XIX

À sept heures moins dix les trois Deume s'installèrent au salon, graves et honorables. Aussitôt assise, fleurant la naphtaline et les joues enflammées par l'alcool de lavande dont elle les avait frottées, Mme Deume déclara que l'invité ne devant arriver que dans quarante minutes, à sept heures trente, il fallait en profiter pour bien se reposer, bien se relaxer dans les fauteuils, en fermant les yeux si possible. Mais ce sage conseil fut vite oublié et ce ne furent bientôt qu'allées et venues nerveuses et artificiellement souriantes.

On ne faisait que s'asseoir et se relever. On se relevait pour avancer une table, pour écarter un peu plus les tentures de velours, pour reculer un guéridon, pour ranger les bouteilles de liqueurs par ordre de taille, pour remettre les tentures comme avant parce que décidément ça faisait mieux, pour voir si c'était une tache là-bas ou simplement une ombre, pour déplacer un cendrier, pour mieux mettre en valeur les boîtes de cigares et de cigarettes, Adrien se spécialisant dans le désordre artiste, sans cesse perfectionné, de ses livres de luxe à tirage limité.

Pour sa part, Mme Deume sortit à sept reprises : pour « des recommandations à la domesticité » ; pour s'assurer que le vestibule ne sentait pas le potage bisque ; pour se remettre un peu de poudre; pour jeter un der-218

nier coup d'œil à la table de la salle à manger et au cabinet de toilette ; pour rajuster son ruban de velours ; pour ôter un surplus éventuel de poudre et se lisser les sourcils; et, enfin, pour prendre d'ultimes précautions, suivies d'un bruit de chasse d'eau. De retour et caressant le bas de ses reins, elle conseilla à Hippolyte et à Didi de suivre son exemple, l'un après l'autre.

— Quelle heure? demanda-t-elle pour la troisième fois.

— Sept heures treize, dit Adrien.

— Plus que dix-sept minutes, dit M. Deume qui continua à se réciter intérieurement les prescriptions du guide des convenances.

Ne pas saucer l'assiette avec un bout de pain, d'accord, ça c'était facile. C'était au supérieur d'entamer la conversation, d'accord aussi. Mais alors si ce monsieur n'entamait pas, ils ne devaient rien dire, eux? Ça serait quand même drôle, tous ces zens muets à se regarder, attendant que ce monsieur se décide à entamer. Et puis quoi encore? Ah oui, au début d'une présentation, parler de relations communes. Mais il n'en avait pas, lui, de relations communes avec ce monsieur. Enfin oui, il y avait Didi. On parlerait de Didi. Mais il ne saurait pas trop quoi dire, à part qu'il aimait bien Didi. Au fond on aurait dû rester un peu plus longtemps à Bruxelles, ne pas retourner si vite à Zenève pour ce sacré dîner de gala. C'était sa faute à elle, ça la démanzeait de faire la grande dame.

— Didi, il est bien entendu que ta femme descendra dès qu'il sera arrivé?

— Oui Mammie, j'ai donné les instructions en conséquence à Martha. Elle montera l'appeler dès qu'il sera là.

— À propos de Martha, dit Mme Deume, c'est elle qui ouvrira la porte, je viens de lui en donner l'ordre.

— Mais pourquoi pas le maître d'hôtel? Ça fait plus chic.

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— Il verra bien le maître d'hôtel puisque c'est le maître d'hôtel qui servira à table. Mais je veux qu'il voie la bonne aussi, enfin la femme de chambre puisqu'elle mettra le petit tablier brodé et le bonnet blanc que je lui ai achetés hier. Du moment qu'il y a ici femme de chambre et maître d'hôtel, autant les montrer tous les deux. J'ai fait toutes les recommandations à Martha, comment ouvrir, comment dire bonsoir, comment le débarrasser de son chapeau, comment l'introduire au salon où nous nous tiendrons. (Le petit père eut un frisson.) Je lui ai acheté aussi des gants de fil blanc, comme chez madame Ventradour. Je les lui ai fait déjà mettre pour qu'elle ne risque pas de les oublier au dernier moment. Avec la cervelle qu'elle a ! Enfin, sauf imprévu toujours à redouter, tout est en règle.

— Écoute, Mammie, j'ai une idée, dit Adrien qui s'arrêta d'arpenter, les mains dans les poches. Vois-tu, ce qui me tracasse, c'est ce vestibule qui est un peu nu. Mon tableau abstrait qui est chez moi, je vais vite l'accrocher dans le vestibule, il est d'un peintre très coté en ce moment. Il fera bien à la place de cette gravure qui ne veut rien dire.

— Mais Didi, on n'a pas le temps !

— Oh écoute, il est sept heures vingt exactement, ça ne prendra tout de même pas dix minutes.

— Et s'il arrive en avance?

— Une huile n'arrive jamais à l'avance. Allons-y !

— En tout cas, je ne veux pas que tu portes toi-même ce tableau, il est trop lourd, c'est un travail pour Martha.

À sept heures vingt-quatre, juchée sur un tabouret placé sur une chaise, Martha essayait d'accrocher le grand tableau plein de spirales et de ronds, tandis que Mme Deume la maintenait fortement par ses épaisses chevilles.

—Attention de ne pas tomber ! cria M. Deume.

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— Qu'est-ce que tu as à parler fort comme ça? demanda Mme Deume sans se retourner.

— Pardon, ze m'excuse, dit M. Deume qui n'osa pas avouer que c'était pour prendre l'habitude d'être mondain.

À sept heures vingt-sept, alors que le tableau venait d'être suspendu, la sonnette d'entrée tinta et Mme Deume eut un grand tressaillement qui fit dégringoler Martha, tandis que du fond du corridor un beuglement s'éleva, courroux du central téléphonique reprochant à l'abonné le récepteur non raccroché. M. Deume ramassa Martha dont le nez saignait cependant qu'Adrien remettait en hâte la chaise et le tabouret en place, que la sonnette faisait des sautilles d'impatience, que le téléphone mugissait et que, dans la cuisine, le maître d'hôtel et le cuisinier de chez Rossi se tapaient les cuisses.

—Tu vois, il est venu en avance! chuchota Mme Deume. Mouchez-vous, idiote, ça saigne ! souffla-t-elle à Martha affolée qui tourna sur elle-même et claironna du sang dans le mouchoir qui lui était tendu. Voilà, ça suffît, ça ne saigne plus ! Changez de tablier, vite, il est plein de sang! Un autre tablier!

Souriez ! Excusez-vous du retard, dites qu'il y a eu un petit accident ! Souriez, idiote !

Les trois Deume filèrent au salon, en fermèrent la porte et s'y tinrent debout, le cœur battant, essayant un sourire immobile, déjà prêts à une haute considération. C'est ton idée de tableau au dernier moment, murmura Mme Deume. Ayant dit, elle refit son sourire, furieuse. La porte s'ouvrit, mais ce fut Martha qui entra, le tablier de travers, et dit que c'était seulement la «pompe» glacée. Mme Deume poussa un ouf!

Bien sûr, la bombe glacée, elle avait oublié !

—Qu'est-ce que vous faites plantée ici, vous ? Allez vite vous laver le nez ! Et puis le tablier, devant ! Ren dez-moi mon mouchoir! Ou plutôt non, mettez-le au 221

sale, pas dans le panier, dans le sac des choses délicates!

Allons, filez et recoiffez-vous ! Tu sais, toi, Adrien, avec ton idée de tableau au dernier moment, je te retiens ! Enfin, ça aurait pu être pire. Pourvu qu'elle n'ait pas une jambe cassée maintenant, il ne manquerait plus que ça, que nous ayons un accident avec cette fille et être obligés de lui payer l'hôpital. Quelle heure?

— Sept heures vingt-neuf.

— Dans une minute, dit M. Deume, la gorge serrée.

Mme Deume examina ses deux hommes. S'étaient-ils salis pendant l'incident? Non, Dieu merci. M. Deume ruminait son angoisse. Il était sûr qu'il s'embrouillerait pour dire qu'il était çarmé quand Adrien le présenterait. Et puis dans le guide mondain il y avait un embrouillamini sur les princes et les grands personnazes et qu'alors ils étaient cez eux et on devait les mettre à la place du maître de maison. Ce monsieur c'était un grand personnaze, alors il fallait peut-être ne pas le mettre à la droite d'Antoinette. Et puis, il y avait la conversation à table. Le guide disait qu'il ne fallait zamais parler de politique, mais de littérature. C'était très zoli, ça, mais il n'y entendait rien à la littérature, lui, et puis quoi, la politique, ça devait intéresser ce monsieur, vu ses fonctions, non? Enfin, si on parlait de littérature, il écouterait et il approuverait, voilà. Et puis Antoinette, est-ce qu'elle s'y entendait tellement en littérature, au fond? Enfin, il y aurait Didi et Ariane.

Les trois se tenaient debout, n'avaient pas le courage de s'asseoir et d'être normaux. Ils attendaient en silence, factices et amènes. Les minutes passaient mais les sourires demeuraient.

Enfin, Mme Deume demanda l'heure.

—Trente-neuf, répondit Adrien. Dès qu'il son nera, ajouta-t-il, tout raide et d'une voix impercep tible, lèvres remuant à peine, je compterai jusqu'à quinze pour laisser le temps à Martha d'ouvrir et de le 222

débarrasser. Et puis j'irai le recevoir dans le corridor, c'est plus aimable. Vous deux, vous resterez au salon.

— Tu me le présentes d'abord, la femme étant censée être la supérieure, chuchota Mme Deume, droite et empesée.

— Mais pourquoi veux-tu qu'il te le présente? souffla M.

Deume, tout rigide aussi et dont les lèvres seules bougeaient. Tu sais bien que c'est monsieur Solal, puisque nous l'attendons, nous ne parlons que de lui depuis un mois.

— Quelle heure? demanda Mme Deume sans daigner répondre.

— Sept heures quarante-trois, dit Adrien.

— Moi, z'ai quarante-quatre, dit M. Deume.

— J'ai l'heure de la radio, dit Adrien.

Il leva la main, tendit l'oreille. Un grondement lointain d'automobile qui bientôt se rapprocha et couvrit le bruit du vent s'engouffrant dans les peupliers. Ça y est, souffla M. Deume avec une voix de chez le dentiste, juste avant l'extraction. Mais l'automobile ne s'arrêta pas. Debout, l'oreille aux aguets, épluchant les rumeurs du dehors, les trois Deume attendaient courageusement.

— La règle est de venir avec un peu de retard, dit Mme Deume. Quelle heure est-il?

— Quarante-neuf, répondit Adrien.

— Oui, poursuivit-elle, les gens bien élevés viennent toujours avec un peu de retard, au cas que l'hôte ne serait pas tout à fait prêt, c'est une attention, une délicatesse.

Égaré, M. Deume répéta intérieurement «au cas que l'hôte»

qui devint bientôt ocaclotte, ocaclotte. Les trois restaient debout et attendaient, figés dans la distinction souriante et malheureuse.

Silencieux en leurs fauteuils, ils semblaient las. Le petit père Deume chantonnait imperceptiblement pour

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faire naturel. Posé sur sa pointe, le soulier droit d'Adrien tremblait convulsivement. Les yeux baissés, Mme Deume considérait ses ongles longs et taillés carré, à affreuse blanche bordure de cinq millimètres, résultat d'un curage au canif.

— Quelle heure maintenant? demanda-t-elle.

— Huit heures dix, dit Adrien.

— Moi, j'ai huit heures onze, dit M. Deume.

— Je répète que j'ai l'heure de la radio, articula Adrien.

— Tu es bien sûr que c'est à sept heures et demie qu'il t'a dit qu'il viendrait? demanda Mme Deume.

— Oui, mais il m'avait dit qu'il serait peut-être un peu en retard, mentit Adrien.

— Ah bon, j'aime mieux ça, tu aurais dû m'avertir.

Ils se remirent à attendre, humiliés et se le dissimulant les uns aux autres. À huit heures vingt-trois, Adrien tendit l'oreille, leva la main. Une portière d'auto claqua.

— Cette fois, ça y est, dit M. Deume.

— Debout! ordonna Mme Deume qui, aussitôt levée, passa sa main sur son derrière pour un ultime contrôle. Tu me le présentes en premier.

Sonnerie de l'entrée. Souriant déjà, Adrien rectifia sa cravate et commença à compter pour sortir à quinze et accueillir l'émouvant invité. Il en était à douze lorsque la suante Martha entra, d'avance coupable, et annonça aux trois statues que c'était un monsieur pour les voisins, un monsieur qui s'était trompé.

—Mettez-le au chaud, dit Mme Deume, perdant tous ses moyens.

La bonne sortie, les trois se regardèrent. Prévenant la question qui allait venir, Adrien dit qu'il était presque huit heures vingt-cinq. Puis il sifflota, alluma une cigarette qu'il écrasa aussitôt.

Des autos passèrent mais aucune ne s'arrêta.

—Il y a sûrement quelque çose, dit le petit père.

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— Adrien, téléphone-lui au Palais, dit Mme Deume après avoir roulé entre ses doigts sa boulette de chair. Une heure de retard, c'est trop, même pour une personne haut placée.

— Il n'est sûrement pas au Palais à cette heure, c'est plutôt à son hôtel qu'il faudrait téléphoner.

— Eh bien, téléphone à son hôtel, puisque hôtel il y a, dit Mme Deume, et elle fit une inspiration signifiant qu'elle trouvait bizarre qu'un monsieur si important n'eût pas de chez-soi.

— C'est un peu gênant, dit Adrien.

Eh bien, puisque les hommes manquaient de courage, elle en aurait, elle! Laissant derrière elle un énergique sillage d'antimite, elle se dirigea d'un pas décidé vers le téléphone du vestibule. Durant tout l'entretien, les deux hommes se tinrent immobiles et muets, le petit père se bouchant les oreilles, tant il avait honte. À son retour, Mme Deume se composa une expression importante.

— Alors? demanda Adrien.

— Alors, tu es un étourdi, dit-elle presque de bonne humeur.

C'est un gros malentendu. Il m'a dit que tu l'as invité pour vendredi prochain ! Toute cette peine que je me suis donnée pour rien ! Enfin, il va venir à dix heures, après un grand dîner qu'il a, dès qu'il pourra se sauver, ce qui est quand même de la considération, vu que ça doit sûrement déranger ses plans.

Vraiment, Adrien, je ne comprends pas que tu sois distrait à ce point !

Il ne protesta pas, mais il n'était pas dupe. Cousue de fil blanc, la justification du S.S.G. Avant-hier encore, il avait remis à miss Wilson un mot pour le S.S.G., rappelant le dîner de ce soir, un pro memoria, comme les Heller. Heureusement qu'il n'en avait rien dit à Mammie. Le S.S.G. avait oublié, voilà tout. Oui, ne rien dire, mieux valait passer pour un distrait qu'être un type dont on a oublié l'invitation. L'embê-

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tant, c'était les deux cents grammes de caviar, et du frais encore. Enfin, il venait, c'était le principal.

— C'est lui qui t'a répondu ? demanda-t-il.

— Un laquais d'abord, dit Mme Deume avec sensibilité, puis on m'a passé monsieur le sous-secrétaire général. II a été charmant, je dois dire, une voix très agréable, bien timbrée, un peu grave et puis d'une politesse ! Donc, d'abord les explications du malentendu, puis ses excuses et ses regrets, si bien dits, d'une manière, enfin grand miyeu. Heureusement que j'ai eu l'inspiration de lui téléphoner, c'était le dernier moment, il allait justement sortir pour se rendre à un dîner de gala.

— Il t'a dit ça comme ça? demanda Adrien.

— Enfin, je suppose bien que c'est un dîner de gala puisque c'est avec la délégation argentine. Il m'a donc dit qu'il s'excuserait auprès de la délégation, expliquant le malentendu, et qu'il partirait tout de suite après le dîner pour venir chez nous. Enfin, absolument charmant ! Il m'a conquise, je dois dire. Et puis enfin il faut reconnaître qu'il se donne de la peine, c'est quand même de la bonne volonté de venir tout de suite après le dîner de ces messieurs du gouvernement argentin, c'est flatteur pour nous.

C'est drôle, je me sentais tellement à l'aise en causant avec lui.

Je peux dire que nous avons déjà fait connaissance, conclut-elle virgi-nalement.

— Eh bien, on manze tard cez les Arzentins, dit M. Deume qui mourait de faim.

— Plus c'est grand genre et plus on dîne tard, dit Mme Deume que sa conversation téléphonique avait emplie de bienveillance. Enfin, maintenant on sait à quoi s'en tenir, je dois dire que ça m'a ôté un poids, c'est clair, c'est net, il m'a dit qu'il sera chez nous à dix heures précises. Maintenant, la première chose à faire, c'est de liquider ce maître d'hôtel, je ne veux plus voir cette tête par ici, on s'arrangera avec Martha 226

pour les rafraîchissements. Hippolyte, va dire à cet acrobate que le dîner est annulé, et au cuisinier aussi. Donne-leur quelque chose pour n'avoir pas d'histoires, trois francs chacun, c'est bien assez, vu que. Tu te feras rembourser par Didi.

— Écoute, z'ose pas.

— J'irai, dit Adrien, et en même temps j'informerai Ariane de la situation.

— Ah, mon pauvre Didi, décidément tu auras eu toutes les corvées. Enfin, tu es l'homme de la maison. Et envoie-moi Martha à la salle à manger, s'il te polaît.

Entré dans la salle à manger à la suite de son épouse, M. Deume fut ébloui par la table somptueusement dressée, ennoblie de fleurs, de bougies et de champagne. Il renifla de bonheur. On allait pouvoir manzer un tas de bonnes çoses en famille, sans être surveillés par ce monsieur important, et les asperzes on les man-zerait sans pinces ! Ses gros yeux ronds émus, il se frotta les mains.

— Alors, on se met à table ?

— Je pense bien que non, dit Mme Deume. Nous avalerons un morceau debout, rápido presto. Martha, vous apporterez du pain et du fromage et les trois sandwiches jambon de midi qui restent. Vous mettrez tout ça sur le buffet et vous desservirez la table. Allons, ma fille, dépêchez-vous et emportez-moi tout à la cuisine pour le moment. Point de vue rangement définitif, je viendrai tout à l'heure vous donner les instructions pour, et attention à ma nappe, repliez-la-moi comme il faut, qu'il n'y ait pas de faux plis. Le dîner servira pour les Rampai juniors, dit-elle en se retournant vers son mari. Je leur téléphonerai demain matin, première heure.

— Comment les Rampai? Ils sont à Zenève?

— Oui, c'est vrai, avec toutes nos circonstances, j'ai oublié de te dire. Ils m'ont téléphoné cet après-227

midi pour me dire qu'ils venaient d'arriver. Charmants, comme toujours. J'ai eu bien envie de les inviter illico pour ce soir étant qu'il y aurait eu de quoi et profiter de ce menu et puis ça aurait montré à monsieur le sous-secrétaire général le genre qu'on fréquente.

— Ils restent longtemps?

— Trois ou quatre jours, ils sont venus pour ce que tu sais, comme d'habitude. Bien forcés avec ces affreux impôts qu'il y a en France. Elle y a fait joliment allusion au téléphone, disant qu'elle allait se faire des durillons à la main à force de se servir des ciseaux. Tu n'as pas l'air de comprendre, c'est pourtant bien clair, c'était une allusion aux coupons qu'ils vont couper tous les deux à la banque, tu sais, dans ces jolis petits salons de la salle des coffres. Alors, comme je disais quand tu m'as interrompue, j'ai eu bien envie de les inviter pour ce soir, mais Adrien n'étant pas là et ne sachant pas ce qu'il en penserait, je n'ai pas osé vu que sûrement d'un point de vue il voudrait avoir un contact intime avec son supérieur pour la première fois, alors je suis restée dans le vague, disant que je les rappellerai demain, ayant une grosse grosse réception ce soir, ce n'est pas mal qu'ils le sachent, et ne sachant où donner de la tête avec nos préparatifs.

Donc je leur téléphone demain matin première heure.

— Mais, Bicette, tu ne crois pas que ça sera tout sec demain?

— Je prendrai les mesures pour. Avec le frigidaire on peut être tranquille, et réchauffé, ce sera tout aussi bon.

— Oui, murmura sans enthousiasme M. Deume.

— Ce menu de gala tombe juste, vu que les Ram-pal sont de l'aristocratie, dit Mme Deume à l'intention de Martha qui d'ailleurs n'y comprit rien.

— De la vieille noblesse française, compléta machinalement M. Deume.

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(Depuis plusieurs générations, les parents Leerber-ghe léguaient à leurs enfants le respect des Rampai qui possédaient en Belgique des propriétés gérées de père en fils par les Leerberghe, fidèles hommes liges. La fortune, le château et les chasses à courre des Rampai faisaient depuis plus d'un siècle l'objet de longues causeries leerberghiennes au coin du feu, l'hiver. À l'âge de trois ans déjà, comparant les Ram-pal à Adèle, la bonne de ce temps-là, le petit Adrien criait avec une gravité convaincue: «Dèle, caca! Ampal, yentil, pas caca, oh non ! » Comme on voit, il promettait. Mme Deume avait vite contaminé son mari qui ne citait jamais à ses connaissances genevoises le nom éblouissant des Rampai sans ajouter, avec un petit tremblement de la gorge et les yeux modestement baissés, «de la vieille noblesse française».)

— Enfin j'en discuterai avec Didi demain matin. Je le laisse tranquille ce soir pour qu'il soit bien en forme pour son supérieur. S'il estime préférable que nous invitions ces fameux Rasset que je n'ai jamais vus, ce sera à lui de décider. De toute façon, nous faisons grand dîner demain soir, soit les Rampai, soit les Rasset, soit à la rigueur Mme Ventradour, je dis à la rigueur parce qu'elle n'a quand même pas la même surface, et puis tout ce caviar pour une seule invitée, ce serait trop dommage. À vrai dire, je crois que je préférerais les Rasset, ce serait une occasion de faire connaissance en grand genre.

Allons, Martha, dépêchez-vous, un peu de nerf, s'il vous polaît ! À propos, écoutez-moi bien, Martha. Cette personnalité viendra donc à dix heures, mais pour plus de sûreté tenez-vous bien à l'avance tout près de la porte en gants blancs, toute droite, prête à ouvrir, cas que cette personnalité arriverait plus tôt. Tenez-vous près de la porte à partir de neuf heures et demie, bien droite, n'oubliez pas les gants blancs, et attention de pas me

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les salir, votre tablier aussi attention, il doit rester impeccable.

Donc dès que la personnalité sonnera vous ouvrirez la porte en souriant, puis vous prendrez son chapeau en souriant, mais pas trop, modestement, enfin comme une domestique, et ensuite vous viendrez ouvrir la porte du salon où nous serons et vous annoncerez à haute voix monsieur le sous-secrétaire général de la Société des Nations, mais alors sans sourire, comme ça se fait dans les grandes réceptions, vous avez compris?

— Mais Antoinette, Adrien a dit que c'est lui qui ira le recevoir dans le vestibule, quinze secondes après le coup de sonnette.

— C'est juste, j'ai oublié. D'ailleurs, j'aime mieux ça, vu que d'annoncer à haute voix c'est plutôt l'affaire d'une personne stylée, ayant une certaine éducation. Ça n'aurait pas été dans vos cordes, n'est-ce pas, ma pauvre Martha, vu que vous sortez d'un miyeu où on ne reçoit pas souvent des personnalités ! Oh, je ne vous en fais pas reproche, ce n'est pas de votre faute si vous êtes d'humble extraction, conclut-elle avec son sourire lumineux.

Adrien revenu annonça qu'Ariane n'avait pas faim et qu'elle ne descendrait que lorsque l'invité serait là. M. Deume s'approcha du buffet, prit une bouchée de pain sur laquelle il posa un petit morceau de gruyère. Hippolyte ! admonesta Mme Deume. Il comprit, remit le pain et le fromage à leur place, attendit que sa femme eût rendu grâce. Pourtant vraiment faire la prière zuste pour un morceau de fromaze et debout encore!

—Seigneur, commença Mme Deume, debout

devant le buffet et les yeux clos, nous Te remercions d'avoir voulu et préparé Toi-même cette soirée que nous allons passer avec monsieur le sous-secrétaire général de la Société des Nations. Oui, merci, Sei gneur, merci. (Comme elle ne trouvait rien d'autre à 230

dire, elle répéta «merci» à plusieurs reprises sur un ton toujours plus tendre et plus mou pour remplir le vide en attendant l'inspiration d'autres phrases.) Merci, merci, merci, oh merci, merci. Nous Te rendons grâce aussi de ce que Tu as, dans Ta grande sagesse, placé notre cher enfant sur le chemin de ce cher supérieur hiérarchique. Oh, fais que cette merveilleuse rencontre de ce soir soit une abondante source de bénédictions pour notre cher Adrien et qu'il y trouve des occasions toujours renouvelées d'un avancement moral et d'un enrichissement spirituel. Amen.

Pour me réconforter de la mère Deume, je vais écrire au cher pasteur Georges-Emile Delay, de Cuar-nens, dans le canton de Vaud, un homme parfaitement pur et bon, un vrai chrétien, un frère. Mon frère chrétien, c'est ainsi qu'en moi-même je l'appelle.

Belle Du Seigneur
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