangea, tendit le verre, alla s'asseoir. Décente, elle tira le bas de sa robe, en recouvrit ses jambes. Il vida le verre sur le tapis.

— Soulève ta robe !

— Non.

— Soulève ta robe !

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— Non.

— Puisque Dietsch a vu, moi aussi je veux voir! Tenant sa main plaquée contre ses genoux, elle

commença à sangloter avec des grimaces, ce qui le mit hors de lui. Cette femme qui avait l'impudence d'éprouver de la pudeur, qui ne voulait pas lui montrer ce qu'elle avait montré à un autre! Pourquoi devait-il, lui, être le seul à qui on ne montrait rien? Il répéta longtemps la monotone demande de soulever, ne comprenant même plus le mot sans cesse redit.

Soulève, soulève, soulève, soulève ! À la fin, pour ne plus entendre cette voix, affolée, humiliée, elle souleva, montra ses longues jambes soyeuses, montra ses cuisses.

—Voilà, méchant, voilà, homme méchant, tu es content maintenant?

Son corps tremblait et son visage traversé par des ondes était effrayant et beau. Il s'approcha.

—Je suis ta femme, pleurait-elle merveilleuse ment sous lui, et il déferlait contre elle qui déferlait contre lui et qui lui disait de n'être plus méchant avec elle, qui lui redisait qu'elle était sa femme, et il ado rait sa femme, déferlait contre elle, ô aimante exas pération, chant des chairs en „lutte, rythme premier, rythme maître, rythme sacré. Ô coups profonds, fris sonnante mort, sourire désespéré de la vie enfin qui s'élance et fait éternelle la vie.

Dietsch aussi, comme moi ! pensa-t-il, encore en elle.

Dietsch en ces mêmes parages ! À peine, avait-elle dit, mais ce à peine c'était du mensonge, on ne pouvait pas éprouver à peine, pensa-t-il toujours en elle. Et si elle avait éprouvé une fois, pourquoi pas les autres fois? Et d'ailleurs, si c'était vrai qu'aucun plaisir par la suite, elle n'aurait pas continué. Donc, oui, chaque fois avec Dietsch. Il s'écarta. Elle vit les yeux fous et, nue, bondit hors du lit, ouvrit la porte-1047

fenêtre, s'enfuit dans le jardin, tomba. Clarté du corps suave, luisant de lune. Il frissonna. Nue sur l'herbe humide, elle allait prendre froid 1

— Reviens ! Je ne te ferai pas de mal !

Comme il s'approchait, elle se releva, courut vers la haie des roses. Dans les arbres encore noirs, les premiers petits courageux saluaient l'aurore proche, s'aimaient les uns les autres, et elle qui courait, qui avait peur de lui. Il rentra, revint avec le manteau de vigogne, le posa sur le gravier, lui cria de ne pas avoir peur et qu'il allait s'enfermer chez lui, lui cria de se couvrir.

Derrière les rideaux de sa chambre, il la guetta, la vit qui se décidait enfin à rentrer, revêtue du manteau, obéissante. Mais pourquoi ne le boutonnait-elle pas ? Pauvre faiblesse aperçue entre les pans entrouverts. Boutonne, ma chérie, boutonne, mon trésor, ne prends pas froid, tu es si fragile, murmura-t-il contre la vitre.

Peu après, entré chez elle, il la trouva, blanche et immobile, les yeux cernés de bleu, grands ouverts sur sa vie. Alors, il eut mal de la voir souffrir, malade à cause de lui. Ignoble, il était ignoble, il était un maudit. Pour lui ôter sa souffrance, il joua une douleur qu'il éprouvait pourtant, s'assit lourdement pour attirer son attention, posa son front contre la table. Il la connaissait, elle était bonne. Le voyant souffrir, elle voudrait le consoler, viendrait le consoler, viendrait adoucir la souffrance de son aimé, et ainsi elle oublierait la sienne, se sentirait mieux. Comme elle tardait à venir, il soupira. Alors, elle s'approcha, se pencha, lui caressa les cheveux, apaisée par sa tâche de réconfort. Soudain, il aperçut Dietsch en toute virilité. Oh, la chienne ! Il redressa la tête

— Combien?

— Combien quoi ?

— Combien mesurait-il?

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— Quel intérêt, mon Dieu, quel intérêt vraiment? s'écria-telle avec une grimace de désespoir.

— Un grand intérêt ! dit-il solennellement. L'unique intérêt de ma vie ! Alors, combien?

—Je ne sais pas. Un mètre soixante-sept, je pense.

Se complaisant à croire à l'abomination des attraits de Dietsch, il recula avec horreur, mit sa main contre ses lèvres. Mais quel monstre était cet homme?

— Je comprends tout maintenant, dit-il, et il se promena de long en large, les bras levés en immense stupéfaction, cependant qu'elle pleurait, riait nerveusement, se haïssait de rire. Dans quel enfer était-elle? Les damnés devaient rire dans les flammes.

— C'est affreux, dit-elle.

— En effet, cent soixante-sept centimètres, c'est affreux, dit-il. Quelle que soit ta bonne volonté, je comprends, c'est affreux, c'est trop.

Grand jour dehors. Devant elle pétrifiée, faisant la morte, traversée de frissons, il parlait depuis des heures, inlassablement. Debout, sa rube de chambre gisant à terre, toujours ganté de blanc mais complètement nu car il avait chaud, trois cigarettes allumées entre les lèvres, il fumait, entouré d'un nuage qui brûlait les yeux de la coupable, fumait avec force et parlait sans arrêt, sentait les sueurs de Dietsch, voyait les lèvres de son aimée touchées par les lèvres ignobles de Dietsch, oh, ces quatre horribles petits biftecks en mouvement perpétuel. Orateur et prophète, ridicule et moral, il parlait, avait mal à la tête, mal de voir sans cesse les organes des deux adultères en même temps que leurs langues frénétiques, reprochait, fulminait, disait les abominations de la pécheresse, évoquait ses décentes grand-mères aux cheveux chastement couverts d'une résille de jais, car les cheveux sont une nudité, disait' le Talmud, louangeait la vertueuse incompétence sexuelle des Juives de Céphalonie pour 1049

qui le bel homme était toujours un obèse imposant. Et toutes fidèles à leur seigneur mari !

Immobile, tête baissée, elle l'entendait à travers les brouillards des cigarettes fumées, comprenait à peine, anesthésiée de sommeil et de malheur, tandis que tristement il boufTonnait sur les étreintes de Dietsch et d'Ariane, les ridiculisant pour les avilir, pour supprimer la magie de Dietsch, le lointain, le désirable. Enfin, elle se leva, décidée à fuir. Non, pas la force de prendre un train. Aller au Royal. Ne plus savoir, ne plus l'entendre, dormir.

—Laisse-moi partir.

Il s'approcha, lui pinça l'oreille, sans conviction. Il n'avait nulle envie de lui faire du mal. Mais quoi, la supplier de rester?

Impossible. Le bras mou, les doigts irréels, il lui pinça de nouveau l'oreille dans l'espoir que la scène continuerait et qu'ainsi elle resterait.

— Assez ! Ne me touche pas !

— Et lui, il ne te touchait pas?

— Il me touchait autrement, murmura-t-elle, idiote de sommeil et de fatigue.

Autrement! Oh, l'ânesse rouge! Et c'était à lui qu'elle disait cela ! Il se retint de frapper. S'il frappait, elle partirait. Le réveil sonna. Six heures et demie. L'empêcher de penser au train de sept heures.

— Répète ce que tu as dit.

— Qu'est-ce que j'ai dit?

— Tu as dit autrement.

— Bon. Autrement.

— Que veut dire autrement?

— Qu'il ne me pinçait pas l'oreille.

— Pourquoi? demanda-t-il machinalement, l'esprit vide, mais il fallait tout de même continuer.

— Quoi pourquoi ?

— Pourquoi est-ce qu'il ne te pinçait pas l'oreille ?

— Parce qu'il n'était pas vulgaire.

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Il se regarda dans la glace. Donc lui, vulgaire, malgré les gants blancs.

— Comment est-ce qu'il te touchait alors?

— Je ne me rappelle pas.

— Dis comment il te touchait.

— Mais tu le sais ! (Il se retint de frapper.) Mon Dieu, mais tu ne vois pas que tu salis notre amour?

— Tant mieux ! D'ailleurs, je t'interdis de parler de notre amour. Il n'y a pas de notre amour. Tu t'es fait trop dietscher.

— Alors, laisse-moi partir.

— Est-ce que tu lui disais aussi que tu étais sa femme ? En allemand sans doute ? Ich bin deine Frau ?

— Je ne lui disais rien en allemand.

— Et en français?

— Je ne lui disais rien.

— Pas vrai. Vous n'étiez pas muets tout le temps. Dis ce que tu lui disais à ces moments-là.

— Je ne me rappelle pas.

— Donc tu lui disais des mots. Il faut queje sache lesquels.

— Mon Dieu, mais pourquoi me parles-tu tout le temps de cet homme ?

C'était vrai, de lui en parler tellement, d'en évoquer les étreintes, il en avait en réalité augmenté le prestige, la lointaine magie, le lui avait rendu attirant, appétissant. Voilà, hantée maintenant par le Dietsch, revivant les joies passées par la faute du cocu rabâcheur, elle allait peut-être avoir envie de recommencer les gym-nastiques d'antan avec le Dietsch, redevenu nouveau, excitant. Tant pis, tant pis. Savoir.

— Dis-moi ce que tu lui disais, scanda-t-il.

— Je ne sais pas. Rien.

— Tu lui disais bien-aimé?

— Sûrement pas. Je ne l'aimais pas.

— Alors pourquoi est-ce que tu te laissais faire?

— Parce qu'il était doux, bien élevé.

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— Bien élevé? Avec les coups qu'il t'assenait quelque part?

— Tu es ignoble.

— Qu'on lui assène ces coups-là, c'est bien élevé ! s'écria-t-il, hors de lui. Mais qu'on le lui dise, c'est ignoble, et c'est moi qu'on méprise, et c'est lui qu'on estime! Tu l'estimes?

— Oui, je l'estime.

L'un et l'autre tenaient à peine debout, machines. détraquées, aveulis de fatigue et d'incohérence. Dehors, tous les oiseaux chantaient maintenant leurs petits hymnes au soleil. Hébété, toujours nu et fumant, il considérait l'incroyable créature qui osait respecter un homme avec qui elle avait fait des immondices. Le bras malade, il la repoussa à peine, comme en rêve. Elle tomba aussitôt, mais les mains en avant pour amortir la chute. À plat ventre, elle resta immobile, le front contre son bras. La légère robe s'était soulevée, la révélait jusqu'à la courbe des reins. Elle poussa un long gémissement, appela son père, sanglota. Mouvante, sa croupe s'abaissait et se relevait au rythme des sanglots. Il s'approcha.

c

Sa valise déposée sur un banc, il arpenta le quai, s'arrêta devant le distributeur automatique, introduisit des pièces de monnaie, tira les manettes, regarda tomber les petits paquets, sifflota, déambula de nouveau, les yeux au ciel. A onze heures, l'inquiétude le gagna. Allait-elle lui faire le coup de ne pas venir l'empêcher de partir? Le train pour Marseille serait là dans huit minutes, s'il n'avait pas de retard. Enfin, une auto qu'il reconnut, c'était l'autre taxi d'Agay. Elle en descendit, sa valise à la main. Leurs regards se rencontrèrent, mais chacun parvint à maîtriser son envie de rire, une envie mécanique, sans nulle gaieté.

— Tu pars aussi? demanda-t-il en fronçant les sourcils, les yeux baissés.

— Je pars aussi.

— Et où iras-tu ?

— Là où tu n'iras pas. Où vas-tu, toi ?

— À Marseille, dit-il, les yeux toujours baissés pour ne pas risquer de rire.

— Alors, je prendrai le train suivant.

—As-tu fermé là-bas? Le compteur du gaz?

Elle haussa les épaules pour signifier qu'elle ne se préoccupait pas de telles vétilles, alla s'asseoir sur l'autre banc.

Assis à deux mètres l'un de l'autre, chacun avec sa valise, ils s'ignorèrent. À onze heures cinq, il se

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leva, alla au guichet des billets, demanda deux premières pour Marseille, revint sur le quai, resta debout, valise à la main, évitant toujours de la regarder. Enfin, la locomotive entra en gare avec indignation, expira, et les wagons rendirent de petits voyageurs. Il monta, guignant de côté. Si elle ne suivait pas, il sauterait sur le quai au dernier moment.

— Qu'est-ce que tu viens faire ici, toi ? lui demanda-t-il lorsqu'elle entra dans son compartiment.

— Voyager.

— Tu n'as pas de billet.

— J'en achèterai au contrôleur.

— Va au moins dans un autre compartiment.

— Il y a de la place ici.

Il y eut des sons de cloche, et le train gémit, protesta, s'ébroua avec des souffles de vapeur et des bruits de fers, puis recula, puis se secoua, puis avança suavement, puis se décida et fonça, se niant gros avec ses wagons enchaînés et torturés, scandant les cadences de ses roues obsédées. Lorsqu'elle se leva, il la laissa hisser seule sa valise sur le filet, constata avec satisfaction sa maladresse. Tant pis, elle n'avait qu'à se débrouiller. La valise enfin en place, elle se rassit sur la banquette d'en face. L'un et l'autre avaient les yeux baissés car ils savaient que s'ils se regardaient en gardant leur sérieux, ils ne pourraient s'empêcher de sourire, puis de rire, et ils perdraient la face.

Dans le couloir ballotté, s'entrcchoquant avec des rires discrets, des Anglais passèrent, suivis par de cacophoniques gosses américains, crétinets virils, mastiqueurs bariolés, assurés de leur importance et nasillards maîtres du monde, suivis par leurs sœurs dégingandées en chaussettes écossaises, sexuelles et déjà maquillées, s'exprimant également par le moyen de Parrière-nez vibrant, triomphantes vulgarités ruminant leur chewing-gum, futures majorettes.

Les deux continuaient à s'ignorer tandis que dehors 1054

les arbres courbés se découpaient avec des hâtes, que les poteaux télégraphiques filaient en sens inverse, brusquement s'abaissant puis se redressant, qu'une cloche de village tintait, qu'un chien montait une pente verte avec des efforts rigoleurs, langue dehors, que le train brusquement titubant criait un effroi, que les cailloux luisaient entre les rails, qu'une locomotive haut le pied passait avec des halètements obscènes, qu'un garde-barrière faisait le mannequin, qu'un yacht joujou blanc coupait au loin la soie méditerranéenne.

Entrèrent trois adolescentes en bourgeons. Après des fous rires, car elles trouvaient beau ce monsieur, elles caquetèrent avec des mots forts pour avoir du caractère et être originales, et lui plaire. L'une dit d'un chanteur qu'il était fabuleux, une autre parla de son rhume fantastique de la semaine dernière, la troisième dit qu'elle aussi, oh elle toussait comme elle ne savait pas quoi. Il se leva, sortit du compartiment, traversa le grand accordéon odeur de mouton. Entré dans un wagon de troisième classe, il ouvrit la porte du dernier compartiment, s'assit.

Ivre de vitesse et sans cesse manquant de tomber, le train effaré, gauche et rapide, pénétra dans un tunnel en hurlant son effroi, et des vapeurs blanchirent les vitres, et ce fut le pandemonium ferreux contre les murs suintants, et soudain la campagne apparut de nouveau et ses calmes verdures. De temps à autre, silencieux, les voyageurs observaient l'étranger bien habillé, puis les conversations reprenaient. L'ouvrière fardée aux bas de soie reprisés méprisait le paysan qui lui parlait en se caressant le menton hérissé pour chasser la timidité. La grosse mémère à béret alpin et col de lapin répondait à sa voisine, puis bâillait pour cacher un mensonge, puis essuyait la longue morve de son chérubin de trois ans, puis engageait avec lui une conversation artificielle, endimanchée, pour l'édi-1055

fication des spectateurs, le questionnait avec une insolite amabilité afin d'en tirer des reparties surprenantes et adultes, destinées à l'admiration de l'assistance que son œil en coulisse surveillait, tandis que son petit affreux, sentant une indulgence inusitée, en profitait pour hurler à tue-tête, taper des pieds, saliver, et vomir du saucisson à l'ail. Deux fiancés, isolés au bout de la banquette, entremêlaient leurs doigts rouges aux ongles fourrés de noir. La fiancée était munie d'une plaque de boutons sur le front. Le fiancé avait un nez minuscule, un veston à carreaux marron clair, un col dur, un pull à fermeture éclair, des souliers vernis, des chaussettes violettes. À la pochette du veston, un porte-mine et un stylo agrafés, un mouchoir bordé de dentelle et une chaînette avec un 13 dans un rond. Il murmurait des questions à sa chérie, bourdonnait des requêtes amoureuses auxquelles, charmée, elle ne répondait que par des rires étouffés ou par des hein? enjôleurs. En règle avec le social, légitime et sûr de son droit, il pelotait le derrière de la demoiselle qui s'en enorgueillissait et, pour l'enchanter, fredonnait la Chapelle au clair de lune tout en posant délicieusement sa rangée de boutons frontaux sur l'épaule virile fortement rembourrée.

Saint-Raphaël. Des reculs, des secousses, et les roues protestèrent avec des glapissements de chiots martyrisés, et le train s'arrêta avec un long soupir de fatigue, des spasmes, des borborygmes de métal, des chuchotis, un dernier soupir.

Irruptions audacieuses de nouveaux, accueils méfiants des installés. Une famille pénétra, conduite par une vieille rougeaude à voiles noirs, et le train repartit, sans fin haletant son asthme, tant de métaux s'effarouchant. Au loin, une rivière brilla d'un éclat solitaire, s'éclipsa, et la vieille tendit au contrôleur les billets de la bande avec le petit rire satisfait de qui est en règle et fait partie d'un groupe. Elle entra ensuite en conversation avec la

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mémère au béret alpin, à laquelle elle déclara qu'elle ne pouvait pas voir souffrir les bêtes, puis avec la nancee toujours pelotée qui lécha sa lèvre ombragée avant de répondre à la dame importante. Après quoi, les fiancés se restaurèrent de fromage de tête et de cervelas, elle aspirant avec distinction et des pépiements suprêmes les fibrilles logées entre les dents.

Le casse-croûte terminé, elle pela avec l'ongle du pouce une orange qu'elle remit à son mâle qui s'en reput, penché et les jambes écartées pour ne pas se salir, puis éructa, s'essuya les mains au mouchoir qu'elle lui prêta, puis fit des effets avec la fermeture éclair de son pull neuf cependant que le train s'emballait, trébuchait, avançait prodigieusement. Rouge de vin et transpirante, la fiancée trouva spirituel de dire adieu adieu adieu à des gens sur la route, avec force gestes, ce qui fit rire l'assistance. Fier du succès de sa chérie et passant à l'amour, le fiancé lui bécota l'oreille ornée d'une boucle en forme d'ancre marine, ce qui provoqua le fou rire de la charmante qui s'écria Tais-toi tu m'affoles, puis cria N'en jetez plus, la cour est pleine ! Le jeune congestionné persistant dans sa notification de passion, la mignonne aux boutons lui assena une gifle mutine puis lui tira la langue qu'elle avait chargée et, d'un œil de houille, regarda l'effet sur le public.

Solal se leva. Assez frayé avec le prolétariat. Retourner chez les riches puisque les trois idiotes étaient descendues à Saint-Raphaël, caquetantes et pouffantes.

De sa voix d'enfant modèle, elle lui dit qu'il s'était trompé en pensant qu'un train pour Marseille s'arrêtait à Agay de bon matin. D'après l'horaire que les jeunes filles lui avaient prêté, le premier train de la journée pour Marseille c'était justement celui-ci. Bien, fit-il sans la regarder, et il alluma une cigarette pour faire barrière. Après un silence, elle dit que ce 1057

train était très rapide et qu'ils seraient déjà à Marseille à treize heures trente-neuf. Bien, fit-il. Après un nouveau silence, elle dit que c'était dommage d'avoir pris ce train à Cannes puisqu'il s'arrêtait aussi à Saint-Raphaël. C'était la faute du premier chauffeur de taxi qui l'avait mal renseigné, peut-être exprès, pour faire une plus longue course. Il ne répondit pas. Alors, elle se leva, vint s'asseoir auprès de lui. Je peux? demanda-t-elle.

Il ne répondit pas. Elle passa sa main sous le bras de son grand honteux, lui demanda s'il était bien. Oui, dit-il. Moi aussi, dit-elle, et elle baisa la main blessée, posa sa tête sur l'épaule aimée.

Lorsque le train s'arrêta en gare de Toulon, elle se réveilla en sursaut, murmura qu'elle avait fermé le compteur du gaz. En veste blanche, un garçon du wagon-restaurant passa avec sa clochette, annonça le deuxième service. Elle dit qu'elle avait faim. Il dit que lui aussi.

Belle Du Seigneur
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