Un tandem impossible ?
C’est un peu une version de l’arroseur arrosé.
Bien avant l’élection présidentielle73, François
Fillon s’était fait le théoricien de l’effacement du Premier
ministre : « Depuis la réforme du quinquennat l’élection
présidentielle est plus que jamais le principal rendez-vous
politique, écrivait-il… Dans ces conditions, il est impensable que
le Président ne gouverne pas réellement. Il doit diriger le
gouvernement, expliquer régulièrement ses choix au pays, rendre des
comptes devant le Parlement. »
A l’en croire, le Premier ministre ne serait
plus, à l’avenir, un acteur majeur.
Un plaidoyer sûrement sincère mais plus facile à
théoriser dans l’abstrait qu’à accepter dans la pratique. Avec un
Président qui préempte tous les sujets de politique intérieure,
François Fillon peine à trouver son espace et son oxygène.
Il en souffre et s’agace. Ainsi avait-il prévu
de donner une interview au Figaro le 7
juin. Pas de chance : Nicolas Sarkozy décide d’intervenir deux
jours plus tôt dans le même
journal. Voilà François Fillon contraint de se rattraper quelques
jours plus tard dans Le Parisien. Pis
encore : la veille du jour où le Premier ministre doit présenter à
l’Assemblée nationale la traditionnelle déclaration de politique
générale, il découvre dans le quotidien économique La Tribune une longue interview de Claude Guéant,
le secrétaire général de l’Elysée. Une mise en lumière qu’aucun des
prédécesseurs de Nicolas Sarkozy n’aurait tolérée de ses
collaborateurs.
François Fillon veut bien être numéro deux mais
pas numéro trois. En outre, quand ce n’est pas Claude Guéant qui
s’exprime dans les médias, c’est Henri Guaino, la plume du
Président, qui intervient, ou encore Raymond Soubie, autre
conseiller d’importance, qui livre sa pensée sur les problèmes
sociaux. Aussi douées soient-elles, ces personnalités n’ont à ses
yeux aucune légitimité pour parler au nom du chef de l’Etat.
Celui-ci s’en explique ainsi74 : « J’ai toujours souhaité que mes
collaborateurs prennent la parole parce que je ne suis pas jaloux
et que les Français veulent voir les visages de ceux qui
m’entourent. » Il fait donc fi de l’irritation de son Premier
ministre, qui ne voit pas du tout les choses de la même manière : «
Nicolas a habitué ses conseillers à être au-dessus des ministres,
ça n’est pas normal. » François Fillon tique encore plus lorsque
certains membres du gouvernement viennent lui annoncer, l’air
dégagé, qu’ils ont déjà réglé le problème à l’Elysée. En clair,
qu’ils ont eu l’accord de Claude Guéant. Alors quel rôle lui
laisse-t-on ? « Le Premier ministre doit avoir la vocation à être
le coordinateur de la majorité », avait plaidé jadis Nicolas
Sarkozy75. Le Premier ministre n’est donc pas le coordinateur du
gouvernement ?
Ce qui le fait plus enrager encore, c’est de ne
jamais pouvoir parler au Président en tête à tête. Lors de leurs
entretiens, Guéant est toujours présent. Tel un commissaire
politique.
« Dans le tête-à-tête, on peut faire passer
beaucoup de choses à Nicolas : se confier, lui parler crûment. La
présence de Guéant inhibait François. Aucun vrai dialogue n’était
possible. Sans doute Nicolas le voulait-il ainsi », déplore un
ministre. Ne se parlant pas en tête à tête – et François Fillon
n’étant pas du genre à appeler le Président sur son portable – une
distance se crée entre les deux hommes.
Ce malaise qui s’instaure – et dont la presse
fait des gorges chaudes – aurait dû se dissiper très vite. Il va
traîner en longueur. Curieusement, il ne vient à l’esprit d’aucun
conseiller du Président qu’en se faisant moins présent dans les
médias, il contribuerait à l’amélioration du climat. « Claude
savonnait la planche de Fillon. Souvent, il excitait le Président
contre lui », témoigne un conseiller de l’Elysée. « Nicolas
engueulait ses collaborateurs, qui, pour se mettre aux abris, le
montaient contre moi », confirme le Premier ministre.
« Henri Guaino expliquait à la presse que Fillon
était une erreur de casting », s’insurge un conseiller de
Matignon.
Bientôt, le secrétaire général de l’Elysée est
présenté comme « l’homme le plus puissant de France ». Ce qui
semble le ravir. Du côté du palais présidentiel, on explique : «
Nicolas a très vite pris conscience de l’inexpérience de ses
ministres. Il faisait plus confiance à son entourage. » Devant ses
visiteurs interloqués, il donne souvent libre cours à son
irritation contre son gouvernement. Fustigeant l’un ou l’autre, François
Fillon compris. « Il ne voit pas qu’en les critiquant, il se
critique lui-même, puisque c’est lui qui les a choisis »,
déplore-t-on du côté de l’UMP.
Bien des ministres osent même avancer : « Dans
une entreprise, Nicolas serait le pire des DRH ! » Une sentence qui
reviendra comme un leitmotiv durant le quinquennat.
Une équipe gouvernementale qui compte de
nombreux novices met toujours un certain temps pour entrer dans son
rôle. En symétrie, un Président nouvel élu n’entre pas dans la
fonction du jour au lendemain ! « Dans les premiers temps, Nicolas
ne se prenait pas pour le Président », reconnaît Franck Louvrier,
qui ajoute : « Mitterrand surjouait la majesté, lui l’a sous-jouée.
»
A ses dépens.
Nicolas Sarkozy est sur tous les fronts. Et tous
les jours. « C’est le seul type que je connaisse qui a voulu se
faire élire Président pour être Premier ministre ! » s’amuse,
finaud, Jean-Louis Borloo. Sa formule fait mouche.
Si François Fillon parle peu au Président, il ne
reste pas muet pour autant. Qui écoute avec attention la musique
que fait entendre le duo au sommet discerne très vite des
dissonances. Dans un déjeuner privé, le Premier ministre exprime en
effet sa crainte de devoir endosser des réformes « qui n’ont que
l’apparence de réformes ». Lui veut incarner une ligne plus dure
que le Président.
Ainsi, évoquant la prochaine loi sur le service
minimum dans les transports et celle des régimes spéciaux, il
s’écrie : « La majorité silencieuse exige que l’intérêt général ne
soit plus l’otage des intérêts corporatistes… Nous n’avons pas été élus pour
réformer à coups de petites réformettes. »
Bémol : Nicolas Sarkozy évoque quelques jours
plus tard – à propos des régimes spéciaux – le principe d’une « loi
cadre qui laisserait à chaque entreprise le soin de négocier les
modalités de la réforme avec les syndicats. La rupture, oui, mais
en douceur ». « La rupture tranquille », avait-il promis en fin de
campagne. Un bel oxymore ! C’est qu’il écoute volontiers Raymond
Soubie, qui avait déjà rempli ce rôle auprès de Jacques Chirac et
de Raymond Barre et sa culture en matière de grands mouvements
sociaux sous la Ve République est
encyclopédique. Fort d’une longue expérience, il prêche la
conciliation, l’écoute des dirigeants syndicaux. Son credo : mieux
vaut une réforme réussie à 80 % que pas de réforme du tout.
François Fillon (qui l’avait sollicité en mai pour faire partie de
son cabinet) le soupçonne d’« anesthésier Nicolas Sarkozy ».
Réplique du conseiller : « Fillon, il est plus réformateur en
paroles qu’en actes. Je ne l’ai jamais vu se battre pour imposer
son point de vue face au Président. » Et tac !
Lorsqu’il était ministre des Finances et
négociait l’ouverture du capital d’EDF, Nicolas Sarkozy avait
flatté la CGT. Il l’avait caressée dans le sens du poil. Appliquant
toujours avec elle la même tactique : on lâche un peu, beaucoup,
souvent trop, ça coûte cher, mais au moins on avance et surtout pas
d’histoires. Le futur Président s’était alors montré au mieux avec
Frédéric Imbrecht, patron de la CGT à EDF. Il l’appelait sur son
portable, le tutoyait ostensiblement. Instituant avec lui un
rapport franc et viril comme il les aime.
« Nicolas fait de la politique comme un avocat
d’affaires. Il deale toujours avec la partie adverse », explique le
Premier ministre.
« Vous
allez élire Margaret Thatcher en veston », avait prédit Ségolène
Royal. Erreur. C’est que la France n’est pas l’Angleterre. « La
France n’est pas une page blanche », dit-il souvent en Conseil des
ministres. Et de décrire un pays susceptible, toujours prompt à la
révolte, « qui a guillotiné le Roi, ne l’oubliez pas ».
En outre, l’expérience récente l’en a convaincu
: « Si on a un gros accident social type CPE avec les jeunes, on ne
peut plus rien faire. »
« Nicolas n’a jamais cru à la réforme
définitive, mais à celle qui est le mieux acceptée, quitte à
l’améliorer plus tard », explique Franck Louvrier. La politique des
petits pas en somme.
Un exemple significatif : lors de l’élaboration
du programme présidentiel, François Fillon, expert en la matière,
puisque ancien ministre de l’Enseignement supérieur, avait élaboré
avec un groupe d’experts la réforme de l’autonomie des universités.
Quand elle avait été présentée au candidat Sarkozy, celui-ci
l’avait jugée « pas assez radicale ». On avait donc ajouté la
sélection après la licence au bout de trois ans. L’élection passée,
Valérie Pécresse, en charge du projet, présente le texte aux
intéressés. C’est l’une des premières grandes réformes du
quinquennat76. Il fallait s’y attendre : gros
tumulte chez les universitaires et les étudiants. « Tout cela ne se
présente pas bien, l’affaire est mal engagée », lâche Nicolas
Sarkozy lors de l’habituelle réunion matinale à l’Elysée. Il va
recevoir lui-même tout le monde : les enseignants, les syndicats,
les étudiants qu’il veut inviter à déjeuner. Raymond Soubie est
chargé d’organiser le repas dans un restaurant branché de la rue
Saint-Dominique, les
Cocottes. Valérie Pécresse n’est pas invitée. A la fin du repas,
Nicolas Sarkozy a abandonné la sélection et a aussi lâché sur la
composition des nouveaux conseils d’administration des universités.
Avant la réforme, ces conseils comprenaient soixante personnes.
Ingérable. Valérie Pécresse voulait en réduire le nombre à vingt.
Nicolas Sarkozy tranche, ce sera trente personnes. Le Président
accepte aussi qu’en soient exclues « les personnalités qualifiées
», c’est-à-dire hors circuit universitaire. Résultat des élections
: des conseils d’université monocolores. A gauche tous !
François Fillon y décèle une grosse entorse aux
engagements de campagne. Il n’est pas content : « Ça n’est pas la
version initiale prévue dans le programme. » Le Président le niant,
le Premier ministre lui rapporte le texte le lendemain : « Je sais
quand même ce que j’ai écrit ! »
Sur le même sujet en revanche, les positions
vont s’inverser. Nicolas Sarkozy souhaite que l’ensemble des
quatre-vingt-trois universités passent à l’autonomie en même temps
: « Moi j’étais pour le volontariat, dit Fillon, je pensais qu’une
réforme marche d’autant mieux qu’elle est choisie par ses acteurs.
» François Fillon l’emporte. Le volontariat est retenu. Le choix se
révélera judicieux : « Dès qu’une université s’est dite intéressée,
toutes les autres ont voulu suivre », constate Valérie
Pécresse77.
Nouveau
désaccord : alors que l’Assemblée examine le projet de loi sur le
service minimum dans les transports, François Fillon en rajoute une
couche en se disant favorable au « service minimum des professeurs
dans l’Education nationale ». Ce que l’Elysée n’apprécie pas du
tout. Le Premier ministre pousse le bouchon trop loin ! « Il
n’existe aucun autre projet que le service minimum dans les
transports, c’est une expression malheureuse », rectifie David
Martinon. Et pan sur la tête de Fillon.
Lorsqu’il découvre, le 21 août, dans
Sud-Ouest une interview du Président
qui le qualifie de « collaborateur78 », c’est pour
lui le summum de l’humiliation. Il ne prend pas son téléphone pour
s’en plaindre, mais, interrogé quelques jours plus tard par
Paris-Match79, il répond «
qu’il ne reprendrait pas un tel terme, parce qu’un collaborateur
est quelqu’un d’appointé par un patron, tandis qu’un homme
politique a une légitimité que lui confère le suffrage universel. »
Il ajoute : « Il arrive à chacun de commettre des imprécisions de
vocabulaire ». On n’est pas plus aimable.
Trois semaines plus tard, Henri Guaino,
interrogé dans Le Nouvel
Observateur80, relativise cette brouille
au sommet : « Ces échanges d’épithètes malséantes sont bien loin
des propos violents qui naguère opposaient Chaban et Pompidou,
Chirac à Giscard, Rocard à Mitterrand. Le Président est en charge
de l’essentiel, disait le Général. “Je veux être un Président qui
gouverne”, disait Pompidou.
Giscard se mêlait de tout, François Mitterrand également. Nicolas
Sarkozy ne concentre pas plus de pouvoir que ses prédécesseurs. »
Guaino ajoute que « le qualificatif collaborateur n’a rien
d’humiliant » (vu qu’il en est un).
François Fillon n’est pas de cet avis. Il en a
toujours « gros sur la patate » quand Claude Guéant81 répond à sa place à propos de la fusion
GDF/SUEZ ou du report de la TVA sociale. Six membres du
gouvernement sont sur le plateau. Une véritable escorte de Premier
ministre. Et ça continue : voila que Rama Yade, réprimandée
publiquement par le Premier ministre pour s’être rendue à
Aubervilliers constater l’évacuation d’un squat demandée par le
maire communiste, répond au 20 Heures de TF1 : « Tout ira bien tant
que je bénéficie de la confiance du Président. » Autrement dit : «
Cause toujours François »… A l’Elysée, personne ne corrige ou
contredit la jeune et impertinente secrétaire d’Etat.
En réalité, leurs désaccords portent moins sur
le fond que sur les tactiques et le rythme : « Dès le début, le
Premier ministre était prêt à aller plus vite, plus loin que le
Président. Mais il est vrai aussi que le numéro deux court moins de
risques que celui qui est en première ligne », souligne Antoine
Gosset-Grainville, directeur adjoint du cabinet du Premier
ministre.
Celui-ci estime qu’il ne faut pas s’embarrasser
de lents préparatifs. Il reprend à son compte une thèse ancienne
sur l’état de grâce : dans les six premiers mois de la présidence,
on peut faire ce que l’on veut. Alors lui, il y va. Le 9 septembre,
il lâche sur Canal+ : « La réforme des régimes spéciaux est prête,
elle est simple à faire. Le gouvernement attend le signal du
président de la République. »
Il n’avait pas prévenu l’Elysée. A la fin de l’émission, il a droit
à un coup de fil laconique du Président : « Merci François. »
Deux jours plus tard, le Président est en
déplacement en Bretagne. Et bien sûr, on l’interroge sur la phrase
du Premier ministre. « Un peu de méthode ne nuit pas à la solution
d’un problème », répond-il. Ambiance.
L’homme de la rupture semble plus que jamais
convaincu qu’il faut passer en douceur, tout en donnant aux
Français le sentiment que les choses bougent vite. Négocier est son
maître mot. Dès lors, Xavier Bertrand, le ministre du Travail, est
seul autorisé à parler publiquement de la réforme des régimes
spéciaux. A condition d’être chapitré chaque jour par Raymond
Soubie. Or, les cheminots ont fait savoir qu’ils rejetaient le
projet.
Il faut tout de même calmer le jeu. Nicolas
Sarkozy sait trouver les mots qu’il faut : « François Fillon est
mon Premier ministre, on a fait campagne ensemble, on a écrit le
programme ensemble. Il fait son travail de façon remarquable »
dit-il. Il ajoute même : « Lui et moi sommes
interchangeables82. » Vraiment ?
Las ! La tension remonte dès le lendemain.
François Fillon est en déplacement en Corse, près de Calvi. C’est
l’heure du déjeuner, il fait beau. Une table, chargée de
charcuteries locales, avec du bruccio et un petit rosé, est dressée
dans une cour de ferme. De quoi passer un bon moment. Des
agriculteurs présents font part de leurs doléances. Réponse ferme
du Premier ministre : « Le déficit, ça fait trente ans que ça dure,
que l’on n’a pas voté un budget en équilibre. Moi je suis à la tête
d’un Etat en faillite, ça ne peut pas durer. J’ai une obligation :
ramener le budget de l’Etat à
l’équilibre avant la fin du quinquennat. » Sur le chemin du retour
vers Ajaccio, François Fillon a pris conscience de la force du mot
« faillite », même s’il correspond, pense-t-il, à la réalité. Il
interroge son conseiller Jean de Boishue : « Tu ne crois pas que je
suis allé trop loin ? » Il cherche une justification : « C’était
bien entendu une image, je voulais faire comprendre que si la
France était une entreprise ou un ménage, elle serait en cessation
de paiement. »
Image ou pas, le soir même, ses propos passent
en boucle dans les journaux télévisés et sont ressassés par les
radios. Gros effet garanti. Et surprise : Nicolas Sarkozy, qui
passait naguère pour très libéral, s’inscrit donc dans la ligne
chiraquienne, tandis que François Fillon, qui passait pour un
gaulliste social, se présente en gardien de l’orthodoxie
européenne.
Nicolas Sarkozy ne décolère pas. La petite
phrase du Premier ministre n’est pas seulement anxiogène, mais pis
: dangereuse et fausse. « Non, la France n’est pas en
faillite83 », s’insurge François Pérol, le secrétaire
général adjoint de l’Elysée en charge des affaires économiques.
Tandis qu’Edouard Balladur rappelle, en privé, que la France n’a
pas été en banqueroute depuis le Directoire. Deux anciens Premiers
ministres réagissent eux aussi. « Non, l’Etat n’est pas en
situation de faillite », martèle Dominique de Villepin sur Radio J.
Lionel Jospin, invité sur LCI, tranche net : « Un Premier ministre
ne devrait jamais parler de faillite à propos de son pays. C’est
lui porter un coup. » Il
s’agit bien – l’Elysée le souligne – d’une lourde faute
politique.
Jean-Claude Trichet est, lui, d’avis contraire.
Il félicite le Premier ministre : « La France doit tenir, dit-il,
ses engagements de réduction de déficit. Elle est le pays le plus
dépensier de l’Europe. » En réponse, Nicolas Sarkozy se livre à une
critique virulente de la Banque centrale européenne « dont les taux
d’intérêts élevés ne facilitent guère les exportations et la
croissance. On fait, dit-il, des facilités pour les spéculateurs,
mais on complique la tâche des entrepreneurs ». Rude. L’Europe s’en
mêle. Le ministre allemand des Finances, Peer Steinbrück, invite la
France à ne pas « faire preuve de nervosité » et félicite
Jean-Claude Trichet pour son indépendance et « sa politique
appropriée ». L’Allemagne ne comprend pas les options économiques
françaises. Début septembre, l’OCDE révise à la baisse ses
prévisions de croissance pour plusieurs pays du G7. La France n’est
plus créditée que de 1,8 %. Ces chiffres ne font pas l’affaire du
gouvernement, qui a préparé son budget sur une hypothèse de
croissance de 2,2 %. Le Président répond à cette publication par un
redoublement du volontarisme : « J’irai chercher la croissance avec
les dents… En allant encore plus loin dans les réformes. » Joignant
le geste à la parole, il confie à Jacques Attali une mission
nouvelle sur les leviers de la croissance.
Durant sa campagne, Nicolas Sarkozy avait
prévenu : il retarderait à 2012 le rééquilibrage des comptes de
l’Etat « par souci de réalisme » (sic
!). Son projet en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir
d’achat (la loi TEPA) allait déclencher, plaidait-il, « un choc de
croissance ». Une fois élu, il était allé annoncer lui-même sa
décision à Bruxelles, le 9 juillet, devant une réunion de l’Ecofin (les ministres des
Finances européens). C’est peu dire qu’il n’avait pas
convaincu.
Mais, il n’en démord pas : il se refuse à
engager une politique de « sacrifices » au détriment de la cohésion
nationale.
Et il a banni, tels des chats noirs porteurs de
malheur, les mots « rigueur », « faillite », « sacrifice » du
vocabulaire gouvernemental : quand Christine Lagarde prononce le
mot « rigueur » sur Europe1, elle est contredite dans l’heure sur
LCI par Claude Guéant.
Lorsqu’il était ministre des Finances en 2004,
Nicolas Sarkozy avait demandé à l’ancien gouverneur de la Banque de
France et directeur du FMI, Michel Camdessus, un rapport sur la
dépense publique. Celui-ci avait alors dénoncé son niveau beaucoup
trop élevé (5,7 % du PIB à l’époque), responsable selon lui d’un
chômage structurel élevé et aussi source d’impuissance de l’Etat
par les déficits qu’elle alimente et les prélèvements qu’elle
impose. Le ministre l’avait approuvé, jurant même que ce rapport
serait « sa Bible ». Devenu Président, il préfère croire – comme
François Mitterrand – au primat du politique sur
l’économique.
« C’est Guaino qui lui a tourné la tête et vendu
l’idée que la politique n’a que faire des raisonnements comptables
», déplore Edouard Balladur.
« Cessez donc de me bombarder de notes sur les
dettes et les déficits, proposez-moi des mesures pour le pouvoir
d’achat », répète Nicolas Sarkozy, tel un leitmotiv, à ses
collaborateurs.
Voilà donc pour le mot « faillite ». Mais il y
avait pire encore dans les propos du Premier ministre en Corse : «
Je suis à la tête d’un Etat », avait-il dit. Non mais, pour qui se
prend-il ? La veille il est vrai, Nicolas Sarkozy prétendait que
Fillon et lui étaient « interchangeables ». Le Premier ministre a eu tort de prendre ce propos
au pied de la lettre.
Le voilà convoqué à l’Elysée pour entendre un
orage présidentiel d’une rare violence s’abattre sur lui.
« Qu’est-ce que tu es allé raconter ? Tu peux
dire que l’Etat est endetté, mais pas en faillite.
— Ecoute, Nicolas, si je te gêne, tu as ma
démission », rétorque Fillon, impavide.
L’orage est passé. Nicolas Sarkozy change de
sujet.
L’orage, mais pas les gros nuages. Avec des
risques de coups de vent.
Ainsi le 23 septembre, Le
Monde titre à la Une : « François Fillon se pose en garant
des réformes. » Le journal souligne les divergences réelles et
profondes au sein de l’exécutif. A peine le Premier ministre en
a-t-il pris connaissance qu’il sent la crise venir et joint
aussitôt le Président pour l’en informer. Celui-ci, n’ayant encore
rien lu, minimise… Puis rappelle quelques minutes plus tard. Cette
fois, il est furieux. Il se montre d’autant plus susceptible qu’il
est en train de régler les dernières formalités de son divorce. Une
fois de plus, François Fillon répète qu’il ne veut surtout pas le
gêner. Pas de réponse. Le téléphone a été raccroché.
Le lendemain, les parlementaires de l’UMP sont
réunis à Strasbourg. Ce désaccord au sommet suscite commérages et
débats multiples. Les uns plaignent « ce pauvre François, soumis
aux ordres de Claude Guéant », d’autres avancent : « Nous avons
changé d’époque, le Président occupe tout l’espace politique. Le
quinquennat a tout changé. » Considéré comme un contrepoids à
l’hyper-Président, le Premier ministre est ovationné. Il bénéficie
d’un préjugé favorable. « Il est de la famille, lui », disent
certains. Les parlementaires les plus versés dans les questions
financières louent son courage et sa lucidité et tous se sentent frustrés
parce qu’ils n’ont toujours pas digéré l’ouverture.
Patrick Devedjian, secrétaire général de l’UMP,
avait déjà suggéré, ironique, qu’elle s’étende « jusqu’aux
sarkozystes ». Ce jour-là, il en rajoute : « L’UMP, dit-il, n’a pas
vocation à redevenir un parti de godillots, la brigade des
applaudissements, la démocratie des autocars. » Il faut dire qu’une
rumeur insistante prête au Président l’intention d’ouvrir tout
grand la porte du gouvernement à… Jack Lang. Là, ça serait le
bouquet ! Trop, c’est trop ! « L’œcuménisme a ses limites. Souvent
les courants d’air proviennent d’une trop grande ouverture », ose
Josselin de Rohan, le président du groupe UMP au Sénat : ses propos
lui vaudront une rude semonce présidentielle quelques jours plus
tard.
A la réunion de Strasbourg, le Premier ministre
espérait pouvoir tenir le haut de l’affiche en s’adressant à 11
heures aux parlementaires. Mais le même jour, à la même heure,
Nicolas Sarkozy est en déplacement en Auvergne pour le congrès
national des sapeurs-pompiers. A lui donc la vedette.
Le mardi suivant, c’est l’ouverture de la
session parlementaire. François Fillon peut penser qu’il en sera le
principal acteur, puisque l’on commencera par les désormais
rituelles questions au gouvernement. Comme par hasard, Nicolas
Sarkozy décide de recevoir le jour même à l’Elysée – en présence de
la presse – les parlementaires de l’UMP et du Nouveau Centre.
Et ça continue. Quelques jours plus tard,
l’état-major de l’UMP est réuni à l’Elysée. Nicolas Sarkozy arrive
avec sa tête des mauvais jours. Il lance à la ronde : « Il n’y a
pas de place pour deux à la tête de l’exécutif. » Réponse immédiate
de François Fillon : « Ecoute, Nicolas, si tu décides de supprimer le poste de
Premier ministre, je m’en vais, pas de problème. »
« Mais non, ça n’est pas le sujet », rétorque le
Président qui se radoucit aussitôt. Une fois encore, l’orage est
passé.
La presse continue de s’interroger : « A quoi
sert le Premier ministre ? » Elle lui a trouvé un nom : « Mister
Nobody ». Cruel. Les hebdomadaires évoquent un Président cannibale
qui réduit au silence non seulement Matignon mais tout son
gouvernement. Ceux qui en sont exclus – à l’instar de François
Baroin – avancent qu’il « n’est plus intéressant d’être ministre ».
Il changera d’opinion trois ans plus tard.
Accusé par l’Elysée de vouloir aller trop vite,
le Premier ministre – comme c’est étrange – est affecté fin
septembre d’une tendinite qui l’empêche de marcher pendant
plusieurs jours. « Le pauvre, il somatise », compatit un
proche.
74. Interview du 20 septembre sur TF1.
75. Lors de son discours de vœux en 2005.
76. Et jugée par toute la communauté universitaire
comme une grande réussite à la fin du quinquennat.
77. Le projet de loi sur l’autonomie des universités
est adopté le 25 juillet 2007, dans un climat dépassionné. En
novembre, le gouvernement signe un accord avec la conférence des
Présidents pour investir 5 milliards d’euros d’ici 2012. Du jamais
vu. Pour contribuer à ce financement, Nicolas Sarkozy annonce la
vente de titres EDF. Annonce prématurée qui fait chuter le cours de
Bourse !En marge de la réforme, Valérie Pécresse majore de 2,5 %
les bourses universitaires pour 500 000 étudiants. C’est la plus
forte augmentation depuis cinq ans.
78. « Le Premier ministre est un collaborateur. Le
patron, c’est moi. »
79. 3 septembre 2007.
80. 26 septembre 2007.
81. Invité au « Grand Jury » de RTL/LCI.
82. Interview télévisée du 20 septembre 2007.
83. Suite à la crise de l’euro et aux menaces sur le
triple A, François Fillon, présentant le 7 novembre 2011 un nouveau
plan de réduction de dépenses, introduira son propos par : « Le mot
faillite n’est plus un mot abstrait. » Une petite vengeance.