CHAPITRE 5
Un tandem impossible ?
C’est un peu une version de l’arroseur arrosé. Bien avant l’élection présidentielle73, François Fillon s’était fait le théoricien de l’effacement du Premier ministre : « Depuis la réforme du quinquennat l’élection présidentielle est plus que jamais le principal rendez-vous politique, écrivait-il… Dans ces conditions, il est impensable que le Président ne gouverne pas réellement. Il doit diriger le gouvernement, expliquer régulièrement ses choix au pays, rendre des comptes devant le Parlement. »
A l’en croire, le Premier ministre ne serait plus, à l’avenir, un acteur majeur.
Un plaidoyer sûrement sincère mais plus facile à théoriser dans l’abstrait qu’à accepter dans la pratique. Avec un Président qui préempte tous les sujets de politique intérieure, François Fillon peine à trouver son espace et son oxygène.
Il en souffre et s’agace. Ainsi avait-il prévu de donner une interview au Figaro le 7 juin. Pas de chance : Nicolas Sarkozy décide d’intervenir deux jours plus tôt dans le même journal. Voilà François Fillon contraint de se rattraper quelques jours plus tard dans Le Parisien. Pis encore : la veille du jour où le Premier ministre doit présenter à l’Assemblée nationale la traditionnelle déclaration de politique générale, il découvre dans le quotidien économique La Tribune une longue interview de Claude Guéant, le secrétaire général de l’Elysée. Une mise en lumière qu’aucun des prédécesseurs de Nicolas Sarkozy n’aurait tolérée de ses collaborateurs.
François Fillon veut bien être numéro deux mais pas numéro trois. En outre, quand ce n’est pas Claude Guéant qui s’exprime dans les médias, c’est Henri Guaino, la plume du Président, qui intervient, ou encore Raymond Soubie, autre conseiller d’importance, qui livre sa pensée sur les problèmes sociaux. Aussi douées soient-elles, ces personnalités n’ont à ses yeux aucune légitimité pour parler au nom du chef de l’Etat.
Celui-ci s’en explique ainsi74 : « J’ai toujours souhaité que mes collaborateurs prennent la parole parce que je ne suis pas jaloux et que les Français veulent voir les visages de ceux qui m’entourent. » Il fait donc fi de l’irritation de son Premier ministre, qui ne voit pas du tout les choses de la même manière : « Nicolas a habitué ses conseillers à être au-dessus des ministres, ça n’est pas normal. » François Fillon tique encore plus lorsque certains membres du gouvernement viennent lui annoncer, l’air dégagé, qu’ils ont déjà réglé le problème à l’Elysée. En clair, qu’ils ont eu l’accord de Claude Guéant. Alors quel rôle lui laisse-t-on ? « Le Premier ministre doit avoir la vocation à être le coordinateur de la majorité », avait plaidé jadis Nicolas Sarkozy75. Le Premier ministre n’est donc pas le coordinateur du gouvernement ?
Ce qui le fait plus enrager encore, c’est de ne jamais pouvoir parler au Président en tête à tête. Lors de leurs entretiens, Guéant est toujours présent. Tel un commissaire politique.
« Dans le tête-à-tête, on peut faire passer beaucoup de choses à Nicolas : se confier, lui parler crûment. La présence de Guéant inhibait François. Aucun vrai dialogue n’était possible. Sans doute Nicolas le voulait-il ainsi », déplore un ministre. Ne se parlant pas en tête à tête – et François Fillon n’étant pas du genre à appeler le Président sur son portable – une distance se crée entre les deux hommes.
Ce malaise qui s’instaure – et dont la presse fait des gorges chaudes – aurait dû se dissiper très vite. Il va traîner en longueur. Curieusement, il ne vient à l’esprit d’aucun conseiller du Président qu’en se faisant moins présent dans les médias, il contribuerait à l’amélioration du climat. « Claude savonnait la planche de Fillon. Souvent, il excitait le Président contre lui », témoigne un conseiller de l’Elysée. « Nicolas engueulait ses collaborateurs, qui, pour se mettre aux abris, le montaient contre moi », confirme le Premier ministre.
« Henri Guaino expliquait à la presse que Fillon était une erreur de casting », s’insurge un conseiller de Matignon.
Bientôt, le secrétaire général de l’Elysée est présenté comme « l’homme le plus puissant de France ». Ce qui semble le ravir. Du côté du palais présidentiel, on explique : « Nicolas a très vite pris conscience de l’inexpérience de ses ministres. Il faisait plus confiance à son entourage. » Devant ses visiteurs interloqués, il donne souvent libre cours à son irritation contre son gouvernement. Fustigeant l’un ou l’autre, François Fillon compris. « Il ne voit pas qu’en les critiquant, il se critique lui-même, puisque c’est lui qui les a choisis », déplore-t-on du côté de l’UMP.
Bien des ministres osent même avancer : « Dans une entreprise, Nicolas serait le pire des DRH ! » Une sentence qui reviendra comme un leitmotiv durant le quinquennat.
Une équipe gouvernementale qui compte de nombreux novices met toujours un certain temps pour entrer dans son rôle. En symétrie, un Président nouvel élu n’entre pas dans la fonction du jour au lendemain ! « Dans les premiers temps, Nicolas ne se prenait pas pour le Président », reconnaît Franck Louvrier, qui ajoute : « Mitterrand surjouait la majesté, lui l’a sous-jouée. »
A ses dépens.
Nicolas Sarkozy est sur tous les fronts. Et tous les jours. « C’est le seul type que je connaisse qui a voulu se faire élire Président pour être Premier ministre ! » s’amuse, finaud, Jean-Louis Borloo. Sa formule fait mouche.
Si François Fillon parle peu au Président, il ne reste pas muet pour autant. Qui écoute avec attention la musique que fait entendre le duo au sommet discerne très vite des dissonances. Dans un déjeuner privé, le Premier ministre exprime en effet sa crainte de devoir endosser des réformes « qui n’ont que l’apparence de réformes ». Lui veut incarner une ligne plus dure que le Président.
Ainsi, évoquant la prochaine loi sur le service minimum dans les transports et celle des régimes spéciaux, il s’écrie : « La majorité silencieuse exige que l’intérêt général ne soit plus l’otage des intérêts corporatistes… Nous n’avons pas été élus pour réformer à coups de petites réformettes. »
Bémol : Nicolas Sarkozy évoque quelques jours plus tard – à propos des régimes spéciaux – le principe d’une « loi cadre qui laisserait à chaque entreprise le soin de négocier les modalités de la réforme avec les syndicats. La rupture, oui, mais en douceur ». « La rupture tranquille », avait-il promis en fin de campagne. Un bel oxymore ! C’est qu’il écoute volontiers Raymond Soubie, qui avait déjà rempli ce rôle auprès de Jacques Chirac et de Raymond Barre et sa culture en matière de grands mouvements sociaux sous la Ve République est encyclopédique. Fort d’une longue expérience, il prêche la conciliation, l’écoute des dirigeants syndicaux. Son credo : mieux vaut une réforme réussie à 80 % que pas de réforme du tout. François Fillon (qui l’avait sollicité en mai pour faire partie de son cabinet) le soupçonne d’« anesthésier Nicolas Sarkozy ». Réplique du conseiller : « Fillon, il est plus réformateur en paroles qu’en actes. Je ne l’ai jamais vu se battre pour imposer son point de vue face au Président. » Et tac !
Lorsqu’il était ministre des Finances et négociait l’ouverture du capital d’EDF, Nicolas Sarkozy avait flatté la CGT. Il l’avait caressée dans le sens du poil. Appliquant toujours avec elle la même tactique : on lâche un peu, beaucoup, souvent trop, ça coûte cher, mais au moins on avance et surtout pas d’histoires. Le futur Président s’était alors montré au mieux avec Frédéric Imbrecht, patron de la CGT à EDF. Il l’appelait sur son portable, le tutoyait ostensiblement. Instituant avec lui un rapport franc et viril comme il les aime.
« Nicolas fait de la politique comme un avocat d’affaires. Il deale toujours avec la partie adverse », explique le Premier ministre.
« Vous allez élire Margaret Thatcher en veston », avait prédit Ségolène Royal. Erreur. C’est que la France n’est pas l’Angleterre. « La France n’est pas une page blanche », dit-il souvent en Conseil des ministres. Et de décrire un pays susceptible, toujours prompt à la révolte, « qui a guillotiné le Roi, ne l’oubliez pas ».
En outre, l’expérience récente l’en a convaincu : « Si on a un gros accident social type CPE avec les jeunes, on ne peut plus rien faire. »
« Nicolas n’a jamais cru à la réforme définitive, mais à celle qui est le mieux acceptée, quitte à l’améliorer plus tard », explique Franck Louvrier. La politique des petits pas en somme.
Un exemple significatif : lors de l’élaboration du programme présidentiel, François Fillon, expert en la matière, puisque ancien ministre de l’Enseignement supérieur, avait élaboré avec un groupe d’experts la réforme de l’autonomie des universités. Quand elle avait été présentée au candidat Sarkozy, celui-ci l’avait jugée « pas assez radicale ». On avait donc ajouté la sélection après la licence au bout de trois ans. L’élection passée, Valérie Pécresse, en charge du projet, présente le texte aux intéressés. C’est l’une des premières grandes réformes du quinquennat76. Il fallait s’y attendre : gros tumulte chez les universitaires et les étudiants. « Tout cela ne se présente pas bien, l’affaire est mal engagée », lâche Nicolas Sarkozy lors de l’habituelle réunion matinale à l’Elysée. Il va recevoir lui-même tout le monde : les enseignants, les syndicats, les étudiants qu’il veut inviter à déjeuner. Raymond Soubie est chargé d’organiser le repas dans un restaurant branché de la rue Saint-Dominique, les Cocottes. Valérie Pécresse n’est pas invitée. A la fin du repas, Nicolas Sarkozy a abandonné la sélection et a aussi lâché sur la composition des nouveaux conseils d’administration des universités. Avant la réforme, ces conseils comprenaient soixante personnes. Ingérable. Valérie Pécresse voulait en réduire le nombre à vingt. Nicolas Sarkozy tranche, ce sera trente personnes. Le Président accepte aussi qu’en soient exclues « les personnalités qualifiées », c’est-à-dire hors circuit universitaire. Résultat des élections : des conseils d’université monocolores. A gauche tous !
François Fillon y décèle une grosse entorse aux engagements de campagne. Il n’est pas content : « Ça n’est pas la version initiale prévue dans le programme. » Le Président le niant, le Premier ministre lui rapporte le texte le lendemain : « Je sais quand même ce que j’ai écrit ! »
Sur le même sujet en revanche, les positions vont s’inverser. Nicolas Sarkozy souhaite que l’ensemble des quatre-vingt-trois universités passent à l’autonomie en même temps : « Moi j’étais pour le volontariat, dit Fillon, je pensais qu’une réforme marche d’autant mieux qu’elle est choisie par ses acteurs. » François Fillon l’emporte. Le volontariat est retenu. Le choix se révélera judicieux : « Dès qu’une université s’est dite intéressée, toutes les autres ont voulu suivre », constate Valérie Pécresse77.
Nouveau désaccord : alors que l’Assemblée examine le projet de loi sur le service minimum dans les transports, François Fillon en rajoute une couche en se disant favorable au « service minimum des professeurs dans l’Education nationale ». Ce que l’Elysée n’apprécie pas du tout. Le Premier ministre pousse le bouchon trop loin ! « Il n’existe aucun autre projet que le service minimum dans les transports, c’est une expression malheureuse », rectifie David Martinon. Et pan sur la tête de Fillon.
Lorsqu’il découvre, le 21 août, dans Sud-Ouest une interview du Président qui le qualifie de « collaborateur78 », c’est pour lui le summum de l’humiliation. Il ne prend pas son téléphone pour s’en plaindre, mais, interrogé quelques jours plus tard par Paris-Match79, il répond « qu’il ne reprendrait pas un tel terme, parce qu’un collaborateur est quelqu’un d’appointé par un patron, tandis qu’un homme politique a une légitimité que lui confère le suffrage universel. » Il ajoute : « Il arrive à chacun de commettre des imprécisions de vocabulaire ». On n’est pas plus aimable.
Trois semaines plus tard, Henri Guaino, interrogé dans Le Nouvel Observateur80, relativise cette brouille au sommet : « Ces échanges d’épithètes malséantes sont bien loin des propos violents qui naguère opposaient Chaban et Pompidou, Chirac à Giscard, Rocard à Mitterrand. Le Président est en charge de l’essentiel, disait le Général. “Je veux être un Président qui gouverne”, disait Pompidou. Giscard se mêlait de tout, François Mitterrand également. Nicolas Sarkozy ne concentre pas plus de pouvoir que ses prédécesseurs. » Guaino ajoute que « le qualificatif collaborateur n’a rien d’humiliant » (vu qu’il en est un).
François Fillon n’est pas de cet avis. Il en a toujours « gros sur la patate » quand Claude Guéant81 répond à sa place à propos de la fusion GDF/SUEZ ou du report de la TVA sociale. Six membres du gouvernement sont sur le plateau. Une véritable escorte de Premier ministre. Et ça continue : voila que Rama Yade, réprimandée publiquement par le Premier ministre pour s’être rendue à Aubervilliers constater l’évacuation d’un squat demandée par le maire communiste, répond au 20 Heures de TF1 : « Tout ira bien tant que je bénéficie de la confiance du Président. » Autrement dit : « Cause toujours François »… A l’Elysée, personne ne corrige ou contredit la jeune et impertinente secrétaire d’Etat.
En réalité, leurs désaccords portent moins sur le fond que sur les tactiques et le rythme : « Dès le début, le Premier ministre était prêt à aller plus vite, plus loin que le Président. Mais il est vrai aussi que le numéro deux court moins de risques que celui qui est en première ligne », souligne Antoine Gosset-Grainville, directeur adjoint du cabinet du Premier ministre.
Celui-ci estime qu’il ne faut pas s’embarrasser de lents préparatifs. Il reprend à son compte une thèse ancienne sur l’état de grâce : dans les six premiers mois de la présidence, on peut faire ce que l’on veut. Alors lui, il y va. Le 9 septembre, il lâche sur Canal+ : « La réforme des régimes spéciaux est prête, elle est simple à faire. Le gouvernement attend le signal du président de la République. » Il n’avait pas prévenu l’Elysée. A la fin de l’émission, il a droit à un coup de fil laconique du Président : « Merci François. »
Deux jours plus tard, le Président est en déplacement en Bretagne. Et bien sûr, on l’interroge sur la phrase du Premier ministre. « Un peu de méthode ne nuit pas à la solution d’un problème », répond-il. Ambiance.
L’homme de la rupture semble plus que jamais convaincu qu’il faut passer en douceur, tout en donnant aux Français le sentiment que les choses bougent vite. Négocier est son maître mot. Dès lors, Xavier Bertrand, le ministre du Travail, est seul autorisé à parler publiquement de la réforme des régimes spéciaux. A condition d’être chapitré chaque jour par Raymond Soubie. Or, les cheminots ont fait savoir qu’ils rejetaient le projet.
Il faut tout de même calmer le jeu. Nicolas Sarkozy sait trouver les mots qu’il faut : « François Fillon est mon Premier ministre, on a fait campagne ensemble, on a écrit le programme ensemble. Il fait son travail de façon remarquable » dit-il. Il ajoute même : « Lui et moi sommes interchangeables82. » Vraiment ?
Las ! La tension remonte dès le lendemain. François Fillon est en déplacement en Corse, près de Calvi. C’est l’heure du déjeuner, il fait beau. Une table, chargée de charcuteries locales, avec du bruccio et un petit rosé, est dressée dans une cour de ferme. De quoi passer un bon moment. Des agriculteurs présents font part de leurs doléances. Réponse ferme du Premier ministre : « Le déficit, ça fait trente ans que ça dure, que l’on n’a pas voté un budget en équilibre. Moi je suis à la tête d’un Etat en faillite, ça ne peut pas durer. J’ai une obligation : ramener le budget de l’Etat à l’équilibre avant la fin du quinquennat. » Sur le chemin du retour vers Ajaccio, François Fillon a pris conscience de la force du mot « faillite », même s’il correspond, pense-t-il, à la réalité. Il interroge son conseiller Jean de Boishue : « Tu ne crois pas que je suis allé trop loin ? » Il cherche une justification : « C’était bien entendu une image, je voulais faire comprendre que si la France était une entreprise ou un ménage, elle serait en cessation de paiement. »
Image ou pas, le soir même, ses propos passent en boucle dans les journaux télévisés et sont ressassés par les radios. Gros effet garanti. Et surprise : Nicolas Sarkozy, qui passait naguère pour très libéral, s’inscrit donc dans la ligne chiraquienne, tandis que François Fillon, qui passait pour un gaulliste social, se présente en gardien de l’orthodoxie européenne.
Nicolas Sarkozy ne décolère pas. La petite phrase du Premier ministre n’est pas seulement anxiogène, mais pis : dangereuse et fausse. « Non, la France n’est pas en faillite83 », s’insurge François Pérol, le secrétaire général adjoint de l’Elysée en charge des affaires économiques. Tandis qu’Edouard Balladur rappelle, en privé, que la France n’a pas été en banqueroute depuis le Directoire. Deux anciens Premiers ministres réagissent eux aussi. « Non, l’Etat n’est pas en situation de faillite », martèle Dominique de Villepin sur Radio J. Lionel Jospin, invité sur LCI, tranche net : « Un Premier ministre ne devrait jamais parler de faillite à propos de son pays. C’est lui porter un coup. » Il s’agit bien – l’Elysée le souligne – d’une lourde faute politique.
Jean-Claude Trichet est, lui, d’avis contraire. Il félicite le Premier ministre : « La France doit tenir, dit-il, ses engagements de réduction de déficit. Elle est le pays le plus dépensier de l’Europe. » En réponse, Nicolas Sarkozy se livre à une critique virulente de la Banque centrale européenne « dont les taux d’intérêts élevés ne facilitent guère les exportations et la croissance. On fait, dit-il, des facilités pour les spéculateurs, mais on complique la tâche des entrepreneurs ». Rude. L’Europe s’en mêle. Le ministre allemand des Finances, Peer Steinbrück, invite la France à ne pas « faire preuve de nervosité » et félicite Jean-Claude Trichet pour son indépendance et « sa politique appropriée ». L’Allemagne ne comprend pas les options économiques françaises. Début septembre, l’OCDE révise à la baisse ses prévisions de croissance pour plusieurs pays du G7. La France n’est plus créditée que de 1,8 %. Ces chiffres ne font pas l’affaire du gouvernement, qui a préparé son budget sur une hypothèse de croissance de 2,2 %. Le Président répond à cette publication par un redoublement du volontarisme : « J’irai chercher la croissance avec les dents… En allant encore plus loin dans les réformes. » Joignant le geste à la parole, il confie à Jacques Attali une mission nouvelle sur les leviers de la croissance.
Durant sa campagne, Nicolas Sarkozy avait prévenu : il retarderait à 2012 le rééquilibrage des comptes de l’Etat « par souci de réalisme » (sic !). Son projet en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat (la loi TEPA) allait déclencher, plaidait-il, « un choc de croissance ». Une fois élu, il était allé annoncer lui-même sa décision à Bruxelles, le 9 juillet, devant une réunion de l’Ecofin (les ministres des Finances européens). C’est peu dire qu’il n’avait pas convaincu.
Mais, il n’en démord pas : il se refuse à engager une politique de « sacrifices » au détriment de la cohésion nationale.
Et il a banni, tels des chats noirs porteurs de malheur, les mots « rigueur », « faillite », « sacrifice » du vocabulaire gouvernemental : quand Christine Lagarde prononce le mot « rigueur » sur Europe1, elle est contredite dans l’heure sur LCI par Claude Guéant.
Lorsqu’il était ministre des Finances en 2004, Nicolas Sarkozy avait demandé à l’ancien gouverneur de la Banque de France et directeur du FMI, Michel Camdessus, un rapport sur la dépense publique. Celui-ci avait alors dénoncé son niveau beaucoup trop élevé (5,7 % du PIB à l’époque), responsable selon lui d’un chômage structurel élevé et aussi source d’impuissance de l’Etat par les déficits qu’elle alimente et les prélèvements qu’elle impose. Le ministre l’avait approuvé, jurant même que ce rapport serait « sa Bible ». Devenu Président, il préfère croire – comme François Mitterrand – au primat du politique sur l’économique.
« C’est Guaino qui lui a tourné la tête et vendu l’idée que la politique n’a que faire des raisonnements comptables », déplore Edouard Balladur.
« Cessez donc de me bombarder de notes sur les dettes et les déficits, proposez-moi des mesures pour le pouvoir d’achat », répète Nicolas Sarkozy, tel un leitmotiv, à ses collaborateurs.
Voilà donc pour le mot « faillite ». Mais il y avait pire encore dans les propos du Premier ministre en Corse : « Je suis à la tête d’un Etat », avait-il dit. Non mais, pour qui se prend-il ? La veille il est vrai, Nicolas Sarkozy prétendait que Fillon et lui étaient « interchangeables ». Le Premier ministre a eu tort de prendre ce propos au pied de la lettre.
Le voilà convoqué à l’Elysée pour entendre un orage présidentiel d’une rare violence s’abattre sur lui.
« Qu’est-ce que tu es allé raconter ? Tu peux dire que l’Etat est endetté, mais pas en faillite.
— Ecoute, Nicolas, si je te gêne, tu as ma démission », rétorque Fillon, impavide.
L’orage est passé. Nicolas Sarkozy change de sujet.
L’orage, mais pas les gros nuages. Avec des risques de coups de vent.
Ainsi le 23 septembre, Le Monde titre à la Une : « François Fillon se pose en garant des réformes. » Le journal souligne les divergences réelles et profondes au sein de l’exécutif. A peine le Premier ministre en a-t-il pris connaissance qu’il sent la crise venir et joint aussitôt le Président pour l’en informer. Celui-ci, n’ayant encore rien lu, minimise… Puis rappelle quelques minutes plus tard. Cette fois, il est furieux. Il se montre d’autant plus susceptible qu’il est en train de régler les dernières formalités de son divorce. Une fois de plus, François Fillon répète qu’il ne veut surtout pas le gêner. Pas de réponse. Le téléphone a été raccroché.
Le lendemain, les parlementaires de l’UMP sont réunis à Strasbourg. Ce désaccord au sommet suscite commérages et débats multiples. Les uns plaignent « ce pauvre François, soumis aux ordres de Claude Guéant », d’autres avancent : « Nous avons changé d’époque, le Président occupe tout l’espace politique. Le quinquennat a tout changé. » Considéré comme un contrepoids à l’hyper-Président, le Premier ministre est ovationné. Il bénéficie d’un préjugé favorable. « Il est de la famille, lui », disent certains. Les parlementaires les plus versés dans les questions financières louent son courage et sa lucidité et tous se sentent frustrés parce qu’ils n’ont toujours pas digéré l’ouverture.
Patrick Devedjian, secrétaire général de l’UMP, avait déjà suggéré, ironique, qu’elle s’étende « jusqu’aux sarkozystes ». Ce jour-là, il en rajoute : « L’UMP, dit-il, n’a pas vocation à redevenir un parti de godillots, la brigade des applaudissements, la démocratie des autocars. » Il faut dire qu’une rumeur insistante prête au Président l’intention d’ouvrir tout grand la porte du gouvernement à… Jack Lang. Là, ça serait le bouquet ! Trop, c’est trop ! « L’œcuménisme a ses limites. Souvent les courants d’air proviennent d’une trop grande ouverture », ose Josselin de Rohan, le président du groupe UMP au Sénat : ses propos lui vaudront une rude semonce présidentielle quelques jours plus tard.
A la réunion de Strasbourg, le Premier ministre espérait pouvoir tenir le haut de l’affiche en s’adressant à 11 heures aux parlementaires. Mais le même jour, à la même heure, Nicolas Sarkozy est en déplacement en Auvergne pour le congrès national des sapeurs-pompiers. A lui donc la vedette.
Le mardi suivant, c’est l’ouverture de la session parlementaire. François Fillon peut penser qu’il en sera le principal acteur, puisque l’on commencera par les désormais rituelles questions au gouvernement. Comme par hasard, Nicolas Sarkozy décide de recevoir le jour même à l’Elysée – en présence de la presse – les parlementaires de l’UMP et du Nouveau Centre.
Et ça continue. Quelques jours plus tard, l’état-major de l’UMP est réuni à l’Elysée. Nicolas Sarkozy arrive avec sa tête des mauvais jours. Il lance à la ronde : « Il n’y a pas de place pour deux à la tête de l’exécutif. » Réponse immédiate de François Fillon : « Ecoute, Nicolas, si tu décides de supprimer le poste de Premier ministre, je m’en vais, pas de problème. »
« Mais non, ça n’est pas le sujet », rétorque le Président qui se radoucit aussitôt. Une fois encore, l’orage est passé.
La presse continue de s’interroger : « A quoi sert le Premier ministre ? » Elle lui a trouvé un nom : « Mister Nobody ». Cruel. Les hebdomadaires évoquent un Président cannibale qui réduit au silence non seulement Matignon mais tout son gouvernement. Ceux qui en sont exclus – à l’instar de François Baroin – avancent qu’il « n’est plus intéressant d’être ministre ». Il changera d’opinion trois ans plus tard.
Accusé par l’Elysée de vouloir aller trop vite, le Premier ministre – comme c’est étrange – est affecté fin septembre d’une tendinite qui l’empêche de marcher pendant plusieurs jours. « Le pauvre, il somatise », compatit un proche.

73. In La France peut supporter la vérité, op. cit.
74. Interview du 20 septembre sur TF1.
75. Lors de son discours de vœux en 2005.
76. Et jugée par toute la communauté universitaire comme une grande réussite à la fin du quinquennat.
77. Le projet de loi sur l’autonomie des universités est adopté le 25 juillet 2007, dans un climat dépassionné. En novembre, le gouvernement signe un accord avec la conférence des Présidents pour investir 5 milliards d’euros d’ici 2012. Du jamais vu. Pour contribuer à ce financement, Nicolas Sarkozy annonce la vente de titres EDF. Annonce prématurée qui fait chuter le cours de Bourse !En marge de la réforme, Valérie Pécresse majore de 2,5 % les bourses universitaires pour 500 000 étudiants. C’est la plus forte augmentation depuis cinq ans.
78. « Le Premier ministre est un collaborateur. Le patron, c’est moi. »
79. 3 septembre 2007.
80. 26 septembre 2007.
81. Invité au « Grand Jury » de RTL/LCI.
82. Interview télévisée du 20 septembre 2007.
83. Suite à la crise de l’euro et aux menaces sur le triple A, François Fillon, présentant le 7 novembre 2011 un nouveau plan de réduction de dépenses, introduira son propos par : « Le mot faillite n’est plus un mot abstrait. » Une petite vengeance.