LXXII

Tournant le dos aux robes naufragées, elle se perfectionna par de nombreux coups de peigne, d'abord larges et hardis, puis minuscules et subtils, circonspects, à peine esquissés, touches énigmatiques et caresses impalpables, recherches d'un absolu infinitésimal dont seule une femme aurait pu comprendre la pertinence et apprécier l'utilité. Le tout avec force mines, sourires d'essai, reculs, froncements de sourcils, longs regards scrutateurs. Déclarée ravissante après un dernier coup d'œil impartial, elle sortit de la salle de bains repourvue d'âme et sûre de son destin.

Mais dans le petit salon un nouvel examen s'imposa car c'était ici, dans cet éclairage, qu'elle serait vue par lui. Huit heures et demie, elle avait tout le temps. Elle se campa donc devant la psyché à la recherche loyale d'imperfections, inspecta son visage d'un regard profond et intime, sortit acquittée de l'interrogatoire.

Tout était bien, pas d'améliorations à apporter. Lèvres excellentes, nez pas luisant, cheveux studieusement désordonnés, dents lumineuses, trente-deux rieuses solidement enchâssées, toutes présentes en grande blancheur, seins toujours à leur place, un à droite, l'autre à gauche, indispensables. Le nez un peu fort évidemment, mais c'était son charme. D'ailleurs lui aussi nez assez grand. Elle rectifia une mèche frontale, 711

secoua la tête pour rectifier la rectification et lui donner du naturel. Ensuite, tandis que sa sandale gauche demeurait à plat par terre, elle écarta la sandale droite, en souleva la partie extérieure, le bord intérieur de la semelle reposant seul sur le tapis, le tout pour s'assurer, dans cette posture supposée avantageuse, que sa robe lui allait réellement bien et qu'elle n'était ni trop longue ni trop courte.

—Félicitations, conclut-elle, et elle se fit une révérence.

Toujours se mirant, elle essaya d'un sourire suave, le trouva réussi. Munie ensuite de sa glace à main, elle y considéra son dos reflété par la psyché, constata que tout était parfait, notamment au bas des reins. Pour le profil, attention, lui toujours à droite.

—Allons, dépêche-toi, cria-t-elle, soudain folle de joie, viens vite, espèce de petit bonhomme, oui, toi, Sola], parfaitement, un bonhomme de rien du tout !

Jouissant de son blasphème, elle porta sa main à sa bouche pour cacher un sourire scandalisé. Ensuite, après une nouvelle retouche à la mèche, suivie d'un ultime perfectionnement, elle alla et vint devant la psyché avec des coups d'œil furtifs pour s'y saisir en mouvement. La robe de la morte dessinait trop ses hanches, les fastueuses dont elle avait honte autrefois, dessinait trop, légère et de lilas odorante, la courbe arcade pubienne. Un peu gênant, trop révélée, trop exposée. Tant pis, il avait droit sur tout.

—Est-ce qu'on les regarde un peu? Juste un peu pour voir l'impression qu'ils lui feront. Après tout, s'il a le droit de les regarder, pourquoi pas moi, la proprié taire?

Remise en état de décence, elle consulta de nouveau le thermomètre. Parfait. Très bien de n'avoir pas à faire du feu, la chaleur risquant de cramoisir les joues. Se promener dans le jardin pour avoir des pensées de circonstance? Non, marcher risquerait de nuire au

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visage. Le plus sage était de s'asseoir et de bouger le moins possible pour ne pas s'abîmer.

Elle prit place dans un fauteuil, sa glace à la main pour contrôler la permanence de sa beauté et veiller au grain en cas de changements fâcheux dans la peau. Surveillant particulièrement le nez qu'elle redoutait de voir luire par l'effet de la chaleur, elle se tint sage et droite, écolière modèle, immobile et respirant à peine pour ne pas altérer sa perfection, idole sacrée mais fragile et entourée de dangers, remuant à peine la tête, et bien davantage les yeux, chaque fois qu'elle consultait l'heure à la pendulette. De temps à autre, le regard toujours dirigé vers la glace à main, elle mettait ses lèvres en position de charme, ou disposait un pli de la robe, ou portait la main à ses cheveux pour en ajuster sans effet appréciable quelque infime partie, ou examinait ses ongles, ou chérissait les sandales dorées, ou rectifiait un autre pli, ou essayait d'un sourire plus nuancé, ou recontrôlait ses dents, ou consultait l'heure et tremblait de désembellir par l'effet de l'attente.

— Cette lumière ne va pas du tout. Trop crue. C'est la faute de l'abat-jour blanc. Je suis déjà un peu trop rouge. Quand il entrera, ce sera encore pire, genre veuve savoyarde sortant d'un gros repas.

Elle sortit, revint avec un foulard de soie rouge dont elle entoura l'abat-jour. Montée sur un fauteuil, elle regarda autour d'elle, fut soulagée. La lumière était bonne maintenant, mystérieuse et douce. De nouveau assise, elle consulta sa glace, s'y aima. Le nouvel éclairage avait supprimé la rougeur du visage, pur et pâle maintenant, du jade. Oui, très bien, ça taisait clair-obscur mystérieux et Léonard de Vinci. Huit heures quarante. Dans vingt minutes, murmura-t-elle, le souffle court d'émoi. Est-ce qu'il ne pourrait pas venir un peu en avance, ce type? Elle était si parfaite en ce moment. Fumer une cigarette pour se calmer? Non, risque de ternissement des dents. Et puis pour

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les baisers fruits fallait pas sentir le tabac. À propos, lorsqu'il sonnerait, vite manger un ou deux grains de raisin avant d'aller ouvrir, un ou deux pour que bouche savoureuse, indispensable vu les souterrains.

—Et même quand il sera là, en prendre subrepti cement un ou deux, de temps en temps, sans qu'il s'en aperçoive, ou en tout cas censément distraite ment, en réalité pour renouveler la fraîcheur. Mes quin, bien sûr, mais quoi, je suis une femme, je suis réaliste, c'est indispensable qu'il trouve un plaisir sans mélange à la chose. Or, j'ai la bouche un peu sèche parce que je suis émue. Le frais du raisin, il croira que ça vient de moi, une fraîcheur inouïe natu relle. C'est comme ça, il faut faire attention à tout.

Les boîtes de cigarettes toutes ainsi fermées, ça faisait magasin.

Toutes ouvertes, ce serait trop, évidemment, mais en ouvrir seulement deux, ça irait, ça ne ferait pas obséquieux. Voilà, oui, très bien, ça faisait plus vivant, plus intime. Maintenant, problème important. Comment l'accueillir lorsqu'il arriverait? L'attendre sur le seuil, à l'entrée? Non, trop empressé et faisant boniche.

Attendre la sonnerie de la porte et aller lui ouvrir? Oui, mais quoi après? Elle se leva, se dirigea une fois de plus vers la psyché, lui tendit la main avec un sourire mondain.

—Bonsoir, comment allez-vous? demanda-t-elle de son ton le plus guttural et aristocratique.

Non, ça faisait cheftaine énergique. De plus, ça manquait de poésie, ce comment allez-vous. Et si elle lui disait simplement bonsoir en traînant sur le oir, de manière sauvage et douce, un peu voluptueuse? Bonsoir, essaya-t-elle. Ou bien lui tendre les deux mains en silence, genre ineffable, puis s'abattre contre lui, oiseau blessé? Peut-être, oui. Évidemment, l'avantage du bonsoir comment allez-vous de tout à l'heure, ce serait le contraste assez troublant entre le conventionnel mondain de la question et l'abattement susdit,

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puis le baiser vorace qui suivrait immédiatement pour profiter du raisin.

— Non, pas féminin. Attendre qu'il prenne l'initiative.

Elle mouilla son doigt, frotta une impression de tache sur sa sandale gauche, contrôla ensuite ses narines dans la glace à main, en vérifia la séduction en les faisant palpiter, puis poussa une douzaine de cheveux vers la droite. Décidément, cet éclairage était trop sombre, il ne la verrait pas assez. Trop rouge, cet éclairage, étouffant, louche, équivoque. C'était parce que la soie qui entourait l'abat-jour était en double. La mettre en simple.

Juchée de nouveau, elle modifia. Éclairage honnête maintenant, sans le genre bouge et valse chaloupée.

Neuf heures moins neuf. Elle disposa mieux quelques roses, en retira une qui pendait, l'enferma dans un tiroir. Elle changea ensuite un bouquet de place, éloigna l'autre qui, trop proche du sofa, risquait d'être renversé. Neuf heures moins sept. Elle croqua deux grains de raisin, humecta ses lèvres. Parée.

Dans six minutes maintenant. Elle avait pensé à quelque chose tout à l'heure, mais quoi? Ah oui, ne pas attirer son attention sur le nouveau tapis, ne pas lui donner l'impression qu'on faisait des embarras pour lui. Il devait trouver tout exquis ici mais sans en savoir la cause. Ainsi prestige intact. S'il remarquait le nouveau tapis, faire réflexion détachée. Il vous plaît? Oui, il n'est pas mal.

Zut, les boîtes de cigarettes étaient toutes pleines. Il comprendrait que c'était pour lui qu'elle les avait achetées.

Gênant de montrer si obviously qu'on était aux petits soins pour lui. Elle vida à moitié les cinq boîtes. Où mettre les cigarettes ôtées? Eh là, neuf heures moins quatre, il pouvait arriver d'un moment à l'autre ! Elle lança les cigarettes sous le sofa. Non, ça n'allait pas, s'il s'asseyait sur un fauteuil, il les verrait ! Elle retroussa sa robe pour ne pas la froisser, se mit à 715

genoux, ramassa les cigarettes, une à une. Les jeter dans le jardin? Non, si tout de même ils sortaient dans le jardin, il les verrait. Les cacher en haut ! La fraîcheur ressentie lui rappelant qu'elle n'avait pas de slip, elle s'élança vers l'escalier, les cigarettes dans ses deux mains. Idiote de toujours oublier le slip !

Dorénavant, suspendre un écriteau sur la poignée de la porte de sa chambre avec le mot slip et un point d'interrogation.

Arrivée au deuxième étage, elle tressaillit avec, à la poitrine, le choc d'un paquet de sang qui monta au visage aussitôt rougi. La sonnerie de la porte ! Elle jeta les cigarettes dans la baignoire, se précipita dans sa chambre, s'empara d'un slip, perdit du temps à dire qu'elle perdrait du temps à le mettre. Tant pis, pas de slip!

Au palier du premier étage, elle fît demi-tour, remonta pour consulter la glace de la salle de bains. Oh, ce nez qui avait choisi de briller juste maintenant ! Où était la poudre? Tant pis, du talc ! Elle s'en frotta le nez, se trouva transformée en clown, s'empara d'une serviette, ôta le talc tandis que retentissait de nouveau la sonnerie. Crier qu'elle allait ouvrir? Non, toute la magie serait détruite.

Elle dévala l'escalier, s'aperçut qu'elle tenait un slip rose à la main, courut le fourrer dans la bibliothèque, derrière le Spinoza.

Malgré les sautillements impatients de la sonnerie, elle jeta un dernier coup d'œil à la psyché, se força au calme pour s'y considérer efficacement. Pas de désastre, elle était possible.

— Voilà, ça y est, j'arrive, murmura-t-elle.

Bon, du moment qu'il sonnait, c'était qu'il n'était pas parti.

Les jambes ivres, elle se dirigea vers la porte du miracle, l'ouvrit avec un sourire divin, recula. Une valise à la main et sa grosse canne sous le bras, son mari était devant elle, Adrien Deume, avec sa barbe en collier, ses lunettes d'écaillé et son bon sourire.

Belle Du Seigneur
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