VIII

Arrivé au premier étage, il prit une provision d'air lorsqu'il l'aperçut, assise. Sept heures quatorze, j'y vais, lui dit-il en passant, sans s'arrêter, et il se dirigea vers F huissier-chef, confortable en son fauteuil, qui se délectait d'un roman policier.

« Vous avez audience ? » demanda Saulnier d'un ton à la fois aimable et méfiant. La réponse ayant été affirmative, il sourit affectueusement car il aimait les fonctionnaires qui avaient audience. Tandis qu'Adrien retournait vers elle, il se leva et alla, prêtre affable, poétisé d'importance et de respect, annoncer M. Deume au chef de cabinet. Elle prit la main de son mari pour arrêter le mouvement par lequel il boutonnait et déboutonnait son veston. Il ne s'en aperçut même pas.

— Quelle intuition as-tu, dis? demanda-t-il.

Il n'entendit pas la réponse, négative d'ailleurs. Sept heures dix-sept. Il sentit soudain que le S.S.G. avait dû apprendre ses absences du samedi matin. De panique, il s'assit près d'elle, sur un des fauteuils de cuir tressé, offerts par l'Union Sud-Africaine. Le genou tremblant, il se murmura imperceptiblement qu'il était assis sur de la peau d'hippopotame, peau d'hippopotame, peau d'hippopotame. Et puis il y avait le congé de maladie à Valescure! Quelqu'un l'avait peut-être vu jouant à la roulette de Monte-Carlo et avait cafardé !

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Sept heures dix-neuf. L'huissier se dirigeant vers lui, il se leva, paupières battantes, déférent devant cet inférieur qui voyait le S.S.G. tous les jours et qu'éclairaient les rayons du maître.

«Alors, voilà, j'y vais, dit-il à Ariane, tu m'attends, n'est-ce pas ? » Il tenait à avoir auprès de lui, à l'issue de l'entrevue, une consolatrice ou un public admiratif, selon le cas.

Mais Saulnier lui demanda seulement de patienter, monsieur le sous-secrétaire général étant encore en conférence avec monsieur l'ambassadeur de Grande-Bretagne, mais ce ne serait sûrement pas long, monsieur l'ambassadeur devant ensuite aller voir monsieur le secrétaire général. Devant tant de grandeurs, Adrien Deume sourit humblement à Saulnier, l'entendit à travers un brouillard qui lui parlait du temps magnifique qu'il avait fait aujourd'hui, puis de la jolie petite maison de campagne qu'il venait d'acheter à Corsier. Ah, la nature, il n'y avait que ça de vrai, le grand air c'était essentiel pour la santé, et puis pas de bruit. L'huissier tenait à être aimable avec ce jeune homme qui était peut-être en passe d'être attaché au cabinet. Adrien écoutait, sans les comprendre, les aimables propos de Saulnier qui, s'étant assuré un allié futur et un protecteur possible, retourna à son roman.

Quelques minutes plus tard, une sonnerie sourde déclencha l'huissier qui tressaillit de dévouement et se précipita vers le cabinet du sous-secrétaire général. Il en ressortit presque aussitôt, tenant ouverte la porte de l'arche sainte. « Monsieur Deume », appela-t-il avec une gravité bénigne mais importante, accompagnée d'un sourire ecclésiastique et complice dont la signification semblait être : «On s'entend bien, nous deux, vous savez que je vous ai toujours beaucoup aimé. » Il tenait, de sa main droite, la poignée de la porte et, légèrement incliné, faisait de la main gauche un geste pénétré et rond par lequel il paraissait dire à ce jeune homme si apprécié qu'il était heureux de le laisser

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entrer, bien plus, qu'il se ferait un plaisir de l'aider à entrer.

S'étant aussitôt levé, Adrien Deume ressentit un besoin.

Mon Dieu, il avait encore envie! Tant pis, tenir. Il boutonna une dernière fois son veston, le boutonna pour diverses raisons qu'il ignorait — parce que le veston ainsi fermé lui donnait davantage la bizarre certitude d'être mondain ; parce que, lorsqu'il essayait un complet chez son tailleur, il finissait toujours par trouver que le veston boutonné, dessinant mieux sa chère taille, lui conférait plus de séduction; parce qu'un veston fermé constitue une ultime enveloppe protectrice; parce que, au cours d'une lutte, l'homme dont les vêtements flottent est en état d'infériorité; parce que, lorsqu'il avait six ans, Adrien avait été terrorisé par une semonce de sa tante qui l'avait surpris faisant «de vilaines manières» avec la petite fille des voisins; parce qu'il n'osait pas procéder, en ce moment solennel, à une dernière vérification et que, si par extraordinaire il était en état inattendu d'indécence, le vêtement boutonné cacherait le scandale.

En marche vers son destin, il donna machinalement plus de charme à sa cravate en en pinçant le nœud. Ignorant sa femme, l'esprit vidé par la frousse et un sourire virginal aux lèvres, les pâleurs de la mort sur un visage que de toutes ses forces agonisantes il voulait spirituel mais grave, distingué mais vif, cultivé mais volontaire, sérieux mais charmé, respectueux mais digne, intéressant mais plus encore intéressé déjà par les opinions nobles, considérables, fécondes, dignes d'être immédiatement notées et de servir de loi, opinions sacrées qu'allait émettre le supérieur hiérarchique à la cause duquel il était dévoué, ainsi qu'à toutes causes et questions internationales, le jeune fonctionnaire se hâta, en toute déférence et mondanité, vers le lieu sacré, avec une aimable expression

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de vitalité administrative et le bas-ventre tenaillé par une envie incompréhensible et inopportune et véritablement par trop injuste.

Dieu, que cette porte était éloignée ! Inconscient, la tête tournoyante, passionné d'esclavage, Adrien Deume accéléra son allure, plein de foi en la coopération internationale mais également prêt à se passionner sur-le-champ à tels autres sujets divins ou humains, frivoles ou tragiques, qu'il plairait à celui qui tenait entre ses mains d'abondance la manne des promotions, des missions et des congés spéciaux ainsi que les craquantes foudres de l'avertissement, de la réprimande, du blâme, de la réduction du traitement dans le grade, de la rétrogradation, de la révocation et du renvoi sans préavis.

Adorant et troublé, flottant, absolument abstrait, il entra, leva les yeux, aperçut au fond de l'immense cabinet le sous-secrétaire général et se sentit perdu.

Saulnier ferma pieusement la porte, fit quelques pas, sourit à Ariane, personne charmante puisqu'elle accompagnait un fonctionnaire sympathique et doué. Soudain, s'étant retourné, il s'aperçut que la porte était restée entrebâillée. Il s'élança, tira à lui le battant chéri avec des précautions de mère. Sourcils jupitériens, il passa son mécontentement sur Octave, son subordonné et souffre-douleur, un grêle et long garçon anémique aux gestes mous.

— Petit salaud, souffla-t-il à voix basse et la bouche tordue de haine, pourquoi que tu m'as pas averti? Alors, c'est moi que je dois tout faire attention à tout? Et si le patron s'enrhume, tu t'en fous, toi?

Et tout en souriant de nouveau à Ariane, il appuya fortement son pied sur le cor d'Octave qui éloigna sa chaise sans protester et continua, au ralenti, ses cocottes de papier, plus petites, comme de juste, que celles de son chef. Elle se leva, demanda à ce dernier

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de dire à son mari qu'elle l'attendrait en bas, dans le grand hall.

Sacerdotal, Saulnier s'inclina avec une infinie compréhension, s'assit et s'épongea car il était fatigué. Il passa ensuite son peigne de poche sur ses cheveux en brosse, penché sur une feuille destinée à recueillir les pellicules. Lorsque celles-ci furent en nombre suffisant, il s'en réjouit et souffla dessus. Ensuite, pris d'une folâtre envie de travailler, il introduisit un crayon dans une Brunswick grand modèle qu'Octave se mit en devoir de faire tourner. Le chef arrêtait de temps à autre son serf et vérifiait la pointe du crayon. Enfin, la trouvant à son goût, il leva la main gauche, articula un «stop» napoléonien et posa le crayon sur la table.

— Trois cent cinquante, annonça-t-il, car il tenait compte du nombre de crayons qu'il avait taillés depuis son entrée au Secrétariat général de la Société des Nations.

La porte du cabinet s'ouvrit et Adrien osa refuser de passer le premier, puis osa obéir. Suivis par les regards des huissiers dont les cocottes avaient disparu, les deux fonctionnaires se promenèrent dans le hall, le grand parlant et le petit écoutant, tête adorante vers Solal qui soudain le prit par le bras.

Chaste et timide, bouleversé par ce sublime attouchement et par tant de bonté, l'esprit délicieusement en déroute, Adrien Deume allait immatériellement aux côtés du chef, allait et tremblait de s'embrouiller dans sa marche et de mal régler son pas sur le pas auguste. Sentimental et confus, souriant et transpirant, éperdu d'être palpé par une main hiérarchique, trop troublé pour sentir toute la douceur d'un tel contact, il allait d'un pas glissant et distingué, écoutant de toute son âme et ne comprenant rien. Séduit et féminin, frémissant et léger, spiritualise, vierge bouleversée et timide épousée conduite à l'autel, il allait

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au bras du supérieur, et son sourire de jouvencelle était délicatement sexuel. Intime, il était intime avec un supérieur, avait enfin des rapports personnels ! ô bonheur de son bras tâté !

C'était la plus belle heure de sa vie.

Belle Du Seigneur
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