XLIII

Une nuit, lorsqu'il dit qu'il était l'heure de se quitter, elle s'accrocha, dit qu'il n'était pas tard, le supplia de rester, l'informa en français puis en russe qu'elle était sa femme. Ne me quitte pas, ne me quitte pas, implora la voix dorée. Il se mourait de restei, mais il fallait la maintenir en soif de lui, et qu'à sa présence elle n'associât jamais fatigue ou satiété. Il avait honte d'avoir déjà recours à ce misérable truc, mais il le fallait, il fallait être le regretté, celui qui partait. Il sacrifia donc son bonheur aux intérêts supérieurs de leur amour, se leva et ralluma.

Lèvres encore hébétées, elle lui demanda de ne pas la regarder, alla devant la glace de la cheminée. Après avoir réparé le désordre de sa robe et rajusté sa chevelure, elle dit qu'elle était visible maintenant, et elle lui adressa un sourire de bonne société, toutes hardiesses ignorées. Il lui baisa la main, témoignage de déférence qui fut accueilli avec gratitude, car elles adorent être respectées après les râles et les tutoiements mouillés. Après un autre sourire de classe dirigeante, elle lui rappela la coutume russe de s'asseoir avant un départ. Il s'assit, et elle prit place sur ses genoux, ferma les yeux, entrouvrit les lèvres.

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Dans le vestibule, elle lui demanda de rester une minute encore. Non, dit-il en souriant. Impressionnée par ce calme refus, elle leva vers lui des yeux pénibles d'admiration, l'accompagna avec décence jusqu'au taxi dont elle ouvrit la portière. Ignorant le chauffeur, elle se pencha, baisa la main. À demain soir, neuf heures, lui rappela-t-elle à voix basse, puis elle referma la portière et l'auto démarra. Elle s'élança, cria au chauffeur de s'arrêter. Devant la vitre baissée, elle s'excusa, essoufflée. «Je suis désolée, je me suis trompée, je vous ai dit demain soir, mais il est quatre heures du matin, donc c'est déjà demain maintenant, enfin je veux dire que c'est ce soir que je vous attends, donc à ce soir, neuf heures, n'est-ce pas ? » Sur la route bleuie de lune, frissonnant dans sa robe froissée, elle resta à regarder son destin qui s'éloignait. Que Dieu te garde, murmura-t-elle.

Entrée dans le petit salon, elle se dirigea vers la glace pour n'être pas seule. Oui, ce soir déjà, et tous les jours il y aurait un soir, et tous les soirs il y aurait un demain avec lui. Devant la glace, elle fit une révérence à cette belle du seigneur, puis essaya des mines pour voir comment elle lui était apparue à la fin de cette nuit, imagina une fois de plus qu'elle était lui la regardant, fit l'implorante, puis tendit ses lèvres, s'en félicita. Pas mal, pas mal du tout. Mais avec du parlé, on se rendrait mieux compte. Ta femme, je suis ta femme, dit-elle à sa glace, extatique, sincèrement émue. Oui, vraiment bien comme expression, un peu sainte Thérèse du Bemin. Il avait dû la trouver assez épatante. Et pendant les baisers de grande ardeur, les baisers sous-marins, quel genre avait-elle, les yeux fermés? Elle ouvrit la bouche, ferma l'œil gauche, se regarda de l'œil droit. Difficile de se rendre compte. L'impression de charme disparaissait, ça faisait borgne. Dommage, je ne saurai jamais de quoi j'ai l'air pen-490

dant l'opération. Affreux, je dis opération, alors que tout à l'heure avec lui c'était si grave. En somme, pour voir comment je suis pendant les baisers intérieurs, je n'ai qu'à fermer presque entièrement les yeux et à guigner à travers les cils. Mais non, en somme, ce n'est pas la peine, puisque pendant ces moments-là sa tête est tellement contre la mienne qu'il ne peut pas me voir, donc aucun intérêt.

Elle s'assit, ôta ses souliers qui serraient trop, remua ses orteils, soupira d'aise, bâilla. Ouf, vacances et bon débarras, dit-elle.

Plus besoin de faire la charmante puisque le monsieur n'est pas là, oui, enfin le type, le bonhomme, le lustucru, oui parfaitement, mon cher, c'est de vous qu'il s'agit. Pardon, mon chéri, c'est seulement pour rire, mais c'est peut-être aussi parce que je suis trop votre esclave quand vous êtes là, c'est pour me venger, vous comprenez, pour vous montrer que je ne me laisse pas faire, pour garder mon self-respect, mais n'empêche que tout de même c'est bien agréable d'être seule.

Elle se leva, fit des grimaces pour se décontracter, déambula.

Exquis de marcher sans souliers, rien qu'avec les pieds, bien à plat, un peu pataude, exquis de remuer les orteils, de n'être plus tout le temps sublime et Cléopâtre et redoutable de beauté. Chic, on allait manger maintenant ! Parce que, mon chéri, je regrette, mais je meurs de faim. Tout de même, j'ai un corps. Vous le savez d'ailleurs, sourit-elle, et elle s'en fut, désinvolte.

À la cuisine, elle ouvrit le frigidaire. Tarte à la rhubarbe? Non, c'était bon pour les boutonneuses des restaurants végétariens.

Des protéines, ventre-saint-gris! comme disait sans doute Corisande d'Auble, l'amie d'Henri IV. Du saucisson alors, qu'elle mor-491

drait à même, sans le couper? Non, tout de même, pas après une telle nuit. Une tartine de confiture serait plus convenable, plus poétique, mieux appropriée aux récents événements. Non, pas assez de mordant. Elle opta pour un grand sandwich au jambon, agréable compromis.

Le sandwich confectionné, elle courut le déguster au jardin, dans la fraîcheur de l'aube et les festoie-ments des oiselets réveillés, fastueusemcnt allant et venant, hanches insolentes et jambes fameuses. Dévorant à solides dents, brandissant son sandwich au jambon et proclamant au soleil apparu qu'elle était la belle du seigneur, elle alla à grandes enjambées et à grands sourires, pieds nus dans l'herbe humide de rosée, et le sandwich haut tenu était un fanion de bonheur, un pavillon d'amour.

De retour au petit salon, elle éternua. Bien égal, puisqu'il n'était pas là. Au deuxième accès, elle éternua exprès à grand bruit, en prononçant distinctement un atchoum dramatique. Elle s'offrit même le plaisir de contempler dans la glace l'expression malheureuse et enrhumée qui suit les éternuements. Et maintenant, monter se moucher d'urgence ! Dans sa chambre, elle se moucha devant la psyché pour s'y considérer trompetant.

Agréable, mais pas très succulente. Ne jamais se moucher devant lui.

Elle dégringola l'escalier en sifflant, entra en coup de vent dans le petit salon, y fit aussitôt une ravissante découverte. Par terre, sous le sofa, l'étui à cigarettes, l'étui d'or de l'archange!

Elle eut un sourire entendu. Évidemment, ils avaient beaucoup remué sur ce sofa. Chers remuements ! L'étui ramassé, elle lui confia qu'on dormirait ensemble, le remplit de cigarettes, heureuse de faire quelque chose pour lui, 492

et puis c'était déjà un préparatif pour ce soir. Dans le cendrier, les trois cigarettes qu'il avait fumées ! Elle en prit une, se la mit au bec. Ariane Corisande Cas-sandre d'Auble, ouvreuse de portières et ramasse-mégots ! annonça-t-elle.

Le mégot sacré entre les lèvres, elle examina le fauteuil où il s'était assis, chérit le creux qu'il y avait laissé. Émouvant ce creux, mais on ne pourrait pas le conserver puisque l'idiote ferait le salon dans quelques heures. Tant pis, il y aurait d'autres creux. Une vie pleine de creux s'ouvre devant nous!

déclama-t-elle. Et il y avait eu le sofa aussi, tous les événements du sofa. Pas de traces décelables de lui sur le sofa, trop bouleversé pour qu'on pût s'y reconnaître dans ces marques mêlées d'elle et de lui en tendre lutte, creux et bosses, vagues de leur mer. Oh, une île déserte avec lui, toute la vie, quelle merveille ! Elle esquissa une génuflexion devant le sofa, autel de leur amour. Et maintenant, on allait fumer une vraie cigarette, en la tenant entre le médius et l'annulaire, comme lui !

La cigarette fumée, elle alla se regarder une dernière fois dans la glace. Cher corps, devenu si important. Ô mon chéri, dit-elle à son corps, je vais te soigner follement, tu verras! Elle tourna sur elle-même, cria qu'elle était une maîtresse ! Ce qui lui donna l'idée de composer le numéro de la Ventradour.

Déguisant sa voix, elle annonça à la vieille qu'elle avait un amant, puis raccrocha. Et maintenant, vite le bain, pour vite le lit!

Dépêche-toi, imbécile, se gronda-t-elle dès son entrée dans l'eau chaude, dépêche-toi, il va bientôt être six heures du matin, faut dormir, sinon demain tête affreuse de vieille femme de trente ans, traits ravinés genre cartomancienne, et il reculera d'horreur, mainte-493

nant voyons un peu, résumons la situation, billet donc pour l'idiote pour qu'elle ne me réveille pas, porte fermée à clef, volets du salon chéri fermés aussi, s'agit pas d'être étranglée par des bandits, indispensable de vivre, ma vie est précieuse maintenant, j'ai un corps qui sert à quelque chose maintenant, avec S ce n'était rien, c'était la tristesse d'avec le ¡ram, mais personne avant vous, personne après vous, c'est fou ce que je peux aimer mon jeune buste, une assez belle personne, moi, je crois, les autres ont des jambes barbues et même herbues, les pauvres, vraiment je les plains, enfin qu'elles se débrouillent, dis chérie, est-ce qu'on se raconte un petit peu ? non, défense, ce sera tellement plus chic dans le lit, bien fourrée, avec toutes les aises, voyons quoi encore au point de vue situation, j'ai donc pris en bas tout ce qu'il me fallait, l'étui de l'archange, le petit miroir pour cas d'urgence dans le lit, et puis on se racontera ce qu'il y aura demain soir, enfin ce soir, avec tous les détails on se racontera, comment je serai habillée, ce que je lui dirai, ce qu'il me fera, c'est fou les possibilités erotiques d'une jeune fille de bonne famille comme moi, sans parler de mon amoralité totale au fond puisque je lui ai donné le beau truc en or massif que le pauvre Didi m'a offert, pauvre Didi bien sûr mais que faire, ce n'est tout de même pas ma faute, en tout cas il ne revient que dans un tas de semaines, on a le temps.

Debout, elle se savonna rapidement. Et puis quoi, elle l'avait épousé parce qu'il le lui avait tellement demandé et qu'elle était malheureuse, et puis elle était abrutie par le poison du suicide, ce qui avait vicié son consentement. Vraiment, il n'aurait pas dû tellement insister. En somme, il avait profité de son état de faiblesse, enfin plus ou moins. Bref, ce soir, neuf heures!

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En veste de pyjama, nue des hanches aux pieds chaussés de mules rouges, elle courut à cloche-pied vers sa chambre, s'y agenouilla sur le vieux prie-Dieu de sa tante. Son image soudain aperçue dans la psyché la gêna. Un peu courte, cette veste, mais pas le temps de mettre un pantalon. Tant pis, Dieu ne faisait pas attention à ces détails, et puis quoi, il savait bien comment elle était faite. Après l'amen de conclusion, elle courut vers le lit où l'attendait Jean-Jacques, l'ours pelé de son enfance, obèse et borgne compagnon de ses nuits. Installée, elle se pinça les lèvres avec l'étui de l'archange, puis bavarda.

Allons, Jean-Jacques, ne me fais pas cette tête, s'il te plaît, tu sais bien qu'il n'y a rien de changé dans mes sentiments à ton égard, donc pas de scène s'il te plaît, j'aurais dû me faire une bouillotte, il ne fait pas froid mais ça aurait fait confortable, on se serait mieux raconté avec, enfin tant pis, pour ses bouts de cigarettes je ne dirai plus mégot c'est vulgaire, je dirai le mot anglais pour mégot, je dirai stub, c'est plus digne d'une cigarette de lui même morte, faudra que je lui dise que le vrai nom de mon ours c'est à lui seul que je l'ai dit, vous savez, mon chéri, aux autres je dis que mon ours s'appelle Patrice, mais avec vous, mon chéri, je ne peux pas avoir de secrets, ça lui fera plaisir, sauf que évidemment il y a un secret que je ne lui dirai jamais, à propos dis donc le premier soir quand je lui ai joué ce truc de Bach il voyait mon profil, je me demande de quoij'avais l'air de profil, viens chérie, on va voir.

Hors du lit après avoir rallumé, elle disposa devant la psyché un guéridon censé être le tabouret du piano, y posa son séant nu, réfléchit. Il était à sa droite, donc il avait vu son profil droit. Dans une posture peu commode, une main pianotant sur un clavier imaginaire et

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l'autre tenant le petit miroir, elle y guigna son profil reflété dans la psyché. Oui, ça allait. D'ailleurs son profil droit c'était son meilleur. Vu de droite, le nez était parfait, on ne pouvait pas faire mieux. Ensuite, tournant le dos à la psyché, elle considéra dans le miroir l'image de ses hanches dans la psyché. Pas mal, sauf qu'elle bougeait trop le bas du dos en pianotant. Oui, je remue trop du décolleté inférieur, faudra me surveiller. Mais peut-être qu'il avait aimé. Oui, peut-être. Maintenant se coucher. Se dirigeant vers'le lit, elle donna une tape altière à l'ourson mexicain, cadeau de Solal. Ça va, Pedro?

Bon maintenant je ne sors plus du lit, acheter une de ces gaines peut-être, non ça fait prison, et puis un peu de rotondités ce n'est pas mal, si Dieu nous les a données c'est pour qu'on s'en serve, bon on se raconte, on va tout se raconter, entre femmes, sans embêteur, mais cette fois commençons par la fin, on ira à reculons, donc d'abord la fin, tout à coup donc au milieu des délices il s'est écarté, moi suppliante, ne me quitte pas, ne me quitte pas, le tutoyant sans gêne, évidemment que dans la situation où on était, est-ce que je suis une femme perdue, non je suis une femme trouvée, parce que à un certain point de vue j'étais en somme vierge, bref donc moi supplications adorables mais rien à faire lui implacable, alors je me suis levée pour me faire convenable, heureusement qu'il ne m'a pas regardée quand j'ai remis de l'ordre dans le haut, ça m'aurait humiliée, pas mal mon astuce de la coutume russe, deux minutes de plus toujours bon à prendre, les derniers sur le fauteuil il y en a eu trois, mais très longs, très spéléologiques, puis donc accompagné jusqu'au taxi, pourquoi taxi puisqu'il a une Rolls avec chauffeur, c'est un grand personnage, peut-être parce que un taxi ça fait plus discret, c'est un grand seigneur il fait attendre le taxi pendant des

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heures, cette nuit de neuf heures à quatre heures, donc sept heures, de quoi est-ce que je me mêle, donc portière ouverte, ça doit lui plaire quand je fais mon salamalec de lui baiser la main, puis moi courant pour rectification pas demain soir neuf heures mais ce soir neuf heures.

Elle s'arrêta net. Coup de sang à la poitrine, chaleur au visage, respiration difficile. Gaffe sur gaffe, elle s'en rendait compte soudain. Gaffe, l'empressement à ouvrir la portière. Gaffe, sa course pour rattraper l'auto, course de boniche affolée. Gaffe, cette servilité de marcher à côté de l'auto ralentissant, cette servilité de lui parler, essoufflée, tandis que l'auto roulait encore. Une mendiante abjecte demandant l'aumône. Et pourquoi tout ça? Pour lui dire cette merveille d'intelligence qu'aujourd'hui c'était demain. Jamais il n'oublierait. Oh, mon Dieu, n'avoir pas fait ça. Mon Dieu, il aurait été si simple d'attendre jusqu'au matin et alors lui téléphoner pour préciser.

Mais non, une angoisse de folle, et alors le numéro de cirque.

Découronnée. Jamais plus admirée. Le ciel regardé ensemble, le vous êtes mon seigneur, je le proclame, toutes ces noblesses pour finir en boniche galopante. « Mais non, je t'assure, tu exagères, tu te fais des idées. Tous ses mots d'amour, sa ferveur, nos baisers, tu vois bien. » Oui, mais toutes ces merveilles c'était avant le numéro de cirque. Donc ça ne comptait pas. Le numéro de cirque avait tout gâché. Oh, elle n'était pas faite pour la vie. Trop enthousiaste, trop impatiente de bonheur, une pauvre maladroite. Ce n'était pas la comtesse hongroise qui aurait couru derrière l'auto.

Non, non, ne pas perdre la tête, s'adjura-t-elle en sortant du lit sur le bord duquel, assise, elle considéra ses pieds et son malheur. Oui, réfléchir froidement En somme, rien n'était perdu. La vie était faite de

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hauts et de bas. Les impressions étaient passagères. Il s'agissait seulement d'effacer la mauvaise impression, de la remplacer par une bonne, de reconquérir son estime. Ce soir être merveilleuse de grâce et de dignité, lui offrir le thé avec des gestes nobles, être un peu lointaine, très bien habillée, bref se réhabiliter. Dressée d'un coup, elle se tordit les mains. Non, non, tout était perdu ! Elle tressaillit. Humectant ses lèvres séchées, elle dévala le long de l'escalier, s'élança vers le téléphone qui sonnait dans le vestibule.

Revenue dans sa chambre, elle courut s'embrasser à la psyché.

Ô le merveilleux qui lui avait téléphoné pour entendre sa voix !

Et de lui-même il lui avait dit qu'elle avait été adorable d'avoir couru derrière l'auto ! C'était vrai qu'à bien y penser ça ne manquait pas de charme, cette course. Une ravissante adolescente, en somme. Primesautière, voilà. Donc prestige intact et se refourrer ! D'un bond elle entra dans le lit, s'y enfonça, se borda jusqu'au cou.

Adorable, tu entends, tu vois que j'avais raison de dire que tu te faisais des idées, est-ce qu'on se le décrit un peu, oh oui s'il te plaît, attends que je me borde mieux, voilà ça y est, d'abord il est grand, plus grand que moi, c'est comme ça que ça doit être, au fond nous sommes toutes des midinettes, mais pourquoi est-ce qu'il ne m'a pas prise ce soir, pourquoi seulement des baisers, explique-moi ça, rien que des baisers, et aussi sur mon jeune buste, moi naturellement trop bien élevée pour dire quoi que ce soit, mais tout de même, enfin espérons que demain non pardon ce soir, mais une fois aller dans une église ensemble on restera à genoux on se tiendra par la main, mais on fera du cheval aussi ensemble, du ski nautique aussi, il doit être sublime en ski nautique, tu ne crois pas? oui je crois, enfin il y a eu avant-hier soir, ça com-498

pense, deux sacres il y a eu, en somme je tiens une comptabilité c'est honteux, le petit salon à fond s'il vous plaît et passez bien l'aspirateur s'il vous plaît, j'attends une amie d'enfance elle vient de rentrer d'Australie, la faire filer tout de suite après le déjeuner pour être libre de mes manœuvres sans regards espions et réflexions intérieures, et alors perfectionner le salon, dis donc si j'allais dans un institut de beauté, non j'oserais pas, toutes ces maquillées dégourdies qui s'occupent de vous et puis elles pourraient m'abîmer, mais une fois s'il part en mission j'essayerai parce que si ça rate j'aurai le temps de me faire réparer, à bas les, mort aux, non absolument pas, au contraire, des fruits au salon, non ça fait trop préparatifs, trop obséquieux, lui demander seulement s'il en veut et alors aller les chercher, l'utilité des fruits c'est que si on les prend juste un peu avant les baisers intérieurs sous-marins, enfin bref ça fait langue délicieuse fraîche ayant bon goût quoique la mienne a toujours bon goût même sans fruits, non après quoique il faut le subjonctif, s'il fait chaud ma champêtre la rayée à décolleté carré, ou plutôt la toile de lin qui se déboutonne tout du long, la mettre à huit heures cinquante pour éviter froissements non elle fait trop matin, plutôt une robe du soir d'été mais très très simple, ou bien mon ensemble petit dîner qui fait à peine habillé, le chic c'est qu'on peut enlever la veste et alors c'est la robe décolletée, pas trop d'ailleurs, mais en se penchant un peu ça peut aller si, enfin bref, faudra que je tire au clair le problème de la comtesse, est-ce que vraiment elle est partie pour de bon, l'autre jour au Ritz quand il m'a montré le nouveau blaireau à barbe qu'il a acheté, ce regard enfantin pour m'ex-pliquer ce blaireau extraordinaire qui ne perd pas ses poils, cet enthousiasme, je me sentais tellement adulte à côté, je l'aime absolument et pourtant une une une peur répugnance pour, enfin, le désir de l'homme, 499

mais pas toujours, quelquefois seulement, parfois il m'en impose, femelle épatée par une intelligence dure, je me dis je n'aurais pas trouvé ça moi, les bonnes femmes c'est toujours un peu faible d'esprit, mais tout de même je suis capable de remarques secrètes, poseur va, ou même tu t'embrouilles, mais jamais avec Varvara, une grande bienveillance pour elle, lui je l'aime tellement plus, mais avec elle il y avait une entente, j'aime qu'il me déshabille, quand je désire le plus je suis pudique, je me tiens pudique dans mon coin, des fois j'ai tellement envie de ses lèvres quand il est impassible lointain, j'aime bien aussi quand il est habillé passer les bras sous son veston, le serrer fort pour qu'il sache bien qu'il est à moi, j'aime surtout quand, mais ça je ne peux pas dire à haute voix, au fond je crois que je, que pour les choses de la nuit dans le lit je n'ai aucun sens moral, c'est comme ça peut-être les femmes honnêtes quand, je crois que tout ce qu'il me dirait la nuit de faire je crois que je le ferais, mais naturellement pourvu que les mots ne, oh j'ai pitié de moi, je suis ma pauvre chérie toujours à attendre avec des talons trop hauts des jupes trop étroites, les autres pires que moi avec leurs petits chapeaux leurs pendants d'oreilles, affreux ce besoin d'humilité que j'ai, je me dégoûte, n'empêche que quand il arrivera ce soir, tout de suite me précipiter sur sa main, chienne va, chienne lécheuse, j'espère que vous ne resterez pas trop longtemps ce soir car vous m'excédez mon cher, ça serait chic de lui dire ça, oh et puis ce baiser adorateur que j'ai inventé, enfin il y a peut-être d'autres mignonnes qui l'ont inventé aussi, oh c'est vrai que le plus chic c'est quand il n'est pas là et je l'attends, et aussi c'est quand il est parti et je me rappelle, un autre baiser honteux c'est quand je le flaire genre singesse, non c'est pas honteux, pas du tout singesse, oh assez maintenant, dormir maintenant, quand je joue au piano mes

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hanches remuent sur le tabouret, je le fais peut-être un peu exprès, au fond je suis un être inférieur, oh j'adore le trio numéro un en si bémol majeur du cher Schubert gros gentil avec ses grosses lunettes, oui faudra que je lui demande s'il sait siffler, eh dis donc l'asticot est-ce que tu sais siffler, j'ai tout le temps besoin de lui, besoin d'être l'idiote ravie dans ses bras, je dois l'embêter avec mes téléphones, il m'a dit que le soir en s'endormant il pense à moi, ça c'est du vrai amour, l'autre soir quand je lui ai reproché cette chose affreuse qu'il avait dite le soir du Ritz que les seins c'est des blagues et toujours molles, il m'a demandé pardon m'a dit que j'ai les plus beaux du monde, c'est vrai d'ailleurs, je n'en souhaite pas de pareils à ma meilleure amie, donc question réglée n'en parlons plus, oh je n'ai pas de meilleure amie, et aussi quand je lui ai dit qu'il avait dit gymnastiques auxquelles elles trouvent un étonnant intérêt et que Don Juan les trouve comiques, enfin sa réponse a été très satisfaisante, à tout péché miséricorde, cravache sur le dos et il y a des raies rouges et puis deviennent blanches en relief, j'aimerais bien, et puis je lui ai dit qu'au Ritz il avait dit qu'il n'aimait pas qu'on lui caresse l'épaule après, réponse également parfaite, en somme moi ravie qu'il n'aime pas ça avec les autres, mais est-ce qu'il aime vraiment avec moi, oui tout à fait je t'assure, quand il est venu à cheval, moi à sa rencontre, lui descendu de cheval, moi gênée de devoir marcher observée par lui, dis donc nos baisers c'est autre chose qu'avec S, je ne sentais rien avec ce pauvre homme, mais je lui dis trop que je l'aime, je ne sais pas garder mon mystère féminin être troublante, faudra avoir des indifférences, oublier les rendez-vous, lui dire je ne pourrai pas vous voir demain je regrette, avoir le genre bonsoir comment allez-vous, enfin le genre femme sachant se faire aimer, impératrice lointaine, le genre je ne sais pas peut-être,

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un air un peu dégoûté, le genre c'est possible, enfin des réponses lasses altières, le genre dédaigneux avec un long fume-cigarette vert les yeux à demi fermés, rêvant énigmatiquement, d'accord adopté et tu verras de quel bois je me chauffe mon petit ami, oui changer complètement mais pas ce soir, à partir de demain soir seulement, je siffle pas assez bien, comment est-ce qu'ils font les garçons, oui ce serait agréable qu'il me plie, me mette dans une valise et quand il a besoin de moi il me sort et il me déplie, j'adore ça, être une jeune fille seule dans une vieille maison à la lisière d'un bois, une maison basse couverte d'un manteau de vigne vierge avec des plaques rouges, moi aussi je serais vierge mais sans plaques rouges, je lui ferais visiter la maison je lui montrerais la terrasse bordée par une balustrade le petit bassin le banc de pierre la pelouse le kiosque chinois la grande pièce d'eau entourée d'arbres mystérieux, je vous donne tout cela mon chéri, tout cela est à vous mon chéri et moi aussi, tous les jours de notre vie, mon amour.

Elle ferma les yeux pour le revoir, lui prit la main pour dormir avec lui, sourit à ce soir neuf heures. Les jambes disparues, elle entra dans les eaux noires, ses lèvres contre l'étui d'or. C'était son temps de bonheur, le temps de bonheur d'une future morte.

Belle Du Seigneur
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