XXIX

—Eh bien, mon vieux, tu sais, c'était vraiment réussi, dit-il en boutonnant son pantalon tandis que retentissait le tumulte rédempteur de son water-closet préféré. Félicitations, mon cher, ajouta-t-il, et il sortit avec une envie de s'ébrouer et de courir, tel un petit chien joyeux du devoir accompli dans la bonne herbe du matin.

Dans le couloir, il se demanda ce qu'il pourrait bien faire maintenant. L'injection quotidienne de cacody-late avait été faite à l'infirmerie, le cafeton du matin avait été pris, il ne restait évidemment plus qu'à travailler. Ravissante, cette infirmière danoise. Qu'à travailler, qu'à travailler, chantonna-t-il en poussant la porte de son bureau. Aussitôt assis devant sa table, il ouvrit son journal, contempla le bon visage du nouveau pape, élu la veille.

—Dis donc, comme promotion, hein? murmura-t-il à Sa Sainteté. Enfin, moi aussi, quoi.

Le journal replié, il adora son bureau de membre A, ses pieds frottant le tapis persan pour en sentir la tendre présence, ses yeux chérissant l'armoire vitrée fermant à clef, nom d'un chien, et qu'il avait garnie de beaux volumes empruntés à la Bibliothèque, inutiles mais reliés, faisant chic.

—Et s'ils me les réclament, crotte, je leur dirai 333

que j'en ai un besoin permanent ! Faut savoir se défendre dans cette boîte !

Ravi de son cacodylate fortifiant et gratuit, tout guilleret de sa digestion parfaite, il déplaça légèrement la grande photographie de sa femme posée sur la table, s'en félicita. Ainsi tournée, il ne serait pas seul à en profiter. Tout membre B à qui il indiquerait le fauteuil de cuir la verrait aussi, l'admirerait. Dans ce cadre de vieil argent, elle faisait très aristo, légèrement décolletée, une belle femme. Sa femme, nom d'un chien, lui pouvant la toucher autant qu'il voulait. Coin, coin, coin, nasilla-t-il de bonheur tout en pinçant ses narines entre le pouce et l'index. Bonne idée, cette photo, ça faisait haut fonctionnaire. Dommage de n'avoir pas d'enfants. La photo d'une jolie petite fille bien habillée aurait fait très chef de service. Enfin, tant pis. En tout cas, il avait rudement bien arrangé son bureau depuis qu'il était A. Suspendu au mur, le tableau non figuratif faisait fonctionnaire cultivé ayant besoin d'une atmosphère d'art. Bonne idée aussi ce coffret, en vieil argent également, faisant prestige.

— Je l'ouvre, je le pousse vers le B qui vient respectueusement me demander un renseignement. Cigarette, Carvalho? Cigarette, Hernandez? L'épatant, mon vieux, ça serait d'avoir une photo du S.S.G. avec dédicace manuscrite. À

Adrien Deume, cordialement. Ou même peut-être amicalement.

Amicalement ferait chic. La tête de Vévé entrant et lisant ! Oui, mais je le connais pas encore assez, le S.S.G. Attention, mon vieux, pas de gaffes, pas d'impatience, attendre ! La photo dédicacée dépendra de l'évolution de nos rapports personnels.

Donc demain soir huit juin vendredi, dîner au Ritz, mon vieux, chez le S.S.G. ! Moi smoking neuf, elle robe du soir! Eh oui, mon petit vieux, dîner chez monsieur le sous-secrétaire général de la Société des Nations ! J'avais une de ces envies de le dire à Vévé, il m'a fallu toute ma force de carac-334

tère pour m'en empêcher! Non, mon cher, attendons d'être vraiment intime avec le S.S.G. D'accord, n'en parler à Vévé que lorsque j'aurai une situation inébranlable. Très convenable, sa lettre à Ariane. Faire agréer mes excuses autour de vous. Pas mal tourné, hein? Et puis quoi, il lui a présenté ses hommages.

Tout de même j'en ai fait du chemin dans ma vie. Coin, coin, coin, nasilla-t-il de nouveau. Si tout marche bien demain soir, j'organise illico un cocktail où je lui demande de venir. Ou plutôt non, une invitation à dîner, d'autant que Papi et Mammie absents dès demain soir, au moins pour deux mois. Au fond, c'est une chance qu'il n'ait pas pu venir l'autre soir. Invitation à dîner, parfaitement ! Je lui rends son invitation, quoi. Lui, Ariane et moi, dans la plus stricte intimité. Maître d'hôtel en gants blancs.

Coin, coin, coin. Mais l'important pour le moment, c'est de faire bonne impression demain soir. Prendre du maxiton une heure avant, à sept heures, oui, afin de briller à fond. Moi, cultivé mais spirituel, amusant. S'il rit, s'il s'intéresse, c'est la victoire.

Attention, arriver à l'heure! Pas de blagues, hein? Il a dit huit heures dans sa lettre. Donc à vingt heures tapantes, demain, entrée, du sieur Deume, membre A, précédé de sa charmante épouse. Dieu merci, elle est bien lunée. En somme depuis que, parfaitement. Il leur faut ça aux femmes. Tout ça, mon vieux coco, c'est très joli mais faut que tu brilles et que tu intéresses.

Donc, cet après-midi, rapporter de la maison toute la documentation sur Mozart, Vermeer, Proust, potasser à fond tout ça de quatorze heures à dix-huit heures, de manière à avoir vues documentées originales sur les susdits et l'épater un peu par connaissances approfondies. L'important, c'est qu'il se dise en me regardant tout à coup avec curiosité : pas mal du tout, ce petit Deume, relation à cultiver, ce petit Deume. Pas oublier de lui demander s'il est allé voir l'exposition Picasso, 335

ça me permettra de placer mon petit topo. (Il ricana. Pas bête, son idée d'avoir appris par cœur ces trois phrases épatantes de cet article sur Picasso. Effet bœuf, ces phrases.) Mais les dire un peu lentement comme si je cherchais mes mots, enfin comme si elles étaient de moi. Nom de Dieu, et s'il aime pas Picasso ? En ce cas, je me coule avec mes trois phrases ! Tâter le terrain d'abord, voir s'il aime ou non Picasso, voilà, d'accord. Tu verras, ça ira bien.

Donc conversation distinguée, fourrer des encore que, des expliciter, des assumer notre condition. De plus, faire liste de tous autres sujets idoines de conversation me donnant l'occasion de montrer culture plus esprit. Réflexions profondes mais amusantes. Oui, d'accord, le faire rire, mais par des saillies élégantes. S'il rit, on devient copains! En ce cas, pointant à l'horizon, portrait dédicacé et promotion de conseiller! Car tu penses bien, mon cher, que je vais pas moisir A. Parce que nom de Dieu je commence à en avoir marre d'être A alors qu'un Petresco vient d'être bombardé conseiller! Pas étonnant, d'ailleurs, sur son bureau il a la photo de son ministre, le Titulesco. C'est dégoûtant, ce favoritisme. Un beau salaud, le Petresco. On aura tout vu dans cette boîte. Oui, mon vieux, conseiller, parfaitement, et que ça saute ! Mais pour tout ça, mon vieux, faut qu'il y ait estime et amitié de sa part. Donc conquérir estime plus amitié. La liste des sujets de conversation sur papier facile à consulter en cas de blanc de mémoire. En tel cas, vite un coup d'œil sous la table, sans en avoir l'air. Sois tranquille, mon cher, je brillerai, et puis il y aura Ariane faisant effet super-fin, lui plaisant follement. Non, pas de maxiton, ça peut avoir de mauvais effets, du whisky simplement pour courage les dix premières minutes. La grande photo dédicacée, je la mettrai ici sur mon bureau, ça me fera sauf-conduit avec Vévé. Au dîner, pas parler de promotion, pas même une allusion, ça me fera bien 336

voir. Être désintéressé, c'est dans mon intérêt. Écoute, mon vieux, assez bavardé maintenant. Entre nous soit dit, tu n'as rien foutu ce matin.

Pris de remords et faisant rêveusement tournoyer son toton clandestin, puis jouant à entrechoquer ses billes de cornaline, puis trompant sa mélancolie en actionnant au ralenti son agrafeuse, sans nul plaisir, car son oisiveté le torturait, il se chercha des justifications. Il y avait pas à dire, c'était cafardeux de travailler un jeudi. Parce que quoi, un jeudi c'était pratiquement la fin de la semaine, on n'avait pas assez de temps devant soi, ça décourageait. Enfin il avait encore une bonne heure devant lui, fallait tout de même gagner sa pitance, question de conscience professionnelle. Après avoir remisé ses billes et son toton auprès de ses deux aimants, autre secrète possession et doux passe-temps, il ouvrit le dossier Cameroun.

—ô travail, sainte loi du monde, ton mystère va s'accomplir, déclama-t-il en dévissant le capuchon de son stylo.

Mais le téléphone retentit. De rage, il dit un gros mot, revissa son stylo. Nom de Dieu, on n'arrivait jamais à être tranquille dans cette boîte ! Il arracha le récepteur, dit son nom d'un ton rogue. C'était van Vries. «Oui, monsieur, fit-il avec douceur, j'arrive.» Voilà, juste au moment où il se sentait en train, où il se disposait à en mettre un bon coup, on le dérangeait ! Pas moyen de faire tranquillement son boulot ! Quelle sale boîte, vraiment !

—Debout, les damnés de la terre, murmura-t-il en se levant.

Qu'est-ce qu'il lui voulait encore, le Vévé? se demanda-t-il dans le couloir. Était-ce un savon? Il s'arrêta, déboutonna son veston, se gratta le crâne. Vévé avait dû le voir allant à la cafétéria avec Kanakis. Zut, il s'en foutait ! Il dînait chez le S.S.G. demain soir ! Il reboutonna son veston, en tira les pans énergi-337

quement. Et puis quoi, il était A maintenant. Mais arrivé devant le bureau de son chef, il frappa doucement et entra avec une mine B.

—Asseyez-vous, dit van Vries après un preste coup d'œil oblique, sans relever la tête et tout en continuant d'écrire.

C'était son manège habituel, destiné à étayer son prestige, à satisfaire un petit sadisme et à se venger sur ses inférieurs des mortifications subies de ses supérieurs. De plus, cette insolence sans risques le consolait de n'être pas entré dans la carrière. (Ah, s'il avait pu être diplomate, que de Broglie et de Chol-mondeley fréquentés sans peine et sans efforts, tout naturellement !) Lorsqu'il convoquait un des membres de sa section, il se plaisait donc à le faire attendre plus ou moins longtemps, selon le caractère ou les relations du subordonné, le prétexte étant le plus souvent une note à terminer sur la feuille-minute d'un dossier.

(Les notes de van Vries faisaient l'admiration des autres directeurs et le désespoir de ses collaborateurs. Il était en effet passé maître dans l'art de ne rien dire. Atteint de circonspection pathologique, ce fonctionnaire était capable d'aligner des douzaines de phrases paraissant pourvues de signification mais qui, relues attentivement, n'en avaient aucune et ne pouvaient donc engager sa responsabilité. C'était le talent de cet imbécile de savoir ne rien dire en plusieurs pages.)

Ce matin-là, il estima prudent de n'imposer qu'une brève attente à ce petit intrigant mystérieusement entré dans les bonnes grâces de ce qu'il appelait les hautes sphères. Il posa son stylo, leva ses gros yeux malades, salua d'un sourire amical le petit salaud auquel il devait l'humiliation d'avoir vu un de ses subordonnés promu par choix direct, par-dessus sa tête, à son insu, sans même une consultation préalable qui aurait sauvé la face.

—Ça va, Deume?

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Adrien répondit que ça allait et, rassuré par cette entrée en matière, s'assit plus confortablement, tandis que la porte s'ouvrait devant la table roulante poussée par une serveuse.

Van Vrics lui ayant proposé une tasse de thé, il remercia.

Mais cette attention de son chef n'atténua pas la tristesse provoquée par la théière dont bénéficiaient les directeurs alors que les membres de section n'avaient droit qu'à une tasse. Il décida d'en discuter le jour même avec Castro et quelques autres membres A. Oui, une note collective des A au service du matériel afin de faire cesser ce scandale et d'obtenir le privilège de la théière, un peu moins jolie que celle des directeurs, s'il le fallait, mais une théière, sapristi ! Et puis une note comme ça lui donnerait l'occasion de contacts avec des A qu'il ne connaissait pas encore et qu'il pourrait inviter à la maison.

La serveuse revint avec une deuxième tasse, versa le thé et sortit. Van Vries fit alors à son sujet une remarque humoristique, tout à fait inaccoutumée, qui provoqua de la part de son subordonné l'hommage d'un rire gigantesque. (Les rires d'Adrien Deume étaient souvent énormes, mais pour des raisons différentes selon l'interlocuteur. Avec un supérieur hiérarchique c'était pour lui prouver, par une hilarité irrépressible et débordante, combien la saillie avait été goûtée.

Avec un égal, le rire bruyant avait pour but de lui faire une réputation de bon garçon cordial, copain avec tous et franc comme l'or. Avec les femmes, et avec la sienne en particulier, le rire explosif et gaillard était destiné à faire viril et force de la nature.) Ayant créé une atmosphère cordiale par sa plaisanterie, un protégé étant toujours à ménager, van Vries fît basculer son fauteuil, posa ses pieds contre la table et croisa ses mains derrière sa nuque pour faire chef très à son aise, attitude que ses subordonnés appelaient entre eux «la pose de l'aimée».

— J'ai décidé de vous confier une mission, com-339

mença-t-il d'une voix supérieure qui le persuadait de son existence. (Un temps de réflexion. Faire allusion à sa conversation avec le sous-secrétaire général? En somme, non.

Si ce petit Deume apprenait que l'initiative venait de si haut, il se gonflerait d'importance et deviendrait moins maniable. De plus, il s'agissait de garder le prestige du chef qui décide de son propre mouvement. Par prudence cependant, car tout finit par s'apprendre, il ajouta un minimum de vérité :) J'en ai parlé avec la haute direction. (Un temps d'arrêt pour savourer ces deux derniers mots qui le charmaient.) La haute direction est d'accord. Je vous envoie donc à Paris et à Londres. Réflexion faite, vous irez même à Bruxelles, bien que les mandats belges ne soient pas de votre ressort. Mais votre nationalité vous facilitera les contacts. Vous terminerez par un séjour d'études approfondies en Syrie et en Palestine, nos deux territoires sous mandat les plus délicats. La mission ne devra pas dépasser douze semaines, sauf imprévu, auquel cas il vous appartiendra d'obtenir en temps utile une autorisation de prolongation selon la procédure appropriée. Votre rôle consistera officiellement à recueillir toute documentation utile pour notre section tant auprès des ministères compétents des trois capitales que des hauts-commissariats de Syrie et de Palestine, tout en vous efforçant, bien entendu, et ce sera la partie non officielle mais non la moins importante de votre mission, d'établir avec les personnalités dirigeantes de ces ministères et hauts-commissariats des rapports personnels et cordiaux de confiante collaboration. Vous évoquerez, entre autres, avec le doigté qui convient...

Et caetera, van Vries continuant à vasouiller politiquement dans le vague et recommandant entre autres à Deume de ménager les légitimes susceptibilités des autorités nationales compétentes, d'assurer ces dernières de la sympathie avec laquelle le Secrétariat de

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la Société des Nations suivait leur œuvre tutélaire aussi généreuse que difficile, œuvre civilisatrice en un mot, et surtout d'aborder toutes questions avec les-dites autorités dans un esprit nuancé, en tenant compte des impondérables politiques toujours si importants.

— De la nuance, mon cher Deume, de la nuance, toujours de la nuance.

Au bout d'un quart d'heure, l'ordre de mission dûment remis à Adrien, van Vries mit fin à ce qu'il appelait ses instructions ou encore son briefing et se leva. Avec un sourire et une cordiale poignée de main, il souhaita bon voyage et plein succès à son cher Deume, se promettant en lui-même de le repincer au tournant, un jour ou l'autre.

Belle Du Seigneur
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