LXIII

Rousse et les ailes catastrophées, curieusement haute sur des roues désolées, elle faisait une crise de fureur dans l'avenue de Champel, sautait sur place puis zigzaguait, laissant derrière elle un sillage onduleux d'huile noire. Tantôt prise de rage et tantôt rêveuse, mais le capot toujours auréolé de fumerolles qui s'en échappaient comme l'eau de mer hors des fanons d'une baleine, elle entra enfin dans le chemin de Miremont où son maître fit de son mieux pour la persuader de s'arrêter. Après trois détonations et un cri de colère, elle consentit à stopper, se vengeant toutefois par un dernier jet d'huile qui éclaboussa un aimable petit bouledogue qui se promenait sans penser à mal.

Sec et long, le dos voûté et les moustaches tombantes, l'oncle d'Ariane s'extirpa hors de la bête encore frémissante de haine, éteignit les deux lanternes à pétrole, tapota gentiment le capot, souleva son vieux Cronstadt devant la bonne des voisins et poussa la porte d'entrée.

Dans le vestibule jonché de livres, il accentua la chute de ses moustaches, gratta son crâne tondu. Hum, oui, il était terriblement en retard. Qu'allait-elle lui dire? Il gravit l'escalier, frappa doucement à une porte du premier étage, entra.

Euphrosine ouvrit un

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œil, sortit son menton poilu hors des couvertures, gémit que c'était quand même malheureux de lui faire attendre son souper jusqu'à des heures pareilles. ôtant puis remettant son monocle, il dit qu'il regrettait mais qu'il avait dû rester auprès de son demier patient, gravement malade.

— Moi aussi je suis malade, marmonna la vieille en ramenant les couvertures sur son menton poilu. Me faut une omelette au fromage, puis avec quatre œufs me la faut, oui !

Lorsqu'il revint avec le plateau, elle refusa l'omelette, en exigea une autre, plus baveuse. Pour la première fois, il tint bon, dit calmement que cette omelette était très mangeable et qu'il n'y en aurait pas d'autre. Elle essaya de sangloter. Puis, voyant que cela ne prenait pas, elle se pencha contre l'assiette et s'empiffra, le guignant de temps à autre d'un œil malin.

Le dessert terminé, il la reborda, tapa l'oreiller et, chargé du plateau, s'en fut à la cuisine où il dîna d'un œuf à la coque et d'une orange, interrompu à trois reprises par la sonnerie d'Euphrosine. D'abord parce que dans son lit il y avait des miettes — que dans son langage de gâteuse elle appelait des pique-pique; ensuite pour réclamer son tilleul — qu'elle but par le tuyau d'une théière ; enfin pour se rafraîchir le visage avec une serviette humectée d'eau de Cologne. Après quoi, elle se rencogna contre le mur et feignit de s'endormir.

À deux heures du matin, la sonnerie du téléphone le réveilla en sursaut. Le récepteur décroché, il sourit à Mme Dardier qui s'excusait de le déranger mais son bébé criait depuis plus d'une heure et comme on parlait beaucoup de diphtérie, n'est-ce pas?

Vraiment elle était désolée de le déranger à une heure aussi indue. Mais pas du tout, la rassura-t-il, cela lui ferait une petite promenade, il faisait si beau ce soir.

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—Et vera incessu patuit Dea, murmura-t-il en rac crochant.

Admirable, ce passage où Énée reconnaissait sa mère Vénus dans la jeune chasseresse apparue. Admirable, oui, mais difficile à rendre. En longue chemise de nuit, il resta immobile à chercher une traduction digne de l'original. Se rappelant soudain les cris du bébé Dardier, il s'habilla en hâte, abaissa avec soin ses longues moustaches et sortit. Debout devant sa voiture cependant que le carillon de Saint-Pierre égrenait le pauvre petit air du

«Devin du Village», il hocha la tête en pensant aux chers Dardier. Oui, une belle famille, nombreuse et unie. Pas très anciens à Genève, à vrai dire, les Dardier, mais de belles alliances. Dommage qu'il n'y eût pas eu de Dardier au Petit Conseil, sous l'ancien régime. Cela aurait bien complété la physionomie morale de la famille.

Après avoir allumé les lanternes, il introduisit une manivelle à l'avant de la voiture, la tourna à deux mains. Pris de lubie et se plaisant à faire le normal, le fantasque tacot vrombit aussitôt. Sur quoi, son propriétaire se hissa sur le haut siège, saisit la barre de direction, et le monstre, déjà fumant par divers orifices, s'élança en barrissant, après un solo de castagnettes. Fier de son exploit et se sentant émérite conducteur, Agrippa d'Auble pressa victorieusement la vieille trompe.

—Voyons un peu. Et vera incessu patuit Dea.

Soudain la voiture monta sur le trottoir car la bonne traduction venait de surgir. Mais oui, il n'y avait qu'à dire que sa démarche la révélait déesse véritable. Parfait. Élégant et rendant bien le raccourci de l'original. En somme non, pas parfait. Le

«véritable» alourdissait. Peut-être s'en passer et dire que sa démarche la révélait déesse? Oui, mais tout de même, il y avait

«vera» dans le texte. Dire que sa démarche la révélait véritablement déesse? Il déclama la nou-628

velle version à haute voix pour mieux la sentir. Non, l'adverbe faisait indigeste. Dire que sa démarche la révélait vraie déesse?

Non, c'était boiteux, et puis «démarche» faisait pesant.

Pourquoi pas «marche» en somme, tout bonnement?

En sa marche ou démarche, la sursautante bagnole était loin d'avoir la grâce des déesses antiques, zigzaguait dans la rue Bellot, au petit bonheur, le latiniste cherchant la perfection.

Soudain, elle fila droit car il venait de trouver.

— Et sa marche la révèle déesse ! annonça-t-il à haute voix, rayonnant d'innocent plaisir.

— Voilà ! Ne pas tenir compte du «vera» ! Savoir être infidèle

! Le «véritable» accolé à «déesse» était inutile, une déesse étant toujours véritable, du point de vue païen, bien entendu. En somme, Virgile n'avait collé son «vera» que pour les besoins de la prosodie. «Vera» n'était qu'une cheville, inutile en français, et même nuisible.

— Et sa marche la révèle déesse ! dégusta le cher homme.

Tout en sonnant à la porte des Dardier, il souriait à la déesse de merveilleuse allure. Il ne se doutait pas qu'il était amoureux de cette jeune chasseresse aux genoux découverts, apparue à Énée, et que sa consciencieuse traduction était une manière de cour respectueuse.

De retour à Champel, il n'eut pas le courage de pendre ses vêtements et il les jeta sur une chaise. En chemise de nuit brodée de rouge, il s'insinua entre les draps, soupira d'aise. Après tout, il n'était que trois heures du matin. Il avait devant lui quatre bonnes heures de sommeil.

—Car c'est à Toi qu'appartiennent, dans les siècles des siècles, le règne, la puissance et la gloire, murmura-t-il, et il ferma les yeux, entra dans le som meil.

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Allant et venant dans le grand salon d'Onex, en chapeau plat sous son ombrelle ouverte, sa sœur Valérie répéta qu'on sonnait à la porte, lui ordonna d'aller ouvrir. Il frotta ses yeux, comprit qu'elle se trompait et que c'était le téléphone. Quelle heure ?

Quatre heures. Il décrocha, reconnut la voix mordorée.

— Oncle Gri, je n'arrive pas à dormir. Dites, est-ce que vous viendriez me tenir compagnie ? — Que je vienne à Cologny maintenant? — Oui, s'il vous plaît, j'ai tellement besoin de vous voir. Mais je ne veux pas que vous veniez avec votre voiture, elle aura sûrement une panne et je serai inquiète, je vais téléphoner pour qu'on vous envoie un taxi. On causera beaucoup, n'est-ce pas? — Oui, on causera, dit-il, les yeux fermés pour prendre encore un peu de sommeil.

— Et puis je me coucherai et vous resterez près de mon lit, n'est-ce pas? — Absolument, dit-il, et il s'assit contre son oreiller. — Et puis vous me lirez un livre en me tenant la main et ça m'endormira. Mais il faudra retirer votre main tout doucement pour ne pas me réveiller, à petits coups. — Oui, mon enfant, à petits coups. Alors je vais m'habiller. — Écoutez, oncle Gri, je suis très heureuse parce que j'ai une amie que j'aime beaucoup, elle arrive après-demain soir, elle est si intelligente, si vous saviez, si noble. — Ah, voilà, dit-il après un bâillement tant bien que mal étouffé. Elle est protestante ? — Non, pas protestante.

— Catholique? — Israélite. — Ah, voilà, eh bien, très bien.

D'ailleurs, c'est le peuple de Dieu. — Oh oui, oncle Gri, le peuple de Dieu, j'en suis sûre! Écoutez, nous prendrons notre petit déjeuner ensemble en nous regardant et je vous parlerai de mon amie. Elle s'appelle Solal. — Ah, voilà, eh bien, très bien.

Solal, de Paris, est un cardiologue de premier ordre.

— Dites, oncle, où en êtes-vous de votre manuscrit sur Calvin?

— J'ai fini le chapitre vingt, dit-il, subitement animé. Je l'ai consacré à Idelette de Bure, une

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digne veuve, mère de plusieurs enfants, que notre réformateur épousa en 1541 par l'entremise de Bucer, de Strasbourg, la candidate proposée par Farel ne lui ayant pas paru convenir. Par contre, Idelette lui plut par sa modestie et sa douceur. Ce qui est touchant, c'est qu'il s'occupa comme un père des enfants qu'elle avait eus de son premier mariage. Hélas, la fille, Judith, mariée en 1554, commit adultère en 1557 ou 1558. Un adultère, la propre belle-fille de notre réformateur, te rends-tu compte ? —

Oui, c'est affreux ! — Il en éprouva un immense chagrin. —

C'est bien triste, en effet. Alors, dépêchez-vous, je vais téléphoner pour le taxi. — Oui, je me dépêche, dit-il, et il sortit de son lit, long en sa longue chemise.

Vingt minutes plus tard, revêtu du complet neuf de l'Enfant Prodigue, et coiffe d'un panama que retenait un cordonnet fixé au premier bouton du gilet, il souriait aux anges dans le taxi, se sentait dispos et tout à fait réveillé, humait l'air frais d'avant l'aurore. Déjà des merles disaient leurs petites joies, trouvaient excellent de vivre.

Il croisa les jambes, sourit à Ariane qui ressemblait à la déesse apparue à Enée, la chasseresse aux genoux découverts. Quel charmant enthousiasme elle avait eu en lui parlant de cette demoiselle Sola!, une parente sans doute du cardiologue, donc d'un bon milieu. Si jolie, cette chère Ariane, tout le portrait de sa grand-mère en jeune mariée. Quel dommage de n'avoir pas pensé à prendre les dernières pages de son manuscrit. Cette chère petite y prenait tant d'intérêt. L'autre soir, elle avait beaucoup aimé le chapitre sur le dogme de la prédestination, il l'avait bien remarqué. Et tout à l'heure, ce cri d'indignation qu'elle avait eu en apprenant l'adultère de la belle-fille de Calvin, un cri du cœur. Elle était bien la fille du cher Frédéric. Certes, affirma-t-il en hochant la tête. Eh bien, faute de manuscrit, il lui lirait le chapitre treize de la première

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épître aux Corinthiens, si beau, si émouvant, et ensuite ils le commenteraient ensemble. Il regarda le ciel et sourit, sûr d'une sublime vérité. Cher vieil Agrippa, bon et doux chrétien, je t'ai aimé, et tu ne t'en es jamais douté. Chère Genève de ma jeunesse et des joies anciennes, noble république et cité. Chère Suisse, paix et douceur de vivre, probité et sagesse.

Belle Du Seigneur
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