XXXV

— Où est mon mari? demanda-t-elle aussitôt entrée, cependant qu'il la saluait, la main aux lèvres puis au front.

— Il vient de partir pour le Palais. Je vous expliquerai. Mais vous, n'expliquez rien, je vous prie, car je sais. Je sais que horreur de me voir et que si venue tout de même, c'est pour ne pas lui faire de la peine, et que si vous ne lui avez pas parlé de mon attitude inqualifiable, c'est uniquement pour éviter un scandale nuisible à sa carrière. Tu sais, chouchou, ça a bien marché avec le boss, il me tutoie, il me dit Adrien. Ainsi vous dira-t-il lorsque vous serez seuls. Donc soyez en paix. À quoi pensez-vous?

— Que vous êtes odieux.

— C'est vrai, dit-il, et il sourit aimablement. Maintenant je vais vous expliquer. Lorsqu'on vous a annoncée, votre mari m'a proposé de me laisser seul avec cette dame de l'Himalaya. Je l'ai prié de rester, mais il a voulu être discret, m'a assuré qu'il avait un travail urgent à terminer. J'ai insisté pour qu'il reste, mais il m'a dit qu'il se permettait de me désobéir. Que faire?

Nguyen l'a fait sortir sans que vous le voyiez. Puisque nous sommes seuls, je vais vous séduire.

— Vous êtes ignoble.

— Bien sûr, sourit-il. Mais dans trois heures, les 385

yeux frits, comme je vous l'ai promis. Oui, séduite par les misérables moyens qu'elles aiment et que vous méritez, éborgneuse de vieillards. Le jour du vieux, j'étais prêt à vous emporter sur le cheval qui attendait en bas, mais ce soir vous me déplaisez. De plus, voyant votre considérable nez en pleine lumière, je suis épouvanté.

— Mufle, dit-elle.

— Voici, je vous propose un pari. Si dans trois heures vous n'êtes pas tombée en amour, je nomme votre mari directeur de section. Foi de gentilhomme et sur la tête de mon oncle.

Acceptez-vous ? Si vous préférez partir, libre à vous, ajouta-t-il après un silence, et il indiqua la porte. Par ici la sortie du nez, il pourra passer sans peine, j'espère.

— Goujat, dit-elle, muscles maxillaires saillants.

— Eh bien, partez-vous ou acceptez-vous le pari?

— J'accepte le pari, dit-elle, et elle le regarda droit.

— Sûre d'elle, sourit-il. Une condition toutefois. Jusqu'à une heure du matin, vous gardez le silence. D'accord?

— Oui.

— Parole d'honneur?

— Je n'ai pas à la donner. Mon oui est oui.

— Et votre non aussi. Donc à une heure du matin, vous yeux frits, et à une heure quarante, vous et moi gare pour départ ivre mer soleil. À quoi pensez-vous? Bien sûr, cela devait venir.

Allons, dites ce que vous avez envie de dire. Allons, vite, pendant qu'il est temps. Car à une heure du matin tu lèveras vers moi des yeux extasiés. Allons, dites.

— Sale Juif, dit-elle, et elle eut un preste coup d'œil d'enfant méchante.

— Merci au nom de votre Christ, circoncis en son huitième jour. Peu importe, d'ailleurs. Nous méprisons vos mépris. Sois béni, Éternel, notre Dieu, qui nous as élus entre tous les peuples et élevés au-dessus

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de toutes les nations. Ainsi disons-nous le soir de notre Pâque.

Choquée par ma robe de chambre? En général, elles acceptent mes robes de chambre. Plus tolérantes que les hommes parce que moins sociales, surtout les jeunes. Ce qu'elles ont de bien aussi, c'est qu'aussitôt entrées en passion, elles deviennent philosémites. Vous verrez. À tout à l'heure. En attendant, poudrez votre nez. Il brille.

Lorsqu'il revint, les cheveux désordonnés, haut et svelte dans un smoking de soie blanche, il alla devant la glace, noua sa cravate de commandeur, se plut, se tourna vers elle pour voir l'effet. Comme elle restait immobile, il feignit un début de bâillement réprimé, puis posa sur le guéridon une feuille pliée en deux.

—C'est la nomination que vous remettrez à votre mari, en cas d'échec. Directeur de la section du désar mement. Il n'y fera rien tout aussi bien qu'un autre. Je vous félicite, votre nez ne brille plus. Ce smoking me va bien, je crois, n'est-ce pas? Oui, il me va bien, merci.

Il prit une rose, la respira profondément, la jeta derrière lui. Un chapelet de santal à la main, il arpenta le salon, puis retourna à la glace, ausculta sa poitrine. L'endroit sûr était à l'angle formé par le bord du sternum et le troisième espace intercostal. Mais le moment venu, erreur possible en appuyant le canon, parce que tout de même quelque émotion de départ. Donc marquera l'avance l'endroit sûr, s'y faire tatouer un point bleu. Soudain, la sonnerie. Il décrocha.

—Bonsoir, Adrien. Non, vous ne me dérangez pas. Oui, il me faudra aussi vos commentaires. Prenez tout le temps qu'il faudra. Non, je vous l'ai dit, vous ne me dérangez pas. Je n'ai pas encore commencé de la séduire. À propos, dans votre roman n'oubliez pas le mépris d'avance de Don Juan. Comme je vous l'ai dit, ce mépris, c'est parce qu'il sait que s'il le veut, 387

dans trois jours ou même dans trois heures, cette fière sociale, si digne en son fauteuil, il sait que s'il le veut elle roucoulera de certaine idiote façon et prendra dans le lit diverses positions peu compatibles avec sa dignité actuelle. Affaire de stratégie. Alors, d'avance il ne la respecte pas énormément, et il trouve comique qu'elle fasse tant la convenable en son fauteuil, comique qu'elle s'offusque de sa robe de chambre. Comique, puisqu'il sait que s'il s'en donne la peine, elle fera bientôt les habituels sauts de carpe, haletante et animale servante de nuit, nue et sursautant sous lui, pauvre Juan, parfois doucement gémissante et parfois fortement remuante et toujours les yeux blancs de sainte extasiée. Ô celle qui ne se laissera pas séduire ou qui sera mienne pour de nobles raisons, mon front dans la poussière toute ma vie ! Mépris d'avance donc, mais payé d'un regret toujours ouvert, toujours saignant.

«Étrange envie soudain de me confier à toi, cher Adrien. O

les feintes et les comédies auxquelles ils m'obligent. Car il faut que je vive et pas en hagard et miteux pourfendeur. Et ils sont si méchants à qui dit la vérité qu'ils me couperaient les vivres si je disais tout haut la farce de nos travaux et la bouffonnerie de notre illustre Société. Or j'ai besoin d'argent. Non que j'aie une âme de banquier mais je suis absurde-ment vulnérable au point que je perds conscience dans une chambre non chauffée et que l'eau froide me donne l'onglée, même en été. De plus, je ne veux pas tomber sous leur coupe. Us sont si ignobles avec les démunis d'argent. Je le sais, j'en ai goûté. Et surtout je reste sous-bouffon général pour ne pas devenir un pauvre, avec une âme de pauvre.

La misère avilit. Le pauvre devient laid et prend l'autobus, se lave moins, sent la transpiration, compte ses sous, perd sa seigneurie et ne peut plus sincèrement mépriser. On ne méprise bien que ce que l'on possède et domine. Goethe méprisait mieux que Rousseau.

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« Quoi ? D'autres détails sur Don Juan ? Eh bien, par exemple, il écoute peu celui qui lui parle parce qu'il est en train de le connaître en le regardant, ce qui est plus intéressant. Mais pourtant, toujours cette séparation d'avec les autres, même d'avec ceux qu'il aime. Il les voit, mais il ne les sent pas réels, autres que lui. Ils lui sont des imaginations, des figures de rêve.

Il est toujours seul, n'en est pas, joue la comédie d'en être. Quoi encore? La présence continuelle de sa mort, sa manie de l'ordre rassurant, l'attrait de sa mort à trois heures du matin. L'attrait de l'échec aussi. À Londres, l'année dernière, une jeune duchesse ou quelque chose dans ce genre à qui il venait d'être présenté. Il lui a plu aussitôt. Ils sont allés dans un petit salon, loin des autres, pour causer, c'est-à-dire pour commencer ce qui finit toujours dans un lit. Alors lui, une envie irrésistible de toucher le dernier os de la colonne vertébrale de la duchesse, un os qui s'appelle le coccyx. C'est ce qu'il a fait alors qu'elle se disposait à s'asseoir. II lui a dit qu'il a voulu sentir les restes de la queue des lointains ancêtres de cette duchesse. Elle n'a pas approuvé cet intérêt.

«Encore? Malgré le mal qu'il en dit il n'est bien qu'avec les femmes. Avec les hommes, il doit se tenir à carreau, faire le raisonnable. Elles, par contre, ne le critiquent pas, l'acceptent, trouvent naturelles ses robes de chambre, naturels ses chapelets. Maternelles. En été, quand il va passer quelques jours chez Isolde, elle ne s'étonne pas s'il se promène dans son parc en robe de chambre de tussor à cause de la chaleur, avec casque colonial à cause du soleil, avec bottes à cause des moustiques dont il a peur, avec chasse-mouches à queue de cheval à cause des ignobles taons. Elle est indulgente, elle trouve naturel ce ridicule accoutrement de roi nègre. Mais de toutes ses femmes, la préférée est la petite Edmée, une naine salutiste aux jambes torses qui est son amie.

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«Oui, Adrien, si facile de les séduire. Au point qu'en mon jeune âge, je suis parvenu à m'enlever une femme à moi-même.

C'est une histoire compliquée de frères jumeaux, moi étant l'un et l'autre, l'un rasé et l'autre faussement moustachu. Je la lui raconterai demain devant la mer violette de Céphalonie.

«Expliquez bien aussi pourquoi cette rage de séduire chez Don Juan. Car en réalité, il est chaste et il apprécie peu les ébats de lit, les trouve monotones et rudimentaires, et somme toute comiques. Mais ils sont indispensables pour qu'elles l'aiment.

Ainsi sont-elles. Elles y tiennent. Or, il a besoin d'être aimé.

Primo, divertissement pour oublier la mort et que nulle vie après, que nul Dieu, nul espoir, nul sens, rien que le silence d'un univers sans raison. Bref, par l'amour d'une femme, s'embrouiller et recouvrir l'angoisse. Secundo, recherche d'un réconfort. Par l'adoration qu'elles lui vouent, elles le consolent d'être dépourvu de semblables. Telle est la grandeur dont la suivante et dame d'honneur a nom Solitude. Tertio, elles le consolent aussi de n'être pas roi, car il est fait pour être roi, de naissance et sans y prendre peine. Roi il ne peut, chef politique il ne daigne. Car pour être choisi par la masse, il faut être semblable à elle, un ordinaire. Il régnera donc sur les femmes, sa nation, et il les choisira nobles et pures car quel plaisir d'asservir une impure? D'ailleurs, les nobles et pures sont meilleures servantes de lit. Antipathique, est-elle en train de penser, et c'est bon signe.

« Mais le plus important mobile de cette rage, c'est l'espoir d'un échec et qu'une enfin lui résistera. Hélas, jamais d'échec.

Assoiffé de Dieu, chacune de ses mélancoliques victoires lui

.confirme, hélas, le peu d'existence de Dieu. Toutes ces nobles et pures qui, l'une après l'autre, tombent si vite en position horizontale, hier visages de madone et aujourd'hui furieusement langueuses et languières, lui sont la preuve

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sans cesse renouvelée qu'il n'est pas d'absolue vertu et que, par conséquent et une fois de plus, ce Dieu qu'il espère ne veut pas être, et qu'y puis-je? Maintenant, cher Adrien, je te quitte car il me faut séduire celle-ci qui écoute et me hait. Mais mienne elle sera, je te le promets, et bien attrapée elle sera, car le sort m'a fait naître Solal XIV des Solal, un homme sans prénom, comme tous les premiers-nés de la branche aînée des Solal, bien attrapée en vérité, car comment m'appellera-t-elle en nos ardeurs? Oui, petit Deume, avec la vengeresse gaieté de douleur je la séduirai, et en grand amour nous partirons vers une île fortunée, elle et moi, cette nuit même, cependant que paisiblement tu dormiras dans ton wagon-lit. Adieu donc, et pardonne-moi. »

Il raccrocha, resta immobile. Si pas de tatoueur à Genève, aller à Marseille. Dans n'importe quel bar du Vieux-Port, on lui en indiquerait un. Une garantie de mort subite était ce qui importait dans la vie. Il se tourna vers elle.

— Un veinard, en somme, votre mari. Plein d'appartenances.

Une patrie vraie, des amitiés, des semblables, des croyances, un Dieu. Moi, seul toujours, un étranger, et sur une corde raide.

Cette lassitude parfois de devoir toujours attendre tout de moi, de ne pouvoir compter que sur mon alliée, mon intellijuive-rie.

Ce désir fou qui me prend d'être un humble, mais qui en est, qui fait partie, un régulier porté du berceau à la tombe par les appartenances et les institutions, ce désir fou d'être un facteur dans un village, ou un cantonnier, ou un gendarme que tous connaissent et saluent et aiment, et qui fait une belote le soir avec les copains. Moi toujours seul, et rien que les femmes pour m'aimer, et ma honte de leur amour.

«Honte de devoir leur amour à ma beauté, mon écœurante beauté qui fait battre les paupières des chéries, ma méprisable beauté dont elles me cassent les

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oreilles depuis mes seize ans. Elles seront bien attrapées lorsque je serai vieux et la goutte au nez ou, mieux encore, sous la terre en compagnie de ses racines et de ses silencieux vermisseaux ondulants, tout vert et desséché dans ma caisse disjointe, et elles me trouveront moins succulent alors, et bien fait pour elles, et je m'en régale déjà. Ma beauté, c'est-à-dire une certaine longueur de viande, un certain poids de viande, et des osselets de bouche au complet, trente-deux, vous pourrez contrôler tout à l'heure avec un petit miroir comme chez le dentiste, à toutes fins et garanties utiles, avant le départ ivre vers la mer.

«Cette longueur, ce poids et ces osselets, si je les ai, elle sera un ange, une moniale d'amour, une sainte. Mais si je ne les ai pas, malheur à moi ! Serais-je un génie de bonté et d'intelligence et Fadorerais-je, si je ne peux lui offrir que cent cinquante centimètres de viande, son âme immortelle ne marchera pas, et jamais elle ne m'aimera de toute son âme immortelle, jamais elle ne sera pour moi un ange, une héroïne prête à tous les sacrifices.

«Voyez les annonces matrimoniales, l'importance que ces jeunes idéalistes accordent aux centimètres du monsieur qu'elles cherchent. Eh là! crient ces annonces, il nous faut cent soixante-dix centimètres de viande au moins et qu'elle soit bronzée ! Et si le malheureux ne peut proposer qu'une petite longueur, elles crachent dessus. Donc, si ne mesurant par hypothèse que ces malheureux cent cinquante centimètres, j'essaie tout de même de lui dire mon amour le plus vrai, elle sera une pécore sans cœur, et elle toisera ma brièveté avec un air dégoûté !

« Oui, madame, trente-cinq centimètres de viande de moins et elle se fiche de mon âme et elle ne se mettra jamais devant ma poitrine pour me protéger des balles d'un gangster. Idem si, étant le génie susdit, je suis démuni de petits os dans la bouche ! Ces dames

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éprises de spiritualité tiennent aux petits os ! Elles raffolent de réalités invisibles, mais les petits bouts d'os, elles les exigent visibles! s'écria-t-il joyeusement, une tristesse dans les yeux.

«Et il leur en faut beaucoup ! En tout cas, les coupeurs de devant doivent être au complet ! Si de ceux-là il en manque deux ou trois, ces angéliques ne peuvent goûter mes qualités morales et leur âme ne marche pas ! Deux ou trois petits os de quelques millimètres en moins et je suis fichu, et je reste tout seul et sans amour! Et si j'ose lui parler d'amour elle me lancera un verre à la figure dans l'espoir de m'ébor-gner! Comment, me dira-t-elle, tu n'as pas de petits bouts d'os dans la bouche et tu as l'audace de m'ai-mer? Hors d'ici, misérable, et reçois en outre ce coup de pied au derrière ! Donc ne pas être bon, ne pas être intelligent — un ersatz suffit — mais peser le nombre nécessaire de kilos et être muni de petits broyeurs et trancheurs !

«Alors, je vous le demande, quelle importance accorder à un sentiment qui dépend d'une demi-douzaine d'osselets dont les plus longs mesurent à peine deux centimètres? Quoi, je blasphème? Juliette aurait-elle aimé Roméo si Roméo quatre incisives manquantes, un grand trou noir au milieu? Non! Et pourtant il aurait eu exactement la même âme, les mêmes qualités morales! Alors pourquoi me serinent-elles que ce qui importe c'est l'âme et les qualités morales?

«Que je suis innocent de tellement insister! Elles savent fort bien tout cela. Tout ce qu'elles veulent, c'est qu'on n'en parle pas clairement, et qu'on fasse du faux monnayage, et qu'on dise des mots de grande distinction, mes ennemis personnels, et qu'au lieu de cent quatre-vingts centimètres et osselets on dise noble prestance et sourire séduisant ! Donc qu'on se taise et qu'on ne me méprise plus par ici et qu'on ne

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chuchote plus que je suis ignoble et matérialiste ! Le plus ignoble ici n'est pas celui qu'on pense !

« Et rien ne leur échappe, à ces mignonnes ! À la première rencontre, tout en te parlant des Fioretti de saint François d'Assise, elles te détaillent et te jugent. Sans en avoir l'air, elles ont tout repéré, y compris le nombre et la qualité des petits os de la bouche, et s'il t'en manque un ou deux tu es perdu ! Perdu, mon ami ! Par contre, si tu es dégustablc, du premier coup d'œil elles savent que tu as les yeux marron mais un peu verts avec quelques points d'or, ce dont tu ne t'es jamais douté. Des regardeuses de premier ordre.

« Et ce n'est pas tout, et elles ne se contentent pas d'une inspection du visage ! Il leur faut du tout compris ! À cette première rencontre, de leur regard angé-lique et bleu elles t'ont déshabillé sans que tu t'en doutes et sans qu'elles s'en doutent elles-mêmes, car elles ne s'avouent pas leurs regardages. Ce déshabillage instantané, elles y ont toutes recours, même les vierges. De leur coup d'œil de spécialistes, elles savent tout de suite comment tu es viandeusement sous les vêtements, si suffisamment de muscles, si poitrine large, si ventre plat, si hanches étroites et si pas de graisse. Car si tu es grassouillet, même à peine, tu es perdu! Deux ou trois innocentes petites livres de graisse de trop sur le ventre, et tu n'es pas intéressant et elles ne veulent pas de toi !

« De plus, tenaces petits juges d'instruction et ne voulant donner leur foi qu'à bon escient, elles s'arrangent au cours d'une conversation distinguée, pleine de nature et de petits oiseaux, pour t'interroger sans en avoir l'air et savoir si tu es apte aux forts remuements du corps, et te faire dire si tu aimes la vie au grand air, les sports. Ainsi la femelle du petit insecte nommé empis ne lui donne sa foi que s'il fait preuve de sportivité ! Il faut que le pauvre bougre se débrouille pour porter sur son dos un petit ballon de je ne sais

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quoi trois fois plus gros que lui ! Authentique ! Et si elles apprennent que tu fais du cheval ou de l'alpinisme ou du ski nautique, c'est une garantie, et elles te savourent, heureuses de l'assurance que tu es bon pour le combat et l'engendrement.

Mais naturellement, étant d'âme élevée, parce que de bonne bourgeoisie, elles se gardent de penser bassement. Elles recouvrent avec des mots nobles, et au lieu de ventre plat et bon engendreur elles disent que tu as du charme. La noblesse est affaire de vocabulaire.

« Affreux. Car cette beauté qu'elles veulent toutes, paupières battantes, cette beauté virile qui est haute taille, muscles durs et dents mordeuses, cette beauté qu'est-elle sinon témoignage de jeunesse et de santé, c'est-à-dire de force physique, c'est-à-dire de ce pouvoir de combattre et de nuire qui en est la preuve, et dont le comble, la sanction et l'ultime secrète racine est le pouvoir de tuer, l'antique pouvoir de l'âge de pierre, et c'est ce pouvoir que cherche l'inconscient des délicieuses, croyantes et spintualistes. D'où leur passion pour les officiers de carrière.

Bref, pour qu'elles tombent en amour il faut qu'elles me sentent tueur virtuel, capable de les protéger. Quoi ? Parlez, je vous y autorise.

— Pourquoi n'allez-vous pas dire votre amour à une vieille bossue?

— Haha, elle fait l'intelligente! Pourquoi? Parce que je suis un affreux mâle ! Que les velus soient carnivores, j'accepte!

Mais elles, elles en qui je crois, elles, mes pures, je n'accepte pas ! Elles, avec leurs regards, leurs nobles gestes, leurs pudeurs, elles, découvrir sans cesse qu'elles exigent de la beauté pour me donner leur amour, seul sentiment divin sur cette terre, c'est ma torture et j'en crève ! Je n'arrive pas à accepter parce que je n'arrive pas à ne pas les respecter ! Ainsi suis-je, éternellement fils de la femme. Et j'ai honte pour elles lorsqu'elles me regardent et me

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mesurent et me soupèsent et que des yeux, oui, des yeux, elles flairent ma carapace et ses arrangements, honte lorsque je vois leurs regards soudain intéressés et sérieux, respectueux de ma viande, honte pour elles lorsque je les surprends charmées par mon sourire, ce petit morceau déjà visible de mon squelette.

«D'ailleurs, admirer la beauté féminine, passe encore puisqu'elle est promesse de douceur, de sensibilité, de maternité.

Toutes ces gentilles qui raffolent de soigner et qui courent, le feu aux jupes, être infirmières pendant les guerres, c'est touchant, et j'ai le droit moral d'aimer cette sorte de viande-là. Mais elles, cet attrait horrible qu'elles ont pour la beauté masculine qui est annonce de force physique, de courage, d'agressivité, bref de vertus animales ! Donc elles sont impardonnables !

«Oui, je sais, pitoyable séduction. Absurdes, mes développements sur la convenance physique et le pouvoir de tuer, et ce n'est pas fini, alors qu'il serait tellement plus malin de te parler de Bach et de Dieu et de te demander chastement si vous voulez me donner votre amitié. Qui sait, tu me dirais alors noblement oui, les yeux baissés, et tu entrerais purement dans la ratière dont le fond est toujours une chambre à coucher. Mais je ne peux pas, je ne peux plus séduire comme elles veulent, je ne veux plus de ce déshonneur ! »

Il s'assit, toussa une fois pour être regardé par elle, mais elle ne releva pas la tête, ce qui le vexa. Il sifflota, se demanda si ses anathèmes contre les femmes adoratrices de la gorillerie ne provenaient pas d'une rage de savoir que ces effrontées pouvaient être attirées par d'autres que lui. Oui, en somme, il était jaloux de toutes les femmes. Il haussa les épaules, dénoua sa cravate de commandeur, s'en amusa mélancoliquement, haussa les sourcils pour prendre le ciel à témoin de cette méchante qui faisait exprès de ne pas le regarder. Pour se consoler, il souleva le couvercle 396

d'une boîte, mais à peine, juste ce qu'il fallait pour que deux doigts pussent pénétrer. Entrée clandestine du sultan dans le harem, pensa-t-elle. Les yeux ailleurs, il prit une cigarette au hasard, et elle pensa que le sultan désignait la favorite de la nuit, mais à l'aveuglette pour le plaisir de la surprise. Il frotta une allumette, oublia de l'approcher, se brûla le doigt, jeta l'allumette avec dégoût, puis la cigarette. Elle réprima un rire nerveux. Renvoi de la favorite, pensa-t-elle. — Honte aussi de devoir son futur amour aussi à ma méprisable haute situation, acquise par la ruse et l'impitoyable écrasement. Ancien ministre, sous-bouffon général, commandeur deje ne sais plus quoi, oui, je sais de quoi, c'était pour la beauté de la chose. Un peu comédien, sourit-il gentiment. Oui, me voilà, Solal quatorzième des Solal, encanaillé sous-secrétaire général de la Société des Nations, un lamentable important de la ruche bourdonnante et sans miel, ruche des faux bourdons, sous-faux bourdon général, sous-mouche générale du coche vide. Oh, dites, que fais-je au milieu de ces mannequins politiques, ministres et ambassadeurs, tous sans âme, tous imbéciles et rusés, tous dynamiques et stériles, bouchons de liège au fil du fleuve et s'en croyant suivis, tous parloteurs et cordiaux dans les couloirs et les salles des pas perdus, tapoteurs d'épaules et encercleurs du dos du cher ami détesté, tous occupés à s'entre-nuire et à se faire valoir afin de monter sur l'échelle des importances pour en dégringoler bientôt, précipités dans un grand trou en terre, enfin silencieux dans leur caisse de bois, tous s'agitant et gravement discutant du protocole de Locamo et du pacte Kellogg, tous prenant au sérieux ces éphémères sottises, prenant au sérieux leurs grandes affaires politiques, sordides intrigues familiales et villageoises mesquineries, trouvées considérables par ces crétins qui se prennent eux-mêmes au sérieux, le regard important, les mains dans les poches,

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la rosette à la boutonnière et le mouchoir blanc dans la pochette du veston. Et tous les jours je joue la farce, tous les jours je feins d'en être, je discute gravement, moi aussi, je débite de catégoriques niaiseries, les mains dans les poches, moi aussi, et l'œil politique et international. Je méprise cette foire mais je dissimule mon mépris car j'ai vendu mon âme pour un appartement au Ritz et des chemises de soie et une Rolls et trois bains par jour, et mon désespoir. Assez.

Il alla à la fenêtre, contempla Genève sagement illuminée, les lumières grelottantes de la rive française et, sur le lac noir, les cygnes balancés qui dormaient, tête cachée dans le plumage.

Revenu devant elle, il la considéra, sourit à la pauvrette promise à la mort.

— Dites, tous ces futurs cadavres dans les rues, sur les trottoirs, si pressés, si occupés et qui ne savent pas que la terre où ils seront enfouis existe, les attend. Futurs cadavres, ils plaisantent ou s'indignent ou se vantent. Rieuses condamnées à mort, toutes ces femmes qui exhibent leurs mamelles autant qu'elles peuvent, les portent en avant, sottement fières de leurs gourdes laitières. Futurs cadavres et pourtant méchants en leur court temps de vie, et ils aiment écrire Mort aux Juifs sur les murs. Aller à travers le monde et parler aux hommes? Les convaincre d'avoir pitié les uns des autres, les bourrer de leur mort prochaine? Rien à faire, ils aiment être méchants. La malédiction des canines. Depuis deux mille ans, des haines, des médisances, des cabales, des intrigues, des guerres. Quelles armes auront-ils inventées dans trente ans? Ces singes savants finiront par s'entre-tuer tous et l'espèce humaine mourra de méchanceté. Donc se consoler par l'amour d'une femme. Mais se faire aimer est si facile, si déshonorant. Toujours la même vieille stratégie et les mêmes misérables causes, la viande et le social.

«Le social, oui. Bien sûr, elle est trop noble pour 398

être snob, et elle croit n'attacher aucune importance à ma sous-bouffonnerie générale. Mais son inconscient est follement snob, comme tous les inconscients, tous adorateurs de la force. En silence, elle proteste, me trouve d'esprit bas. Elle est tellement persuadée que ce qui compte pour elle c'est la culture, la distinction, la délicatesse des sentiments, l'honnêteté, la loyauté, la générosité, l'amour de la nature, et caetera. Mais, idiote, ne vois-tu pas que toutes ces noblesses sont signes de l'appartenance à la classe des puissants, et que c'est la raison profonde, secrète, inconnue de toi, pour quoi tu y attaches un tel prix. C'est cette appartenance qui en réalité fait le charme du type aux yeux de la mignonne. Bien sûr, elle ne me croit pas, elle ne me croira jamais.

« Des réflexions sur Bach ou sur Kafka sont mots de passe indicateurs de cette appartenance. D'où les conversations élevées des débuts d'un amour. Il a dit qu'il aime Kafka. Alors, l'idiote est ravie. Elle croit que c'est parce qu'il est bien intellectuellement. En réalité, c'est parce qu'il est bien socialement. Parler de Kafka, de Proust ou de Bach, c'est du même genre que les bonnes manières à table, que couper le pain avec la main et non avec le couteau, que manger la bouche close. Honnêteté, loyauté, générosité, amour de la nature sont aussi signes d'appartenance sociale. Les privilégiés ont du fric : pourquoi ne seraient-ils pas honnêtes ou généreux ? Ils sont protégés du berceau à la tombe, la société leur est douce : pourquoi seraient-ils dissimulés ou menteurs? Quant à l'amour de la nature, il n'abonde pas dans les bidonvilles. Il y faut des rentes. Et la distinction, qu'est-ce, sinon les manières et le vocabulaire en usage dans la classe des puissants. Si je dis un tel et sa dame, je suis vulgaire. Cette expression, distinguée il y a quelques siècles, n'est devenue ordinaire que depuis que le prolétariat s'en est emparé. Mais si l'usage de la bonne société 399

était de dire un tel et sa dame, vous me trouveriez affreux de dire un tel et sa femme. Tout cela, honnêteté, loyauté, générosité, amour de la nature, distinction, toutes ces joliesses sont preuves d'appartenance à la classe dirigeante, et c'est pourquoi vous y attachez une telle importance, prétendument morale. Preuve de votre adoration de la force !

«Oui, de la force, car par leur richesse, leurs alliances, leurs amitiés et leurs relations, les importants sociaux ont le pouvoir de nuire. De quoi je conclus que votre respect de la culture, apanage de la caste des puissants, n'est en Fin de compte, et au plus profond, que respect du pouvoir de tuer, respect secret, inconnu de vous-même. Bien sûr, vous souriez.

Ils souriront tous et ils hausseront les épaules. Ma vérité est désobligeante.

«Universelle adoration de la force, ô les subalternes épanouis sous le soleil du chef, ô leurs regards aimants vers leur puissant, ô leurs sourires toujours prêts, et s'il fait une crétine plaisanterie le chœur de leurs rires sincères. Sincères, oui, c'est ce qui est terrible. Car sous l'amour intéressé de votre mari pour moi, il y a un amour vrai, désintéressé, l'abject amour de la puissance, l'adoration du pouvoir de nuire, ô son perpétuel sourire charmé, son amoureuse attention, la courbe déférente de son postérieur pendant que je parlais. Ainsi, dès que le grand babouin adulte entre dans la cage, ainsi les babouins mâles mais adolescents et de petite taille se mettent à quatre pattes, en féminine posture d'accueil et de réception, en amoureuse posture de vassalité, en sexuel nommage au pouvoir de nuire et de tuer, dès que le grand redoutable babouin entre dans la cage. Lisez les livres sur les singes et vous verrez que je dis vrai.

«Babouincric partout. Babouinerie et adoration animale de la force, le respect pour la gent militaire, détentrice du pouvoir de tuer. Babouinerie, l'émoi de

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respect lorsque les gros tanks défilent. Babouinerie, les cris d'enthousiasme pour le boxeur qui va vaincre, babouinerie, les encouragements du public. Vas-y, endors-le! Et lorsqu'il a mis knock-out l'autre, ils sont fiers de le toucher, de lui taper dans le dos. C'était du sport, ça ! crient-ils. Babouinerie, l'enthousiasme pour les coureurs cyclistes. Babouinerie, la conversion du méchant que Jack London a rossé et qui, d'avoir été rossé, en oublie sa haine et adore désormais son vainqueur.

« Babouinerie, partout. Babouines, les foules passionnées de servitude, frémissantes foules en orgasme d'amour lorsque paraît le dictateur au menton carré, dépositaire du pouvoir de tuer.

Babouines, les mains tendues pour toucher la main du chef et s'en sanctifier. Babouins, les attachés de cabinet sages et religieux, debout derrière leur ministre qui va signer le traité, et ils s'empressent avec le buvard, honorés de saintement sécher la signature, ô les dévoués petits babouins! Babouins, les sourires attendris des ministres et des ambassadeurs entourant la reine qui embrasse la petite fille au bouquet. Babouin, le sourire de Benedetti, l'autre jour à la Sixième Commission, pendant que le vieux Cheyne lisait son discours. Sur le gras visage de ce salaud, un sourire que l'émoi de respect rendait bon, virginal, délicat.

Mais ce sourire signifiait aussi qu'il s'aimait en son amour pour le grand patron, car de cette adorable Importance qui discourait, il se sentait participer.

«Babouins, les crétins reçus par le dictateur italien et qui viennent ensuite me vanter le sourire séduisant de cette brute, un sourire si bon au fond, disent-ils tous, ô leur ravissement femelle devant le fort. Babouins, ces autres qui s'extasient devant quelque petite bonté de Napoléon, de ce Napoléon qui disait qu'est-ce que cinq cent mille morts pour moi ? Ils ont tous un faible pour le fort, et la moindre douceur des durs leur est 401

exquise, les ensorcelle. Au théâtre, ils s'attendrissent devant le vieux colonel sévère qui a une bienveillance inattendue.

Esclaves ! Mais un homme tout bon est toujours trouvé un peu nigaud. Au théâtre, le méchant n'est jamais ridicule, mais un homme bon l'est souvent, fait souvent rire. D'ailleurs, il y a du mépris dans les mots brave homme ou bonhomme. Et une domestique, ne l'appclle-t-on pas une bonne?

«Babouines adoratrices de la force, les jeunes Américaines qui ont pris d'assaut le compartiment du prince de Galles, qui ont caressé les coussins sur lesquels il a posé son postérieur, et qui lui ont offert un pyjama dont chacune a cousu un point.

Authentique. Babouine, la rafale d'hilarité qui a secoué l'autre jour l'Assemblée à une plaisanterie du Premier ministre anglais, et le président a manqué s'étrangler. Niaise, cette plaisanterie, mais plus le plaisantin est important et plus on savoure, les rires n'étant alors qu'approbation de la puissance.

«Babouinerie et adoration de la force, le snobisme qui est désir de s'agréger au groupe des puissants. Et si le même prince de Galles oublie de boutonner le dernier bouton de son gilet ou si, parce qu'il pleut, il retrousse le bas de son pantalon, ou si, parce qu'il a un furoncle sous le bras, il donne des poignées de main en levant haut le bras, vite les babouins ne boutonnent plus le dernier bouton, vite font retrousser le bas de leur pantalon, vite serrent les mains en arrondissant le bras.

Babouinerie, l'intérêt pour les idiotes amours des princesses. Et si une reine accouche, toutes les dames bien veulent savoir combien son vermisseau pèse de kilos et quel sera son titre.

Incroyable babouin aussi, cet imbécile soldat agonisant qui a demandé à voir sa reine avant de mourir.

«Babouinerie, la démangeaison féminine de suivre la mode qui est imitation de la classe des puissants et désir d'en être.

Babouinerie, le port de l'épée par des

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importants sociaux, rois, généraux, diplomates et même académiciens, de l'épée qui est signe du pouvoir de tuer.

Babouinerie suprême, pour exprimer leur respect de Ce qui est le plus respectable et leur amour de Ce qui est le plus aimable, ils osent dire de Dieu qu'il est le Tout-Puissant, ce qui est abominable, et significatif de leur odieuse adoration de la force qui est pouvoir de nuire et en fin de compte pouvoir de tuer.

«Cette animale adoration, le vocabulaire même en apporte des preuves. Les mots liés à la notion de force sont toujours de respect. Un "grand" écrivain, une œuvre "puissante", des sentiments "élevés", une "haute" inspiration. Toujours l'image du gaillard de haute taille, tueur virtuel. Par contre, les qualificatifs évoquant la faiblesse sont toujours de mépris. Une

"petite" nature, des sentiments "bas", une œuvre "faible". Et pourquoi "noble" ou "chevaleresque" sont-ils termes de louange? Respect hérité du Moyen Âge. Seuls à détenir la puissance réelle, celle des armes, les nobles et les chevaliers étaient les nuisibles et les tueurs, donc les respectables et les admirables. Pris en flagrant délit, les humains ! Pour exprimer leur admiration, ils n'ont rien trouvé de mieux que ces deux qualificatifs, évocateurs de cette société féodale où la guerre, c'est-à-dire le meurtre, était le but et l'honneur suprême de la vie d'un homme ! Dans les chansons de geste, les nobles et les chevaliers sont sans arrêt occupés à tuer, et ce ne sont que tripes traînant hors des ventres, crânes éclatés bavant leurs cervelles, cavaliers tranchés en deux jusqu'au giron. Noble !

Chevaleresque ! Oui, pris en flagrant délit de babouinerie ! À la force physique et au pouvoir de tuer ils ont associé l'idée de beauté morale !

«Tout ce qu'ils aiment et admirent est force. L'importance sociale est force. Le courage est force. L'argent est force. Le caractère est force. Le renom est

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force. La beauté, signe et gage de santé, est force. La jeunesse est force. Mais la vieillesse, qui est faiblesse, ils la détestent. Les primitifs assomment leurs vieillards. Les jeunes filles de bonne famille, en mal de mariage, précisent dans leurs annonces qu'elles ont des espérances directes et prochaines, ce qui signifie que Papa et Maman vont bientôt claquer, Dieu merci. Et moi, mon horreur des vieilles qui viennent toujours s'asseoir près de moi dans les trains. Dès qu'une de ces sorcières barbues entre dans mon compartiment, ça ne rate jamais, c'est moi qu'elle choisit, et elle vient se coller contre moi qui la hais en silence, me tenant aussi loin que je peux du corps abominable si proche de la mort, et si je me lève je tâche de marcher un peu sur ses cors, par erreur.

«Ce qu'ils appellent péché originel n'est que la confuse honteuse conscience que nous avons de notre nature babouine et de ses affreux affects. De cette nature, un témoignage entre mille, le sourire qui est mimique animale, héritée de nos ancêtres primates. Celui qui sourit signifie à l'hominien d'en face qu'il est pacifique, qu'il ne le mordra pas avec ses dents, et pour preuve il les lui montre, inoffensives. Montrer les dents et ne pas s'en servir pour attaquer est devenu un salut de paix, un signe de bonté, pour les descendants des brutes du quaternaire.

«Oh assez. Pourquoi me donner tant de peine? Je commence la séduction. Très facile. En plus des deux convenances, la physique et la sociale, il n'y faut que quelques manèges.

Question d'intelligence. À une heure du matin donc, vous amoureuse, et à une heure quarante, vous et moi gare pour départ ivre mer soleil, et au dernier moment vous peut-être abandonnée quai gare, pour venger le vieux. Le vieux, vous vous rappelez?

Sa lévite, je la mets quelquefois la nuit, et je me déguise en Juif de mon cœur, avec barbe et attendrissantes boucles rituelles et toque de fourrure et

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pieds traînants et dos voûté et parapluie ingénu, vieux Juif de millénaire noblesse, ô amour de moi, porteur de la Loi, Israël sauveur, et je vais dans les rues nocturnes, pour être moqué, fier d'être moqué par eux. Les manèges, maintenant.

« Premier manège, avertir la bonne femme qu'on va la séduire.

Déjà fait. C'est un bon moyen pour l'empêcher de partir. Elle reste par défi, pour assister à la déconfiture du présomptueux.

Deuxième manège, démolir le mari. Déjà fait. Troisième manège, la farce de poésie. Faire le grand seigneur insolent, le romantique hors du social, avec somptueuse robe de chambre, chapelet de santal, monocle noir, appartement au Ritz et crises hépatiques soigneusement dissimulées. Tout cela pour que l'idiote déduise que je suis de l'espèce miraculeuse des amants, le contraire d'un mari à laxatifs, une promesse de vie sublime. Le pauvre mari, lui, ne peut pas être poétique. Impossible de faire du théâtre vingt-quatre heures par jour. Vu tout le temps par elle, il est forcé d'être vrai, donc piteux. Tous les hommes sont piteux, y compris les séducteurs lorsqu'ils sont seuls et non en scène devant une idiote émerveillée. Tous piteux, et moi le premier!

«Rentrée chez elle, elle comparera son mari au fournisseur de pouahsie, et elle le méprisera. Tout lui sera motif de dédain, et jusqu'au linge sale de son mari. Comme si un Don Juan ne donnait pas ses chemises à laver ! Mais l'idiote, ne le voyant qu'en situation de théâtre, toujours à son avantage et fraîchement lavé et pomponné, se le figure héros ne salissant jamais ses chemises et n'allant jamais chez le dentiste. Or, il va chez le dentiste, tout comme un mari. Mais il ne l'avoue pas. Don Juan, un comédien toujours sur scène, toujours camouflé, dissimulant ses misères physiques et faisant en cachette tout ce qu'un mari fait ingénument. Mais comme il le fait en cachette et qu'elle a peu d'imagination, il lui est un demi-dieu.

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ô les sales nostalgiques yeux de l'idiote bientôt adultère, ô sa bouche bée devant les nobles discours de son prince charmant porteur de dix mètres d'intestins. Ô l'idiote éprise d'ailleurs, de magie, de mensonge. Tout du mari l'agace. La radio du mari et son inoffensive habitude d'écouter les informations trois fois par jour, pauvre chou, ses pantoufles, ses rhumatismes, ses sifflotements à la salle de bains, ses bruits lorsqu'il se brosse les dents, son innocente manie des petits noms tendres, dans le genre chouquette, poulette ou tout simplement chérie à tout bout de champ, ce qui est dépourvu de piment et la met hors d'elle. Il faut à madame du sublime à jet continu.

«Elle est donc rentrée chez elle. Tout à l'heure, le séducteur l'entourait de guirlandes, l'appelait déesse des forêts et Diane revenue sur terre, et la voilà maintenant par le mari transformée en poulette, ce qui la vexe. Tout à l'heure, suave et charmée, elle écoutait le séducteur la gorger de sujets élevés, peinture, sculpture, littérature, culture, nature, et elle lui donnait délicieusement la réplique, bref deux cabots en représentation, et voilà que maintenant le pauvre mari en toute innocence lui demande ce qu'elle pense de la façon d'agir des Boulisson qu'ils ont eu à dîner il y a deux mois, et depuis, rien, silence, diner pas rendu. Et le plus fort de café, c'est que j'ai appris qu'ils ont invité les Bourrassus! Les Bourrassus, qu'ils ont connus grâce à nous, tu te rends compte ! Moi je suis d'avis de couper les ponts, qu'est-ce que tu en dis? Et caetera, y compris le touchant tu sais chouchou ça a bien marché avec le boss, il me tutoie. Bref, pas de sublimités avec le mari, pas de prétentieux échanges de goûts communs à propos de Kafka, et l'idiote se rend compte qu'elle gâche sa vie avec son ronfleur, qu'elle a une existence indigne d'elle. Car elle est vaniteuse, l'amphore.

« Le plus comique, c'est qu'elle en veut à son mari 406

non seulement de ce qu'il n'est pas poétique mais encore et surtout de ce qu'elle ne peut pas faire la poétique devant lui.

Sans qu'elle s'en doute, elle lui en veut d'être le témoin de ses misères quotidiennes. Au réveil, la mauvaise haleine, la tignasse de clow-nesse ébouriffée et clocharde abrutie, et tout le reste, y compris peut-être l'huile de paraffine du soir ou les pruneaux. Dans le compagnonnage de la brosse à dents et des pantoufles, elle se sent découronnée et elle en tient responsable le malheureux qui n'en peut mais. Par contre, quelle marche triomphale à cinq heures de l'après-midi lorsque, lessivée à fond avec mise en plis et sans pellicules, plus heureuse et non moins fière que la Victoire de Samothrace, elle va retrouver à larges foulées son noble coliqueur clandestin, et elle chante des chorals de Bach, glorieuse de faire bientôt la sublime toute belle avec son intes-tineur, et en conséquence de se sentir princesse immaculée avec cette mise en plis si réussie.

«Dès le premier jour du mariage, les Juives de stricte observance se rasaient le crâne et mettaient perruque. J'aime. Plus de beauté, Dieu merci. Par contre, la plus belle vedette de cinéma, justement parce qu'elle se croit irrésistible et prend des poses de grande charmeuse avec son derrière, et qu'elle n'est que cela, pour la punir de sa beauté, corne du diable, je l'imagine aussitôt violemment purgée et en grands maux de ventre, et alors elle perd aussitôt sa splendeur, et je ne veux plus d'elle! Qu'elle reste sur son siège! Mais une Juive à perruque ne perd jamais son prestige, car elle s'est mise sur un plan où les misères physiques ne peuvent plus découronner. J'ai perdu le fil. Où en étais-je avec l'idiote?

— Elle s'aperçoit qu'elle gâche sa vie.

— Louée soyez-vous, remercia-t-il, et de deux doigts il affila son nez, noble cimeterre, comme pour y aiguiser une pensée, fit soudain une tête attendrie.

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Et pourtant il n'y a rien de plus grand que le saint mariage, alliance de deux humains unis non par la passion qui est rut et manège de bêtes et toujours éphémère, mais par la tendresse, reflet de Dieu. Oui, alliance de deux malheureux promis à la maladie et à la mort, qui veulent la douceur de vieillir ensemble et deviennent le seul parent l'un de l'autre. Ta femme, tu l'appelleras frère et sœur, dit le Talmud. (Il s'aperçut qu'il venait d'inventer cette citation et enchaîna en douce.) En vérité, en vérité, je vous le dis, l'épouse qui presse le furoncle du mari pour en faire tendrement sortir le pus, c'est autrement plus grave et plus beau que les coups de reins et sauts de carpe de la Karénine. Louange donc au Talmud et honte aux adultères, raffoleuses de vie animale et qui filent vers la mer, le feu sous les jupes. Oui, animale, car l'Anna aime le corps de l'imbécile Wronsky et c'est tout, et toutes ses belles paroles ne sont que vapeurs et dentelles recouvrant de la viande. Quoi, on proteste, on me traite de matérialiste? Mais si une maladie glandulaire avait rendu Wronsky obèse, trente kilos de graisse sur le ventre c'est-à-dire trois cents plaques de beurre sur le ventre, de cent grammes chacune, serait-elle tombée en amour à leur première rencontre? Donc viande, et qu'on se taise !

«Quatrième manège, la farce de l'homme fort. Oh, le sale jeu de la séduction ! Le coq claironne pour qu'elle sache qu'il est un dur à cuire, le gorille se tape la poitrine, boum, boum, les militaires ont du succès. Die Offiziere kommen ! s'exclament les jeunes Viennoises et elles rajustent vite leur coiffure. La force est leur obsession et elles enregistrent tout ce qui leur en paraît preuve. S'il plante droit ses yeux dans les yeux de la bonne femme, elle est délicieusement troublée, elle défaille à cette chère menace. S'il se carre avec autorité dans un fauteuil, elle le vénère. S'il a le genre explorateur anglais laconique ôtant sa pipe pour dire

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yes, elle voit des profondeurs dans ce yes, et elle l'admire de mordre le tuyau de sa pipe et d'en sucerdégoû-tamment le jus.

C'est viril et ça l'excite. Que le séducteur dise de nombreuses idioties mais qu'il les dise avec assurance, d'une voix mâle, voix de basse à créneaux, et elle le regardera, les yeux exorbités et humides, comme s'il avait inventé une relativité encore plus généralisée. Elle relève tout, la démarche du type, sa façon de se tourner brusquement, de quoi son mignon tréfonds déduit qu'il est agressif et dangereux, Dieu merci. Et par-dessus le marché, pour lui plaire il faut que je domine et humilie son mari, malgré la honte et la pitié que j'en éprouve.

Oui, honte tout à l'heure quand je lui parlais au téléphone, honte de mon méprisable air de supériorité, à votre intention, cet air de supériorité qu'il faut prendre pour mettre le mari en état de timidité et le perdre aux yeux de l'idiote.

«Un chien pour le séduire, je n'ai qu'à être bon avec lui. La force, peu lui importe. Mais elles, non, elles en exigent, en veulent le cher danger. Oui, c'est le caractère dangereux de la force, pouvoir de tuer, qui les attire et les excite, babouines qu'elles sont. J'ai connu une jeune fille de bonne famille, une famille pleine de religion et de sentiments élevés, une jeune fille toute pure, qui avait une flamme pour un musicien de cent quatre-vingts centimètres, mais hélas doux et timide. Ne pouvant le transformer en authentique gaillard énergique, mais désireuse d'en devenir de plus en plus éprise, elle tâchait de lui injecter de la virilité artificielle pour s'en titiller et l'aimer davantage. C'est ainsi qu'au cours de leurs innocentes promenades, elle lui disait de temps à autre : "Jean, soyez plus affirmatif." C'est ainsi encore qu'un jour elle lui offrit une pipe anglaise, très courte, genre loup de mer ou détective anglais, et elle n'eut de cesse qu'il ne se la mît au bec devant elle, jouissante et comblée. La pipe excitait cette malheureuse.

Mais le

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jour suivant, elle rencontra dans un salon élégant un lieutenant de carrière. Alors, voyant l'uniforme et le sabre, elle tomba aussitôt en langueur d'amour, son sang battant fort à la porte ouverte de son âme, et elle sentit que la défense de la patrie c'était encore mieux que la musique. Un sabre, c'était tout de même plus excitant qu'une pipe.

«Force, force, elles n'ont que ce mot à la bouche. Force, qu'est-ce en fin de compte sinon le vieux pouvoir d'assommer le copain préhistorique au coin de la forêt vierge d'il y a cent mille ans? Force, pouvoir de tuer. Oui, je sais, je l'ai déjà dit, je le répète et je le répéterai jusqu'à mon lit de mort ! Lisez les annonces de ces demoiselles de bonne famille, présentant bien, avec espérances directes et prochaines, comme elles disent. Lisez et vous verrez qu'elles veulent un monsieur non seulement aussi long que possible, mais encore énergique, ayant du caractère, et elles font des yeux émerveillés, comme si c'était beau et grand alors qu'en réalité c'est répugnant. Du caractère ! s'écria-t-il avec douleur. Du caractère, elles l'avouent ! Elles avouent, les angéliques effrontées, qu'il leur faut un cher fort et silencieux, avec chewing-gum et menton volontaire, un costaud, un viril, un coq prétentieux ayant toujours raison, un ferme en ses propos, un tenace et implacable sans cœur, un capable de nuire, en fin de compte un capable de meurtre ! Caractère n'étant ici que le substitut de force physique, et l'homme de caractère un produit de remplacement, l'ersatz civilisé du gorille. Le gorille, toujours le gorille !

«Elles protestent et s'écrient que je les calomnie puisqu'elles veulent que ce gorille soit en même temps moral !

Ce gorille viandu et costaud et ayant du caractère, c'est-à-dire tueur virtuel, elles exigent en effet qu'il dise des paroles nobles, qu'il leur parle de Dieu, et qu'ils lisent la Bible ensemble, le soir, avant de se coucher. Alibi et comble de la perversité ! Ainsi, 410

ces rusées peuvent en toute paix chérir la large poitrine et les poings frappeurs et les yeux froids et la pipe ! Pieds de porc recouverts de crème fouettée et gigots ornés de fleurs et dentelles de papier comme aux devantures des boucheries !

Fausse monnaie toujours et partout ! Et qu'au lieu de cent quatre-vingts centimètres on dise beau ou ayant de la prestance ou, dans les annonces, présentant bien ! Et qu'au lieu de redoutable et de sale type aux yeux froids qui lui fasse délicieusement peur on dise énergique, ayant du caractère! Et qu'au lieu de riche et classe dirigeante on dise distingué et cultivé ! Et qu'au lieu de peur de la mort et désir égoïste que le cher petit nombril dure toujours, on dise esprit, au-delà, vie éternelle ! Vous me détestez, je le sais. Tant pis et gloire à la vérité !

«Rien à faire, paléolithiques, elles sont paléolithiques, descendantes des femelles au front bas qui suivaient humblement le mâle trapu et sa hache de pierre ! Je n'ai pas l'impression qu'une seule femme ait été amoureuse du grand Christ, au temps où il vivait homme aux yeux tristes. Pas assez viril, miaulaient les demoiselles de Galilée. Elles devaient lui reprocher de tendre l'autre joue. Par contre, elles étaient bouches béantes et yeux démesurés devant les centurions romains aux énormes mentons. Ô leur admiration, qui me fait mal pour elles, leur odieuse admiration pour un Martin Eden silencieux et moral, spécialiste du direct à la mâchoire.

«Ô horreur de mes amours de jeunesse, et j'enrageais d'être aimé pour les machineries animales de virilité qu'elles me forçaient de faire, qu'elles attendaient de moi. Bref, d'être aimé pour tout ce qui chez l'odieux coq plaît à la sotte poule. Pour leur plaire, je faisais donc l'insolent que je n'étais pas, l'homme fort que je n'étais certes pas, Dieu soit loué. Mais elles aimaient cela, et moi j'avais honte, mais quoi, j'avais besoin de leur amour, si mal né qu'il fût.

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«Fort, fort, elles n'ont que ce mot à la bouche. Comme elles ont pu m'en casser les oreilles ! Toi, tu es fort, me disaient-elles, et j'avais honte. Une d'elles, plus excitée et plus femelle, me disait même Toi tu es un fort. Ce qui faisait plus fort encore et me rangeait dans la catégorie divine des grands gorilles. De honte et de dégoût, j'en avais mal aux dents, honte de cette bestialité, et envie de lui hurler que j'étais l'homme le plus faible de la terre. Mais alors elle m'aurait lâché. Or, j'avais besoin de sa tendresse, cette tendresse qu'elles ne donnent que si elles sont en passion, cette maternité divine des femmes en amour.

Alors, pour avoir cette tendresse qui seule m'importait, j'achetais sa passion en faisant le gorille et, la honte au cœur, je virevoltais avec énergie, je m'asseyais avec certitude, je croisais les jambes à l'extrême limite de l'arrogance et j'argumentais brièvement, en dominateur.

«Toutes ces gorilleries, alors que j'aurais tant aimé qu'elle vienne s'asseoir auprès de mon lit, elle dans un fauteuil, moi couché et lui tenant la main ou le bas de la jupe, et elle me chantant une berceuse. Mais non, il fallait faire le volontaire et le dangereux, et tout le temps avoir du caractère, et tout le temps virevolter, et me sentir ridicule, ridiculisé par leur admiration. Ce n'est pas de gaieté de cœur que je dis ces choses. Cette tendresse, j'aurais tant aimé la recevoir des hommes, avoir un ami, l'embrasser lorsqu'il arrive, rester à causer avec lui tard dans la nuit et même jusqu'à l'aurore. Mais les hommes ne m'aiment pas, je les gêne, ils se méfient, je n'en suis pas, ils me sentent seul. Alors, cette tendresse, il m'a bien fallu la chercher là où on la donne. »

Debout devant la glace de la cheminée, il ôta son monocle noir, examina la cicatrice de la paupière, se demanda s'il brûlerait ses trente mille dollars devant PAmalécite pour lui apprendre à vivre. Non, préférable de les brûler tout seul, un de ces soirs, pour le

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plaisir, après avoir couvert ses épaules de la longue soie rituelle, ennoblie de franges et barrée de bleu, sa tente et sa patrie. Il virevolta, s'approcha de la fille des Gentils, belle aux longs cils recourbés, qui le regardait, muette, tenant parole.

— Comme elles ont pu me faire souffrir depuis vingt ans avec leurs babouineries ! Babouineries, répéta-t-il, envoûté par le mot, soudain hébété devant la cage d'un zoo. Regardez le babouin dans sa cage, regardez-le qui fait de la virilité pour plaire à sa babouine, regardez-le qui se tape de grands coups sur la poitrine, qui fait des bruits de tam-tam et marche la tête haute, en colonel parachutiste. (Il arpenta le salon, martela sa poitrine pour faire babouin. Tête haute, il était élégant et naïf, jeune et gai.) Ensuite, il secoue les barreaux de la cage et la babouine fondue et charmée trouve que c'est un fort, un affirmatif, qu'il a du caractère, qu'on peut compter sur lui. Et plus il secoue les barreaux et plus elle sent qu'il a une belle âme, qu'il est propre moralement, chevaleresque, loyal, un babouin d'honneur. Bref, l'intuition féminine. Alors, la babouine émerveillée s'approche en remuant le derrière, elles tiennent toutes, même les vertueuses, à beaucoup le montrer, d'où jupes étroites, et elle demande timidement au babouin, les yeux chastement baissés Aimez-vous Bach? Naturellement, il déteste Bach, ce robot sans cœur et géomètre mécanique à développements, mais pour se faire bien voir et montrer qu'il a une belle âme et qu'il est d'un milieu babouin distingué, le malheureux est bien obligé de dire qu'il adore cet embêteur et sa musique pour scieurs de long.

Vous êtes choquée? Moi aussi. Alors, les yeux toujours baissés, la babouine dit d'une voix douce et pénétrée Bach nous rapproche de Dieu, n'est-ce pas? Comme je suis heureuse que nous ayons les mêmes goûts. Ça commence toujours par les goûts communs. Oui, Bach, Mozart, Dieu, elles

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commencent toujours par ça. Ça fait conversation honnête, alibi moral. Et quinze jours plus tard, trapèze volant dans le lit.

«Donc la babouine continue sa conversation élevée avec son sympathique babouin, ravie de constater qu'en tout il pense comme elle, sculpture, peinture, littérature, nature, culture.

J'aime beaucoup aussi les danses populaires, dit-elle ensuite en lui décochant une œillade. Et qu'est-ce que c'est, danses populaires, et pourquoi les aiment-elles tant? (Il était si pressé de dire et de convaincre que ses phrases s'entrechoquaient, incorrectes.) Danses populaires, c'est gaillards remuant fort et montrant ainsi qu'ils sont infatigables et sauront creuser dur et longtemps. Bien sûr, elles n'avoueront pas le motif de leur délectation, et une fois de plus elles recouvriront avec des mots distingués, et elles te raconteront que ce qui leur plaît dans ces danses, c'est le folklore, les traditions, la patrie, les maréchaux de France, la chère paysannerie, la joie de vivre, la vitalité. Vitalité dans l'œil de leur sœur! On sait ce que signifie vitalité en fin de compte, et Michael expliquerait cela mieux que moi.

«Mais voilà qu'un babouin plus long est introduit dans la cage et frappe plus gaillardement sa poitrine, un vrai tonnerre.

Alors, l'admiré de tout à l'heure ne pipe mot car il est moins long et moins frappeur. Il abdique et en hommage au grand babouin il prend à quatre pattes la posture femelle en signe de vassalité, ce qui dégoûte la babouine qui le hait aussitôt d'une haine mortelle. Tout à l'heure, votre mari pendant les silences, son continuel sourire séduit, sa salive aspirée avec distinction et humilité. Ou, pendant que je parlais, son dos plié en deux pour plus d'attention. Tout cela c'était aussi un hommage de féminité au pouvoir de nuire, dont la capacité de meurtre est l'ultime racine, répété-je une fois de plus. Idem, les sourires virginaux et attendris, quasiment amoureux,

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lorsque le roi pose la première pierre ! Idem, les rires adorants qui saluent un mot d'esprit, pas drôle du tout, d'un important !

Idem, le respect ignoble de l'attaché de cabinet buvardant avec délicatesse et scrupule la signature de son ministre au bas du traité de paix ! Oh, ce duo continuel parmi les humains, cet écœurant refrain babouin. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Et ainsi de suite, toujours, partout. Babouins, tous! Oui, j'ai déjà dit cela tout à l'heure, votre mari, les rires adorants, les attachés de cabinet. Excusez-moi, tous ces petits babouins me rendent fou, j'en trouve à tous les coins, en posture d'amour!

« Et tout comme moi en ce moment, le grand babouin de la cage parle fort, avec des gestes de vitalité, parle en maître à la babouinc qui le contemple avec des yeux émerveillés. Il a du charme, dit-elle tout bas à une vieille copine babouinc qui s'évente, il a un sourire si doux, je sens qu'il doit être très bon au fond. Et les araignées! Connaissez-vous les mœurs des araignées? Elles exigent que le mari prouve sa force en faisant des bonds ! Ainsi. (À

pieds joints, il sauta par-dessus la table. Honteux et se sentant ridicule, il alluma une cigarette, en expira furieusement la fumée.) Authentique, je peux vous montrer le livre. Et si le mari ne fait pas des bonds et ne tourbillonne pas tout le temps, rien à faire, l'âme de Paraignesse se détache de lui, et elle file aussitôt vers la mer avec un araignon tout neuf qui, n'étant en amour que depuis quelques jours, cabriole et pirouette que c'est un plaisir. C'est un araignon nègre ! Car sachez qu'elles adorent les nègres, mais c'est un secret qu'elles se chuchotent entre elles, la nuit au clair de lune, loin de leur blanc. Et alors, devant la mer soyeuse et bruissante, le malheureux doit faire des bonds de cinq, six et même sept centimètres, ce qui fait qu'elle l'adore ! »

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Il s'arrêta, lui fit un bon sourire car il savourait ses araignées, avait oublié le troisième espace intercostal. De plaisir, il lança haut sa cravate de commandeur, la rattrapa au vol.

— Mais soudain, tragédie ! Un troisième araignon rapplique et fait encore plus de sautilles que le nègre ! Alors, l'araignesse se dit que l'araignon de miracle, l'araignon de toute l'âme, est enfin arrivé ! Divorce ! Troisième mariage! Départ ivre vers une nouvelle mer avec le nouvel araignon ! Lune de miel à Venise où l'idiote se gargarise à tire-larigot devant des pierres et des couleurs, se félicitant d'être hartiste et clignant des yeux pour mieux se pénétrer de ce pan de jaune génial dans le coin du tableau et y voir mille merveilles cependant que passe auprès d'elle un pensionnat de génisses en transhumance esthétique, et ce séjour à Venise marche bien parce que poésie, et poésie parce que billets de banque beaucoup et appartement dans le palace le plus cher.

«Mais comme au bout de six semaines le pauvre troisième mari bondit beaucoup moins, qu'il est flapi et conjugal, qu'il en a un peu marre du physiologique et pense de nouvear at social et à reprendre son travail et à inviter les van Vries, et qu'il parle de son avancement et de ses rhumatismes, elle comprend soudain, avec beaucoup d'élévation, qu'elle s'est trompée. Ça ne manque jamais, le coup de s'être trompée. Alors elle décide d'aller lui parler en grande noblesse et, pour faire solennel, elle se colle un haut turban doré sur la tête. Cher troisième araignon, lui dit l'araignesse en joignant ses petites pattes velues, soyons dignes l'un de l'autre et quittons-nous noblement, sans vaines récriminations. Ne souillons pas d'une inutile injure le noble souvenir des bonheurs révolus. Je te dois la vérité, et la vérité, cher, est que je ne t'aime plus. Ça ne manque jamais non plus, le coup du je ne t'aime plus. Feindre serait bassesse, poursuit-416

elle. Que veux-tu, cher, je me suis trompée. De toute mon âme, j'avais cru que tu serais l'araignon éternel. Hélas ! Sache en effet qu'un quatrième araignon est devenu important dans ma vie. Elles adorent dire important dans ma vie qui fait plus noble que coucher avec. Et elle continue, la mignonne, avec des sentiments de plus en plus élevés. Vois-tu, je l'aime de toute mon âme car il est l'araignon des araignons, une âme d'élite et un caractère moral de tout premier ordre. C'est Dieu qui l'a mis sur mon chemin. Ah, comme je souffre, car le coup que je te porte est sans doute mortel! Mais que faire? Je ne puis vivre que dans la vérité et ne saurais mentir, ma bouche comme mon âme devant rester pures. Adieu donc, cher, et pense quelquefois à ta petite Antinéa. Ou encore, elle lui propose, en fin de discours, une dernière couche-rie comme preuve d'affection sincère et pour lui laisser un beau souvenir.

Mais le plus souvent, en conclusion, c'est le Sois fort et demeurons amis.

«Je la déteste ! s'écria-t-il en frappant du poing sur la table dont les verres s'entrechoquèrent. Je la déteste, car jamais elle n'avouera que c'est parce que ce quatrième-là est tout neuf et qu'il la change du troisième. Non, elles parlent toujours du nouvel amour comme d'un arrêt du destin, d'une inéluctabilité, d'un mystère adorable, avec grande consommation d'âme! Donc, remuant son âme et son derrière, elle file en Egypte avec le quatrième qui la décevra le jour où elle s'apercevra qu'il a des coliques, tout comme un mari!

«Et l'empis! Il faut qu'il fasse de la force, lui aussi, le malheureux. L'empisette l'exige. Ah oui, je vous en ai déjà parlé. Et la serine, donc ! La serine, pour qu'elle consente à avoir des émois et à pondre les petits œufs subséquents, il faut que le pauvre type fasse de l'énergie et du sport, et que je vocifère plus que les autres serins, et que je fasse Papache avec des

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roulis d'épaules et des javas de gangster et des ailes pendantes menaçantes! Pauvre de moi! Et si je m'avise d'être aimable, de rage elle me crève les yeux ! »

Il s'arrêta. Chapelet de santal tournoyant autour de l'index, il se vit sortant de l'échoppe du tatoueur marseillais, puis dans une chambre d'hôtel, étendu à terre, à jamais flegmatique, les bras en croix sous la lampe qui resterait allumée toute la nuit, les bras en croix et un trou au-dessus du mamelon et, tout autour, les points noirs de la poudre. Non, pas un trou puisque à bout portant. Les gaz de combustion, entrés dans la plaie, provoqueraient un éclatement de la peau en forme de croix étoilée. Il se tourna vers elle.

— Les mots abominables que je dis et que je regrette après les avoir dits, paléolithiques et babouines, si je les dis et ne peux m'empêcher de les redire, c'est parce que j'enrage qu'elles ne soient pas comme elles méritent d'être, comme elles sont au fond de mon cœur. Elles sont des anges, et je le sais. Mais alors pourquoi la paléolithique derrière l'ange? Écoutez mon secret. Parfois je me réveille en sursaut dans la nuit, tout transpirant d'épouvante. Comment est-ce possible, elles, les douces et tendres, elles, mon idéal et ma religion, elles, aimer les gorilles et leurs gorille-ries? C'est la stupéfaction de mes nuits que les femmes, merveilles de la création, toujours vierges et toujours mères, venues d'un autre monde que les mâles, si supérieures aux mâles, que les femmes, annonce et prophétie de la sainte humanité de demain, humanité enfin humaine, que les femmes, mes adorables aux yeux baissés, grâce et génie de tendresse et lueur de Dieu, c'est mon épouvante qu'elles soient séduites par la force qui est pouvoir de tuer, c'est mon scandale de les voir déchoir par leur adoration des forts, mon scandale des nuits, et je ne comprends pas, et jamais je n'accepterai ! Elles valent tellement mieux 418

que ces odieux caïds qui les attirent, comprenez-vous ? Cette incroyable contradiction est mon tourment, que mes divines soient attirées par ces méchants velus ! Divines, oui ! Sont-ce les femmes qui ont inventé les massues, les flèches, les lances, les épées, les feux grégeois, les bombardes, les canons, les bombes ?

Non, ce sont les forts, leurs virils bien-aimés ! Et pourtant elles adorent Un de ma race, le prophète aux yeux tristes qui était amour! Alors? Alors, je ne comprends pas.

Il prit son chapelet, l'inspecta comme pour le comprendre, le posa sur la table, murmura un souriant merci à personne, fredonna un chant de la Pâque. Soudain, l'apercevant qui le regardait, il lui fît de la main un salut d'amitié.

— Aude qui fut ma femme. Durant les derniers temps de notre mariage, parce que je m'étais mis hors du social, parce que j'avais ôté le masque du rcussis-seur, parce que je n'étais plus un misérable ministre, parce que, pauvre et absurdement barbu et saint, je ne jouais plus la farce de l'homme fort, lorsque je lui disais mon épouvante de voir se flétrir son amour, mon tourment de me voir traité comme rien, moi, l'ancien seigneur de toute l'âme, ô ses silences et son visage imperméable, visage de pierre, ô ce jour où dans notre chambre de misère, j'avais voulu trouver grâce en faisant moi-même la vaisselle et que j'avais fait tomber une assiette et que je m'étais excusé, pauvre idiot, ô son horrible petit mépris excédé, mépris de femelle. J'étais pauvre, donc faible, je n'étais plus un important, je n'étais plus un sale victorieux. Tenace d'espoir absurde, je lui disais mon déchirement de n'être plus aimé, sûr que si elle comprenait elle me prendrait dans ses bras, et j'attendais des mots de bonté, j'attendais, la bouche entrouverte de malheur. J'espérais, je croyais en elle. Tu ne me dis rien, chérie? Je n'ai rien à dire, a répondu la femelle au pauvre, au vaincu. Pétrifiée, durcie parce que je l'appelais au

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secours, parce que j'avais besoin d'elle. Je n'ai rien à dire, répétait la femelle avec un air crétin d'impératrice lointaine, agacée par le mendiant de tendresse. Et c'était la même qui m'adorait, les premiers temps, se voulait esclave lorsque j'étais un luisant vainqueur. Il alluma une cigarette, aspira une longue prise de fumée pour lutter contre le sanglot, sourit, refit le salut d'amitié.

—Cinquième manège, la cruauté. Elles en veulent, il leur en faut. Dans le lit, dès le réveil, comme elles ont pu m'assommer avec mon beau sourire cruel ou mon cher sourire ironique, alors que je n'avais qu'une envie, beurrer de toute mon âme ses tartines et lui apporter son thé au lit. Envie refoulée, bien sûr, car le plateau du petit déjeuner aurait singulièrement dimi nué sa passion. Alors moi, pauvre, je retroussais mes babines, je montrais mes bouts d'os pour faire un sou rire cruel et la contenter. Malheureux Solal, elles lui en ont fait voir! L'autre nuit, après une de ces gymnastiques auxquelles elles trouvent un étonnant intérêt, elle n'a pas manqué de me roucouler une mignonnerie dans le genre mon méchant chéri qui a été si insuppor table avec moi hier. Avec reconnaissance, entendez-vous? Ainsi Elizabeth Vanstead m'a remercié de lubies cruelles à contrecœur inventées, m'a remercié tout en caressant mon épaule nue. Affreux !

Il s'arrêta, haleta, les yeux fous, tigre emprisonné, cependant qu'elle le considérait. Elizabeth Vanstead, la fille de Lord Vanstead, la plus élégante étudiante d'Oxford, recherchée de tous, si hautaine et si belle qu'elle n'avait jamais osé l'aborder.

Elizabeth Vanstead toute nue avec cet homme !

—Non, trop de dégoût, je ne peux plus. J'aime mieux séduire un chien. Oui, je sais, je me répète.

Manie de ma race passionnée, amoureuse de ses véri tés. Lisez les prophètes, saints rabâcheurs. Un chien, pour le séduire, je n'ai pas à me raser de près ni à être 420

beau, ni à faire le fort, je n'ai qu'à être bon. Il suffira que je tapote son petit crâne et que je lui dise qu'il est un bon chien, et moi aussi. Alors, il remuera sa queue et il m'aimera d'amour avec ses bons yeux, m'aimera même si je suis laid et vieux et pauvre, repoussé par tous, sans papiers d'identité et sans cravate de commandeur, m'aimera même si je suis démuni des trente-deux petits bouts d'os de gueule, m'aimera, ô merveille, même si je suis tendre et faible d'amour. J'estime les chiens. Dès demain je séduis un chien et je lui voue ma vie. Ou peut-être essayer d'être homosexuel? Non, pas drôle de baiser des lèvres moustachues.

Voilà d'ailleurs qui juge les femmes, ces créatures incroyables qui aiment donner des baisers à des hommes, ce qui est horrible.

Il eut un regard traqué car il venait d'apercevoir une mouche sur la tapisserie, une de ces atroces grosses bleues métalliques qui l'effrayaient. Il s'approcha du mur avec précaution, constata que ce n'était qu'une tache. Rassuré, il sourit à cette femme, croisa les bras, esquissa un pas de danse, lui sourit encore, soudain inexprimablement heureux.

—Voulez-vous que je vous montre comme je sais bien jongler? Je peux jongler avec six objets diffé rents, ce qui est difficile à cause des inégalités de poids et de volume. Par exemple, une banane, une prune, une pêche, une orange, une pomme, un ananas.

Voulez-vous que je sonne le maître d'hôtel pour qu'il apporte des fruits? Non? Dommage.

Il alla à travers la pièce, svelte et les cheveux désordonnés, l'air faussement distrait, soignant son charme, extravagant avec sa brimbalante cravate de commandeur. Revenu vers elle, il lui offrit une cigarette qu'elle refusa, puis des fondants au chocolat qu'elle refusa aussi. Il eut un geste de résignation et parla de nouveau.

—Moi aussi je me raconte des histoires dans le 421

bain. Ce matin, je me suis raconté mon enterrement, c'était agréable. À cet enterrement sont venus des chatons en rubans roses, deux écureuils bras dessus bras dessous, un caniche noir avec un col de dentelle, des canetons en manchons, des brebis avec des chapeaux bergère, des chevrettes en crêpe georgette, des colombes bleu pastel, un petit âne en larmes, une girafe en costume de bain 1880, un lionceau pattu qui croque un cœur de salade pour montrer qu'il a bon cœur, un bœuf musqué qui répand une gaieté franche et de bon aloi, un petit rhinocéros myope, tellement mignon avec ses lunettes en écaille et sa corne peinte en or, un bébé hippopotame avec un tablier en toile cirée pour ne pas se salir quand il mange, mais il ne finit jamais sa soupe. Il y a aussi sept petits chiens très copains en habits du dimanche, fiers de leurs blouses marinières et de leurs sifflets retenus par une tresse, ils boivent des sirops de framboise avec une paille, puis ils mettent une patte devant leur bouche pour bâiller parce qu'on s'embête à cet enterrement. Le plus petit chien en escarpins est habillé en petite fille modèle avec un pantalon de dentelle qui dépasse, et il saute à la corde pour se faire admirer par sa maman qui cause honorablement avec une demoiselle sauterelle aux yeux froids pensant à l'eau d'un étang.

Cette sauterelle est très religieuse, elle adore les couronnements des reines et leurs accouchements. Tout en sautant, le mignon petit chien récite à toute allure essoufflée un petit poème pour être félicité. Quand il a fini, il s'accroche à la jupe de sa maman et il la regarde avec passion, attendant un baiser et des compliments, mais elle lui répond en anglais qu'elle est occupée, Mother is busy dear, et elle ne le regarde même pas tant elle écoute les médisances de la tricotante sauterelle, alors le petit chien se remet à sauter et redit son poème cependant que, tout près de lui et mourant de jalousie, un petit tatou improvise à son

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tour un poème pour sa tante. À mon enterrement il y a aussi, bien sûr, des nez juifs qui circulent sur de petites pattes, une naine Nanine qui fait des entrechats, entourée de sept petits chats, un lapin célibataire qui récite une prière, un faon infant mélancolique, des poussins en satin avec des hauts-de-formc trop petits, qui discutent debout dans un autocar miniature, c'est la bande des rabbins, le poussin le plus saint en triple satin servant de grand rabbin. Je continue?

— Oui, dit-elle sans le regarder.

— Il y a encore un pékinois qui pour se faire respecter dit de temps en temps II est incontestable ou encore Je présume, et puis il y a un castor qui creuse le trou pour mon cœur, mon cœur coupable d'ardeur, et puis il y a un koala en chapeau tyrolien qui lit mon oraison funèbre et s'embrouille, et puis il y a ma petite chatte Timie en voiles de veuve qui se mouche de chagrin coquin, mais ses voiles se prennent aux piquants d'un hérisson très sérieux que je connus dans le canton de Vaud et qui pleure sincèrement tandis que ma petite chatte débarrassée de ses voiles s'est installée sur une tombe herbue et fait studieusement sa toilette au soleil, s'arrêtant subitement pour contempler des poneys nains emplumes enturbannés qui, pour solennellement célébrer, croient devoir gratter la terre avec leurs sabots de devant puis se dresser sur leurs sabots d'arrière. Il y a encore un petit singe en toque de velours qui joue une polka sur un accordéon pour faire l'orgue cependant qu'un chaton fou, ne comprenant rien à ce qui se passe, fait le cheval arabe pour être admiré, est un cheval très méchant, charge courageusement n'importe qui n'importe où, oreilles guerrières, panache au derrière, et croit être la terreur des canetons qui échangent des bonbons avec des fous rires. Voilà, c'est le cortège funéraire de mon cœur qu'on enterre, c'est charmant, ravissant, très réussi. Maintenant mon cœur est enterré, il n'est plus

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avec moi. Le cimetière est désert et tous sont partis, sauf une mouche qui se savonne les pattes de devant sur ma tombe, d'un air satisfait, et moi debout, tout vide et pâle. À quoi pensez-vous?

— Comment est le poème du petit chien ? demandât-elle après l'avoir regardé en silence.

— Petit cien a dit à sa mamette Quand serai grand le défendrai le roi Aux pattes un galon d'or En tête du satin Aux dents une pipette Pour tirer des bouffées Et le bon roi dira Trois petits os Trois petits pains Pour le vaillant petit cien. Oui, il a un défaut de prononciation, expliqua-t-il avec sérieux, il ne sait pas dire chien, il dit cien, il ne sait pas dire je, il dit ie.

— Et comment est le poème du petit tatou?

— Titatou a dit à sa tante Täte tantine sous mon veston Car j'ai mangé une bardoine Et j'ai bien mal jusqu'au menton.

— C'est une chatte pour de vrai, la petite chatte Timie?

— Oui, pour de vrai, mais elle est morte. C'était pour elle que j'avais loué la villa de Bellevue, parce qu'elle n'était pas heureuse ici, au Ritz. Oui, une villa rien que pour elle, pour lui donner des arbres où grimper, où se faire les griffes, une prairie avec de bonnes odeurs de nature, où bondir, où chasser. J'avais fait meubler le salon pour elle avec un canapé, des fauteuils, un tapis persan. Je l'aimais, petite bourgeoise à habitudes et conforts, capitaliste en son fauteuil, mais aussi anarchiste qui détestait obéir quand je lui disais de rester couchée, ange kleptomane, petite tête sérieuse même quand elle folâtrait, usine à ronrons, petite bonne femme joufflue et foufflue, silencieuse damette aux moustaches, paix et douceur devant le feu, soudain si lointaine et digne, légendaire.

«Timie avec qui je pouvais sans inconvénient être tendre et absurde et adolescent, Timie ma mousseuse, tête soudain plus menue quand ça lui chantait de faire

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du sentiment, yeux qui se fermaient de complicité tendre, yeux mi-clos extasiés parce que pour la centième fois je lui disais qu'elle était gentille, Timie ébouriffée rêvant au soleil, donnant son petit nez au soleil, trouvant belle la vie, la petite vie sous le soleil, ô ses chers yeux vides. Timie si studieuse lorsqu'elle faisait, soudain inspirée, sa toilette au soleil et qu'elle léchait sa cuissette d'arrière relevée avec des gestes de joueur de contrebasse, s'arrctant subitement pour me regarder avec un intérêt ahuri, cherchant à comprendre, ou pour réfléchir, distraite, petit penseur avachi par le soleil qui tapait. Quand je revenais de chez les hommes, c'était un petit bonheur, loin de ces singes méchants en vestons noirs et pantalons rayés, de la retrouver, si prête à me suivre, à avoir foi en moi, à carder mes genoux, à me faire des grâces avec sa tête impassible qui se frottait contre ma main, petite tête qui ne pensait jamais de mal de moi, ma chérie pas du tout antisémite.

«Elle comprenait plus de vingt mots. Elle comprenait sortir, attention méchant chien, manger, pâtée poisson, bon petit foie, fais gracieuse, dis bonjour — qu'il fallait prononcer dibouzou et alors elle frottait sa tête contre ma main pour me dire bonjour.

Elle comprenait mouche, et ce mot s'appliquait à toute la gent ailée, et alors comme ma chasseresse se précipitait à la fenêtre dans l'espoir d'une proie. Elle comprenait vilaine, mais alors elle n'était pas d'accord et protestait. Elle comprenait tiens et viens. Elle ne venait pas toujours, mon indépendante, quand je lui disais viens. Mais comme elle accourait, aimable, empressée, première vendeuse de grand couturier, si je lui disais tiens. Quand je lui disais tu me fais de la peine elle miaulait en tragédienne. Quand je lui disais tout est fini entre nous, elle allait sous le divan et souffrait. Mais je la repêchais avec une canne et je la consolais. Alors elle me donnait un baiser de chat, un seul coup

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de langue rêche sur la main et on ronronnait ensemble, elle et moi.

«La pauvrette restait seule toute la journée dans la grande villa.

Sa seule compagnie était la femme du jardinier qui venait le matin et le soir lui préparer ses repas. Alors, quand elle s'ennuyait trop et se languissait de moi, elle faisait une sottise comme d'entailler à coups de griffes la Bible posée sur la table du salon. C'était une petite opération cabalistique, une incantation, un sortilège pour me faire magiquement surgir, pour évoquer l'ami indispensable. Dans cette petite cervelle, il y avait cette idée : quand je fais quelque chose de mal, Il me gronde et par conséquent II est là. Ce n'était pas plus absurde que de prier.

« Quand je venais la voir le soir après la sous-bouffonnerie, quels bonds à travers le corridor dès qu'elle entendait la merveille de la clef dans la serrure, et alors c'était une petite scène conjugale. J'ai souffert, disaient ses pathétiques miaulements de contralto, tu me laisses trop seule et ce n'est pas une vie. Alors, j'ouvrais le frigidaire et j'en sortais du foie cru, je le découpais avec des ciseaux et tout allait bien de nouveau.

Idylle. J'étais pardonné. La queue vibrante d'impatience et de bonheur, elle fabriquait des ronrons premier choix, frottait sa frimousse contre ma jambe pour me faire savoir combien elle m'aimait et me trouvait charmant de découper du foie. Lorsque le foie était prêt dans la soucoupe, j'aimais ne pas le lui donner tout de suite. Je me promenais à travers le hall et le salon avec des méandres, et elle me suivait partout en grande fête, avec une démarche de marquise, cérémonieusement, enfant modèle et grande maîtresse de la cour, habillée soudain de gala, son noble panache frémissant et dressé, me suivait à pas mignons feutrés, si empressée en son menuet charmant, légère de convoitise et d'amitié, les yeux levés vers la sainte soucoupe, si fidèle et dévouée et prête à aller au bout

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du monde avec moi. Mon cher petit faux bonheur, ma chatte.

«Lorsque j'arrivais, si elle était dehors, à l'autre bout de la prairie, dès qu'elle m'apercevait de loin, cette course folle, cette trajectoire de petit bolide le long de la pente, et c'était de l'amour. Arrivée, elle s'arrêtait net devant moi, adoptait une attitude de dignité, faisait lentement le lourde l'ami, majestueuse, si coquette et impassible, le somptueux panache glorieusement dressé de bonheur. Au deuxième tour, elle se rapprochait, incurvait sa queue contre mes bottes, levait les yeux pour me regarder, faisait le gros dos et la charmante puis ouvrait sa petite gueule rose en délicate supplique pour demander sa pâtée.

« Le petit repas terminé, elle allait au salon faire sa sieste, s'installait sur le meilleur fauteuil, le plus griffé, et elle s'endormait, une douce patte velue contre ses yeux fermés pour mieux les protéger de la lumière. Mais soudain les oreilles de Timie endormie se dressaient, se dirigeaient vers la fenêtre et quelque bruit important du dehors. Alors, elle se levait, passant brusquement du sommeil à une attention passionnée, effrayante et belle, concentrée vers le bruit captivant, puis s'élançait. Sur le rebord de la fenêtre, devant les barreaux, elle restait un moment figée, pathétique d'intérêt, les yeux fixés sur une proie invisible, poussant de légers appels de désir félin, saccadés, plaintifs.

Enfin, après les ondulations préparatoires et les déhanchements de prise d'élan, elle bondissait à travers les barreaux. Elle était en chasse.

«Elle aimait dormir avec moi. C'était un de ses buts de vie.

De la terrasse, où elle prenait un bain de soleil ou guettait un moineau avec de petits rictus de convoitise, dès qu'elle m'entendait m'étendre sur le canapé du salon, elle bondissait, entrait par la fenêtre ouverte, et ses griffes faisaient un petit bruit de grêle sur le parquet. Elle s'élançait sur ma poitrine, la fou-427

lait soigneusement de ses pattes alternées, pour bien préparer sa place. Lorsqu'elle avait terminé sa petite danse rituelle de pétrissage, née peut-être dans la forêt préhistorique où ses ancêtres étalaient un lit de feuilles sèches avant d'entrer dans le sommeil, elle s'étendait sur ma poitrine, s'installait, soudain longue et princière, parfaitement heureuse, et le petit moteur de sa gorge se mettait en marche, d'abord en première, puis en prise directe, et c'était le bonheur de la sieste ensemble. Elle mettait sa patte sur ma main pour bien savoir que j'étais là, et quand je lui disais qu'elle était gentille, elle enfonçait un peu ses griffes dans ma main sans me faire mal, juste ce qu'il fallait pour me remercier, pour me montrer qu'elle avait compris, pour me dire qu'on s'entendait bien, nous deux, qu'on était amis. Voilà, c'est fini, je ne séduis plus.

— Eh bien, ne séduisez plus, mais dites les autres manèges.

Faites comme si j'étais un homme.

— Un homme, répéta-t-il, soudain émerveillé. Oui, un jeune cousin à moi, très beau, qui sera venu me demander comment tournebouler son idiote ! Nathan, il s'appellera. Entre hommes, ce sera agréable. Allons, commençons. Où en étais-je?

— La cruauté.

— La cruauté, donc. Oui, mon Nathan, je te comprends. Tu l'aimes et tu veux qu'elle t'aime, et tu ne peux tout de même pas aimer un chien parce qu'il vaut mieux qu'elle ! Eh bien alors séduis, fais ton odieux travail de technique et perds ton âme.

Force-toi à l'habileté, à la méchanceté. Elle t'aimera, et mille fois plus que si tu étais un bon petit Deume. Si tu veux connaître leur grand amour, paie le sale prix, remue le fumier des merveilles.

«Mais attention, Nathan, pas de zèle au début, avant l'entrée du cobaye en passion. Tu n'es pas encore enraciné et des méchancetés trop marquées la

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repousseraient. Il leur reste un peu de bon sens au début. Par conséquent, du tact et de la mesure. Se borner à lui faire sentir que tu es capable d'être cruel. Cette capacité tu la lui feras sentir, entre deux courtoisies, par un regard trop insistant, par le fameux sourire cruel, par des ironies brusques et brèves, ou par quelque insolence mineure comme de lui dire que son nez brille. Elle sera indignée, mais son tréfonds aimera.

Lamentable de devoir lui déplaire pour lui plaire. Ou encore un masque subitement impassible, des airs absents, une surdité soudaine. Ne pas répondre par distraction feinte à une question qu'elle te pose la désarçonne mais ne lui déplaît pas. C'est une gifle immatérielle, une ébauche de cruauté, un petit plain-pied sexuel, une indifférence de mâle. De plus, ton inattention augmentera son désir de captiver ton attention, de t'intéresser, de te plaire, la remplira d'un sentiment confus de respect. Elle se dira, non, pas se dira, mais vaguement sentira, que tu es habitué à ne pas trop écouter toutes ces femmes qui t'assaillent, et tu seras intéressant. Il est parfait de courtoisie, pen-sera-telle, mais il pourrait être méchant s'il le voulait. Et elle savourera. Ce n'est pas moi qui les ai faites. Affreux, cet attrait de la cruauté, promesse de force. Qui est cruel est sexuellement doué, capable de faire souffrir, mais aussi de donner certaines joies, pense le tréfonds. Un seigneur quelque peu infernal les attire, un sourire dangereux les trouble. Elles adorent l'air démoniaque. Le diable leur est charmant. Affreux, ce prestige du méchant.

«Donc, pendant le processus de séduction, prudence et y aller doucement. Par contre, dès qu'elle sera ferrée, tu pourras y aller. Après le premier acte, curieusement dénommé d'amour, il sera même bon, à condition qu'il ait été réussi et approuvé avec enthousiasme par la balbutiante pauvrette, il sera même bon que tu lui annonces qu'elle souffrira avec toi. Encore 429

transpirante, et contre toi collante, elle te répondra alors que peu lui importe, que la souffrance avec toi ce sera encore du bonheur. Pourvu que tu m'aimes, murmurera-t-elle, ses yeux sincères tournés vers toi. Elles acceptent courageusement la souffrance, surtout avant d'y être.

«Lorsqu'elle est entrée en pleine passion, donc cruautés ouvertes. Mais dose-les. Sois cruel avec maîtrise. Le sel est excellent, mais pas trop n'en faut. Par conséquent, alternances de duretés et de douceurs, sans oublier les obligatoires ébats.

Le cocktail passion. Être l'ennemi bien-aimé, saupoudrer de méchancetés de temps à autre pour qu'elle puisse vivre sur le pied d'amour, être toujours inquiète, se demander quelle catastrophe l'attend, souffrir, et notamment de jalousie, espérer, attendre les réconciliations, déguster les tendresses inattendues. En résumé, qu'elle ne s'embête jamais. Sans compter que les réconciliations donnent de la saveur aux jonctions. Après une froideur ou une vacherie, si tu lui souris, la malheureuse escroquée fond de gratitude et elle court vite raconter à son amie intime toutes sortes de merveilles sur toi et comme quoi tu es si bon, au fond. D'un méchant, elles s'arrangent toujours pour dire qu'au fond il est bon. Elles le remercient de sa méchanceté en le couronnant de bonté.

«Et voilà, pour qu'elle continue à t'aimer de passion tu seras condamné à te surveiller sans cesse et notamment à toujours arriver en retard aux rendez-vous, afin qu'elle frétille sur le gril. Ou même, de temps à autre, alors qu'elle t'attend, toute prête et minutieusement lessivée, et qu'elle ne bouge pas de peur de s'abîmer, tu devras lui téléphoner au dernier moment que tu es empêché de venir, alors que tu meurs d'envie de la voir. Ou mieux encore, ne lui téléphone même pas et n'y va pas. Alors elle cuit et se désespère. À quoi bon ce shampooing et cette mise en

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plis si réussie puisque le cher méchant n'est pas venu, à quoi bon cette nouvelle robe qui lui va si bien? Elle pleure, la pauvrette, et elle se mouche à grandes explosions, étant seule, se mouche et se remouche dans un tas de petits mouchoirs, se tamponne les paupières enflées par les larmes et travaille de la cervelle et fabrique une nouvelle hypothèse à chaque mouchoir. Mais pourquoi n'est-il pas venu? Est-il malade?

M'aime-t-il moins? Est-il chez cette femme? Oh, elle est habile, elle le flatte ! Et puis naturellement, avec toutes les robes haute couture qu'elle peut s'offrir! Oh, il est sûrement chez elle ! Et lui qui hier encore me disait... Oh, ce n'est pas juste, moi qui lui ai tout sacrifié ! Et caetera, tout leur petit poème cardiaque. Et le lendemain, elle sanglote sur ton épaule et elle te dit Mon méchant chéri, j'ai pleuré toute la nuit. Oh, ne me quitte pas, je ne peux plus sans toi. Voilà, voilà le sale travail auquel elle t'obligera si tu veux une passion absolue !

«Et attention, Nathan, lorsque tu la verras ainsi humide et crouléc, garde-toi de te laisser aller à ton naturel de bonté. Ne renonce jamais aux cruautés qui vivifient la passion et lui redonnent du lustre. Elle te les reprochera mais elle t'aimera. Si par malheur tu commettais la gaffe de ne plus être méchant, elle ne t'en ferait pas grief, mais elle commencerait à t'aimer moins. Primo, parce que tu perdrais de ton charme. Secundo, parce qu'elle s'embêterait avec toi, tout comme avec un mari.

Tandis qu'avec un cher méchant on ne bâille jamais, on le surveille pour voir s'il y a une accalmie, on se fait belle pour trouver grâce, on le regarde avec des yeux implorants, on espère que demain il sera gentil. Bref, on souffre, c'est intéressant.

« Et en effet, le lendemain il est exquis, et c'est un paradis qu'on apprécie, qui vaut à tout moment et dans lequel ne poussent pas les pâles fleurs d'ennui parce qu'on craint à tout moment de le voir dispa-431

raître, ce paradis. Bref, une vie variée, tourmentée. Bourrasques, cyclones, bonaces soudaines, arcs-en-ciel. Qu'elle ait des joies, bien sûr, mais moins souvent que des souffrances. Voilà, c'est ainsi qu'on fabrique un amour religieux.

«Le terrible, ô mon Nathan, c'est que cet amour religieux, ainsi acheté au sale prix, est la merveille du monde. Mais c'est faire un pacte avec le diable, car il perd son âme, celui qui veut être religieusement aimé. Elles m'ont obligé à feindre la méchanceté, je ne le leur pardonnerai jamais! Mais que faire?

J'avais besoin d'elles, si belles quand elles dorment, besoin de leur odeur de petit pain au lait quand elles dorment, besoin de leurs adorables gestes de pédéraste, besoin de leurs pudeurs, si vite suivies d'étonnantes docilités dans la pénombre des nuits, car rien ne les surprend ni ne les effraie qui soit service d'amour.

Besoin de son regard lorsque j'arrive et qu'elle m'attend, émouvante sur le seuil et sous les roses. Ô nuit, ô bonheur, ô merveille de son baiser sur ma main ! (Il se baisa la main, regarda cette femme qui le considérait, lui sourit de toute âme.) Et plus encore et surtout, ô pain des anges, besoin de cette géniale tendresse qu'elles ne donnent qu'entrées en passion, cette passion qu'elles ne donnent qu'aux méchants. Donc, cruauté pour acheter passion et passion pour acheter tendresse ! »

Il jongla avec un poignard damasquiné, don de Michael, le remit sur la table auprès des roses, regarda la jeune femme, fut ému de pitié. Éclatante de jeune force, somptueuse en sa double proue, et pourtant immobile bientôt sous terre, et elle ne participerait plus aux joies du printemps, aux premières fleurs écloses, aux tumultes des oiseaux dans les arbres, ne participerait plus, rigide et solitaire en sa caisse étouffante, avec si peu d'air dans cette caisse dont le bois existait déjà, existait quelque part.

Chérie, ma condam-

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née, murmura-t-il. Il ouvrit un tiroir, en sortit un beau petit ourson de velours, chaussé de bottes à éperons et coiffé d'un chapeau mexicain, avec une belle expression de mélancolie. Il le lui tendit. Elle fit signe que non, ajouta un merci imperceptible.

— Dommage, dit-il, c'était de bon cœur. Sixième manège, la vulnérabilité. Oui, bien sûr, Nathan, sois viril et cruel, mais si tu veux être aimé à la perfection, tu dois en outre faire surgir en elle la maternité. Il faut que sous ta force elle découvre une once de faiblesse. Sous le haut gaillard, elles adorent trouver l'enfant. Quelque fragilité par moments — pas trop n'en faut, non plus — leur plaît énormément, les attendrit follement.

Bref, neuf dixièmes de gorille et un dixième d'orphelin leur font tourner la tête.

«Septième manège, le mépris d'avance. Il doit être témoigné au plus tôt mais point en paroles. Elles sont très susceptibles en matière de vocabulaire, surtout au début. Mais le mépris dans une certaine intonation, dans un certain sourire, elles le sentent tout de suite, et il leur plaît, il les trouble. Leur tréfonds se dit que celui-ci méprise parce qu'il est habitué à être aimé, à tenir pour rien les femmes. Donc, un maître qui les tombe toutes.

Eh bien, moi aussi, je veux être tombée ! réclame leur tréfonds. Le chien que je séduirai dès demain, on sortira ensemble tous les jours. Il sera si content de se promener avec moi, allant devant, mais se retournant tout le temps pour me regarder, pour être sûr que ce trésor que je suis est toujours là, et tout à coup il arrivera à fond de train, il sautera contre moi avec ses pattes de devant et me salira si gentiment. Quelle femme ferait cela?

« Huitième manège, les égards et les compliments. Si leur inconscient aime le mépris, leur conscient par contre veut des égards. Ce manège est à utiliser surtout au début. Plus tard tu pourras t'en passer. Mais pendant la séduction, elle adorera être exaltée par

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celui qui méprise toutes les autres, exultera d'être la seule à trouver grâce. Au mépris sous-jacent tu ajouteras donc l'admiration en paroles, de manière qu'elle se dise voilà enfin celui qui me comprend ! Car elles adorent être comprises, sans trop savoir d'ailleurs en quoi cela consiste. Interroge-la lorsqu'elle te sortira, avec une noble tristesse, la fameuse phrase sur le mari qui ne la comprend pas. Tâche de voir ce qu'elle entend par être comprise, et tu seras effaré par la bouillie de la réponse.

«Donc, au début, compliments massifs. Et ne crains pas d'y aller à fond. Elles avalent tout. Le recours à la vanité est un bon hameçon. Vaniteuses ? Oui, mais surtout si peu sûres d'elles.

Elles ont tellement besoin d'être rassurées. Parce que le matin, dans la glace, elles se découvrent un tas d'imperfections, les cheveux ternes et trop secs, les pellicules ennemies, les pores trop ouverts, les orteils pas beaux, surtout le dernier, le bossu, le petit infirme avec un ongle de rien du tout. Alors, tu te rends compte du service que tu lui rends en faisant d'elle une déesse?

Jamais sûres d'elles-mêmes. C'est pourquoi leur besoin maladif de robes nouvelles qui les feront neuves et de nouveau désirables. Oh, les pauvres ongles trop longs et vernis, leurs crétins sourcils épilés, leur obéissance abrutie aux lois de la mode. Dites-leur que cette année la mode c'est une jupe avec un grand trou au bas du dos, et elles courront se mettre des jupes trouées révélant leurs orbes nus. Complimente donc tout, même l'absurde bibi catastrophé qu'elle se colle, condamnation étemelle au-dessus de sa tête. Autant qu'une nouvelle robe, les compliments lui sont oxygène, elle respire largement et refleurit.

Bref, sois le donneur de foi, et elle ne pourra plus se passer de toi, même si tu n'as pas réussi à la séduire complètement, le premier soir. Elle pensera à toi tous les matins au réveil, se redira tes louanges tout en bouclant sa toison, ce qui

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semble exciter son pouvoir de concentration. Par parenthèse, ne crains pas d'être scabreux de temps à autre. Cela abaisse les barrières. Une fois qu'elle sait que tu sais qu'elle a une toison secrète, que cette toison tu l'imagines, blonde ou châtaine ou brune, elle a moins de défense.

«Neuvième manège, proche du septième, la sexualité indirecte. Dès la première rencontre, qu'elle te sente un mâle devant la femelle. Entre autres, par des viols si mineurs qu'elle ne pourra se rebiffer et qui, d'ailleurs, les convenances étant sauves, ne lui déplairont pas. Par exemple, entre deux phrases déférentes, un tutoiement comme par mégarde, dont tu t'excuseras aussitôt. Et surtout, la regarder bien en face avec un certain mépris, une certaine bonté, un certain désir, une certaine indifférence, une certaine cruauté — c'est un bon mélange et pas cher. Bref, l'odieux regard filtré, le regard d'emprise, ironique et calme, légèrement amusé et irrespectueux cependant qu'avec respect tu lui parles, un regard de familiarité secrète. Hosanna, s'exclame alors son inconscient, celui-ci est un vrai Don Juan ! Il ne me respecte pas ! Il sait y faire ! Alléluia, je suis délicieusement troublée et ne puis lui résister ! Tu vois combien de contradictions. Fort mais vulnérable, méprisant mais complimenteur, respectueux mais sexuel. Et chaque manège lustre son contraire et en accroît l'attrait.

« Encore ceci, Nathan. Ne crains pas de considérer avec attention ses seins. Si rien n'est dit, cela va. Elle devinera ton désir et ne t'en voudra nullement. Seuls les mots offensent. En toi-même donc tandis que de quelque convenable sujet vous causerez, muettement tu lui diras le cantique de ton désir.

« Oui, un cantique en tes yeux, cantique des seins. ô seins de terrible présence, féminines deux gloires, hautes abondances, bouleversants étrangers devant toi intouchés, présents et défendus, cruellement mon-435

très, trop montrés et point assez montrés, angéliques bombes, doux reposoirs dressés en leur étrange pouvoir, désirable récolte, tourmentantes merveilles et j'eunes fiertés, l'une à droite et l'autre à gauche, ô tes deux souffrances, ô les fruits tendus de complaisante sœur, ô les deux lourds de ta main si proches.

« Ainsi lui diront tes yeux, Nathan. Par pitié qu'elle les sorte, diront tes yeux, qu'elle les sorte puisqu'elle te les montre sans les montrer et si mal les cache, si mal exprès. Ô la cruelle qui trop largement respire, car alors ils saillent, prospères et à point, ô la maudite et bien-aimée. Oh, qu'elle les sorte, car tu veux vivre avant de mourir, les sorte enfin et te les tende avec leurs pointes, sublimes surgis et libérés, et que tu les manies enfin et en connaisses le poids et la bénédiction. De grâce, diront tes yeux, qu'elle écarte cette étoffe, hypocrite étoffe qui les recouvre mais les révèle, fameusement armés et présomptueux, et qu'elle te les montre au moins, te les montre une bonne fois, honnêtement te les montre et assez de ces étoffes qui invitent et interdisent et rendent fou. Assez, et que cessent ces feintes. Ces arbres et ce lac que tu vois y seront encore lorsque le pâle huissier de la mort dans ses bras t'emportera, dans ses bras ajamáis vers l'humide royaume des étouffements. Donc, vite ses lèvres, diront tes yeux, et toute la toucher, et sur elle t'étendre et la connaître, et en elle vivre et merveilleusement mourir, et sur ses lèvres en même temps mourir.

«Seul au monde, Nathan, privé de semblables, Nathan, elle t'est due, noble et de jeunesse ensoleillée, ô son ventre plat et même délicieusement creusé au-dessus du nombril, j'en fais serment! Ô belle et femme, ô jeune et concave en son ventre, ô délicieuses jambes, ô longues et suaves, ô puissance féminine, ô solides cuisses présentes sous la robe insupportable une fois de plus tirée, vraiment c'est une manie, ô florissantes hanches, ô torturantes courbes, ô giron exis-436

tant, doux refuge, ô ses longs cils recourbés, ô sa soumission alanguie bientôt. Oui, bien-aimée, tes yeux lui diront, oui, je te veux et ne suis que ce vouloir, tout tendu vers toi et ton secret, ton secret présent sous ta robe, existant sous ta robe.

«Voilà ce que tes yeux lui diront, et bien davantage, cependant que de Bach honnêtement vous parlerez. Et si tu danses avec elle, ne crains pas de rendre un silencieux hommage à sa beauté. Il ne les offense jamais si les paroles restent déférentes. Ainsi dit Michael. D'ailleurs, les meilleures s'arrangent pour ne pas trop savoir ce qui s'est passé. La danse finie, Bach de nouveau. »

Sonnerie du téléphone. Il décrocha l'appareil, le mit contre sa tempe à la manière d'un revolver, puis contre son oreille.

—Bonsoir, Elizabeth. Danser avec vous? Pour quoi pas, Elizabeth? Attendez-moi au Donon. Non, je ne suis pas seul. La jeune femme dont je vous ai parlé, celle que vous avez connue à Oxford. Mais non, vous savez bien qu'il n'y a que toi. À tout à l'heure.

Il raccrocha, se tourna vers elle.

—Sache, ô cousin chéri, que le dixième manège est justement la mise en concurrence. Panurgise-la donc sans tarder, dès le premier soir. Arrange-toi pour lui faire savoir, primo que tu es aimé par une autre, terrifiante de beauté, et secundo que tu as été sur le point d'aimer cette autre, mais que tu l'as rencontrée elle, l'unique, l'idiote de grande merveille, ce qui est peut-être vrai, d'ailleurs. Alors, ton affaire sera en bonne voie avec l'idiote, kleptomane comme toutes ses pareilles.

«Et maintenant elle est mûre pour le dernier manège, la déclaration. Tous les clichés que tu voudras, mais veille à ta voix et à sa chaleur. Un timbre grave est utile. Naturellement lui faire sentir qu'elle gâche sa vie avec son araignon officiel, que cette

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existence est indigne d'elle, et tu la verras alors faire le soupir du genre martyre. C'est un soupir spécial, par les narines, et qui signifie ah si vous saviez tout ce que j'ai enduré avec cet homme, mais je n'en dis rien car je suis distinguée et d'infinie discrétion. Tu lui diras naturellement qu'elle est la seule et l'unique, elles y tiennent aussi, que ses yeux sont ouvertures sur le divin, elle n'y comprendra goutte mais trouvera si beau qu'elle fermera lesdites ouvertures et sentira qu'avec toi ce sera une vie constamment déconjugali-sée. Pour faire bon poids, dis-lui aussi qu'elle est odeur de lilas et douceur de la nuit et chant de la pluie dans le jardin. Du parfum fort et bon marché.

Tu la verras plus émue que devant un vieux lui parlant avec sincérité. Toute la ferblanterie, elles avalent tout pourvu que voix violoncellantc. Vas-y avec violence afin qu'elle sente qu'avec toi ce sera un paradis de charaelleries perpétuelles, ce qu'elles appellent vivre intensément. Et n'oublie pas de parler de départ ivre vers la mer, elles adorent ça. Départ ivre vers la mer, retiens bien ces cinq mots. Leur effet est miraculeux. Tu verras alors frémir la pauvrette. Choisir pays chaud, luxuriances, soleil, bref association d'idées avec rapports physiques réussis et vie de luxe. Partir est le maître mot, partir est leur vice. Dès que tu lui parles de départ, elle ferme les yeux et elle ouvre la bouche. Elle est cuite et tu peux la manger à la sauce tristesse.

C'est fini. Voici la nomination de votre mari. Aimez-le, donnez-lui de beaux enfants. Adieu, madame.

— Adieu, murmura-t-elle, et elle resta immobile.

— Le pauvre discours du vieillard, vous rappelez-vous? ô chants dans l'auto qui vers elle me mènera, vers elle qui m'attendra, vers les longs cils étoiles, ô son regard lorsque j'arriverai, elle sur le seuil m'at-tendant, élancée et de blanc vêtue, prête et belle pour moi, prête et craignant d'abîmer sa beauté si je tarde, et allant voir sa beauté dans la glace, voir si sa beauté

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est toujours là et parfaite, puis revenant sur le seuil et m'attendant en amour, émouvante sur le seuil et sous les roses, ô tendre nuit, ô jeunesse revenue, ô merveille lorsque je serai devant elle, ô son regard, ô notre amour, et elle s'inclinera sur ma main, ô merveille de son baiser sur ma main, et elle relèvera la tête et nos regards s'aimeront et nous sourirons de tant nous aimer, toi et moi, et gloire à Dieu.

— Gloire à Dieu, dit-elle.

Et voici, elle s'inclina et ses lèvres se posèrent sur la main de son seigneur, et elle leva les yeux, le contempla, vierge devenue, saintement contempla le visage d'or et de nuit, un tel soleil. Un sourire égaré aux lèvres tremblantes, il considéra sa main baisée, la porta à ses yeux. Que faire pour lui prouver? Le poignard de Michael, et s'en percer, et jurer par le sang qui coulerait? Mais alors le smoking serait souillé, et c'était son plus beau, et il devrait la laisser pour aller se changer. Tant pis, pas de poignard, et avec elle toujours, toujours, et gloire à Dieu, gloire à Dieu.

Elle le contemplait, mais elle n'osait parler, craignait de ternir une majesté, et puis sa voix serait enrouée peut-être.

Croyante et jeune, elle contemplait gravement son seigneur, éperdument le contemplait, respirait avec peine, glacée, tremblante d'amoureuse frayeur, un mal de bonheur aux lèvres.

De la salle de bal montèrent des appels, guitares hawaïennes lâchant à regret leurs longs sanglots purs, sanglots venus du cœur, doux sanglots étirés, liquides tueurs d'âme, infinis sanglots des adieux. Alors, il la prit par la main et ils sortirent, lentement descendirent. ô grave marche.

Belle Du Seigneur
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