Troc avec les syndicats Il ne faudrait pas que
ces faux débats qui montrent – à en croire l’Elysée – combien tout
ce petit monde parisien se disant intellectuel ignore les
préoccupations du peuple, cachent les vrais problèmes.
Nicolas Sarkozy est décidé à les affronter.
Comme il l’avait annoncé le 5 février222, il reçoit
le 18 à l’Elysée les partenaires sociaux. Histoire de mettre la
pression, les syndicats ont fait savoir – avant la réunion – qu’ils
maintiennent leur grande journée d’action pour le 19 mars. Soit un
mois plus tard.
Le 18 étant le « numéro des pompiers », le
leader de la CGT, finaud, prévient : « Le 18, nous ne jouerons pas
le rôle des pompiers. »
La veille, le plateau du « Grand Journal » de
Canal+ a réuni pour la première fois la sainte trinité
Thibault-Chérèque-Mailly. Un spectacle de les voir tels de gros
oiseaux posés sur la même branche, serrés épaule contre épaule,
bien coiffés, cravatés, l’air content d’être ensemble et n’offrant
pas l’image d’un jusqu’au-boutisme irresponsable. Bien que leur
rengaine soit invariable : toujours plus. « La crise va durer au moins deux ans, c’est à
nous de pousser les feux », explique François Chérèque. Traduction
: la réunion du 18 n’est qu’une étape. Les journalistes pourraient
même écrire à l’avance ce qu’ils diront à leur sortie sur le
perron. Thibault : que le compte n’y est pas ; Chérèque : qu’il y a
des pistes mais que c’est insuffisant et Mailly parlera du
sentiment d’injustice qui se développe dans le pays. C’est un jeu
de rôles où chacun joue sa partition. La CGT, qui s’est un peu
requinquée aux élections prud’homales de décembre, entend occuper
le terrain protestataire. Sa hantise : Besancenot, qui infiltre ses
rangs. François Chérèque, pas encore remis de son cauchemar de
2003, quand ses troupes l’avaient lâché par vagues parce qu’il
avait soutenu la réforme Fillon sur les retraites, ne veut plus
être accusé de complicité avec le pouvoir. Quant à Jean-Claude
Mailly, qui pèse moitié moins que la CGT, il doit protester pour
survivre.
Le 18 février, le Président, entouré de six
ministres, dont le Premier223, ouvre les débats. « Pas
une fois durant quatre heures, il ne leur a passé la parole »,
s’étonne Laurence Parisot. Il n’a que de mauvaises cartes en main.
Les sondages sont au plus bas. Philippe Séguin, le président de la
Cour des comptes, vient de publier des chiffres qui donnent le
vertige. « Notre endettement pourrait bientôt friser les 80 % du
produit intérieur brut. » Notre commerce extérieur enregistre un
déficit historique : 56 milliards d’euros. La compétitivité des
entreprises ne cesse de se dégrader. On annonce une avalanche de
plans sociaux. En janvier, le chômage a bondi : 90 200 demandeurs
d’emploi supplémentaires. Dans le dernier trimestre 2008, la France
avait perdu 190 000 emplois.
Que les autres pays industriels ne fassent pas mieux –
l’Angleterre, c’est moins 146 000 emplois, l’Espagne, 200 000 en un
seul mois, les Etats-Unis 500 000 chaque mois depuis le mois
d’octobre – ne peut évidemment pas rassurer, bien au
contraire.
Or, ce jour-là, prenant presque le contre-pied
de son discours alarmiste du 5 février, « la crise du siècle », le
Président, craignant sans doute des effets négatifs sur le moral
des Français, se veut plus rassurant : « La France s’en sort mieux
que les autres pays, parce qu’elle est rentrée plus tard dans la
crise. Elle tient mieux le choc que ses partenaires car elle
dispose de la couverture sociale la plus généreuse du monde.
Lorsque les difficultés interviennent, les filets de sécurité et
les stabilisateurs automatiques jouent un rôle crucial. »
Pendant sa campagne de 2007, il jugeait le
modèle social français « à bout de souffle ». Deux ans plus tard,
il se félicite de sa générosité. Façon peut-être de ne pas répondre
aux demandes pressantes de ceux qui réclament toujours
davantage.
Prosélytisme ? Christine Lagarde se félicite
dans les colonnes de l’hebdomadaire américain Newsweek du bon équilibre de l’économie française
entre public et privé : « Les dépenses publiques représentent plus
de 50 % de notre richesse nationale. En période de crise, cela nous
permet de résister224. »
En temps de crise, nos inconvénients seraient
donc nos avantages… Mais jusqu’à quand ?
Le 5 février, les annonces présidentielles se
montaient à 1,4 milliard d’euros, soit la somme que le prêt aux
banques avait rapporté à l’Etat jusque-là. « Je n’ai pas trouvé un Président qui savait où
il allait, j’ai eu l’impression qu’il était plus hésitant que
d’habitude » commente Martine Aubry225.
Treize jours plus tard – suite logique de la
manif ? – le Président se montre plus généreux : six millions de
foyers, au lieu de trois, seront finalement concernés par la
suppression ponctuelle d’un tiers provisionnel de leur impôt sur le
revenu. Les trois millions de familles qui bénéficient de
l’allocation de rentrée scolaire toucheront (sous conditions de
ressources) une prime supplémentaire de 150 euros. Et à partir du
1er avril pendant un an, les demandeurs
d’emploi ayant travaillé de deux à quatre mois durant les
vingt-huit derniers mois, bénéficieront d’une prime de 500 euros
(234 000 personnes sont concernées). Coût de la mesure : 117
millions d’euros. Enfin, l’indemnisation du chômage partiel est
portée de 60 à 75 % du salaire brut. Coût global : 2,6 milliards
d’euros (somme que rapportera in fine à
l’Etat le prêt alloué aux banques en 2008).
La relance comporte quelques mesures de soutien
à la consommation : ainsi la prime à la casse226, qui va permettre aux constructeurs
français de soutenir leurs ventes en 2009 et en 2010.
« Une pincée de social », titre Libération.
Nicolas
Sarkozy, qui médisait quelques semaines plus tôt de la relance par
la consommation, s’y est donc (un peu) résolu. Or, la Commission
européenne vient d’ouvrir une procédure contre la France pour
déficit excessif.
Ce dont se moquent comme de l’an 40 ses
interlocuteurs syndicaux, qui considèrent – comme prévu – que « le
compte n’y est pas ». Ils réclament une hausse importante du SMIC.
Laurence Parisot, la présidente du MEDEF, s’y oppose avec
véhémence. « Il n’en est pas question au moment où des PME meurent
chaque jour. » Le Président vient à son secours : « Ce serait
criminel vu l’état de nos entreprises227. »
Les relations entre les centrales syndicales et
Nicolas Sarkozy sont très codées. Il s’agit d’un jeu de rôles très
concerté. C’est « Tu me fais une manif sans violence et je lâche un
peu de lest ».
« Nous avons constamment des accords de troc »,
reconnaît Raymond Soubie. Car les uns et les autres partagent une
même crainte : la violence des extrêmes. Côté CGT, c’est la
progression du syndicat SUD qui fait peur. Côté gouvernement, c’est
la montée du Front national.
Il s’agit donc de s’écouter les uns, les autres.
« Avec les syndicats, le Président a toujours des discussions très
ouvertes, il leur fait des confidences, les consulte sur les
sommets du G20. Aucun de ses prédécesseurs ne les avait aussi bien
traités », dit Raymond Soubie. Ce dont atteste Edmond Maire, ancien leader de la CFDT : «
J’ai dit à Chérèque : en un an, tu as rencontré Sarkozy beaucoup
plus que je n’ai vu Mitterrand pendant sept ans228. »
Avant la réunion du 18, des rencontres
bilatérales ont été organisées avec les ministres. Quant aux
relations avec l’Elysée… tout baigne. Un ministre témoigne : « Il
faut voir comment le Président prend des gants et un ton aimable
pour s’adresser aux syndicats : je crois le dialogue social plus
nécessaire que jamais ; je ne suis pas un dogmatique, je vous
propose à titre personnel ; vous avez des convictions, j’ai les
miennes, etc. » Lorsqu’il interpelle le
leader de la CGT en l’appelant par son prénom, « Bernard » lui
répond par le silence glacial de qui refuse d’être instrumentalisé
devant témoins229.
Nicolas Sarkozy ayant égrainé ses nouvelles
mesures sociales, il y ajoute la suppression de la taxe
professionnelle afin d’alléger la fiscalité des entreprises, pour
les rendre plus compétitives. Coût : 8 milliards d’euros230. Ce qui autorise Bernard Thibault à clamer
: « Le MEDEF mène par 8 à 2,6. » Une réplique qui témoigne d’une
culture économique à rebours du syndicalisme allemand. A la CGT,
dont les gros bataillons sont issus du secteur public, tout ce qui
profite à l’entreprise privée (dans leur esprit, aux patrons)
serait donc une mauvaise manière faite aux salariés ? Et lorsqu’il
s’agit de préserver un site industriel, Bernard Thibault se montre
toujours à la pointe du
combat. Or, la taxe professionnelle est l’une des causes de la
désindustrialisation de la France et des délocalisations. Elle
frappe l’investissement. Une entreprise industrielle qui achète une
machine pour mieux produire et se développer est taxée avant même
qu’elle lui ait rapporté quelque chose, qu’elle l’utilise ou pas.
C’est une des aberrations de la fiscalité française : plus une
entreprise investit, plus elle est taxée231.
« Le leader de la CGT et le Président partagent
un amour commun pour l’industrie et la filière nucléaire », veut
croire Raymond Soubie232.
Ayant évoqué le 5 février le partage des
bénéfices en trois tiers (investissement – dividendes – salariés)
le Président entend mettre le sujet à l’étude. La patronne du MEDEF
le coupe net : « Pas question de débattre. Ce partage,
explique-t-elle, est stable depuis des années, et nous, patrons,
n’avons pas à en rougir. Dans l’ensemble les entreprises françaises
investissent à plus de 57 %. Les dividendes se montent à 30 % et
l’intéressement à 13 %. Si vous voulez faire plus pour les
salariés, dites-le, mais il faudra alors empiéter sur les
investissements, en ces temps de crise, ça n’est pas une bonne
solution233. » Et Laurence Parisot de conclure : « J’ai compris que
le but de la réunion était de faire de moi une tête de Turc.
»
Réplique de Nicolas Sarkozy : « En général c’est
plutôt moi le spécialiste. »
Un mois plus tard, la manifestation du 19 mars
est un nouveau succès pour les syndicats.
Nouvelle étape de son « dialogue courtois », le
Président répond aux syndicats cinq jours plus tard.
Pas d’annonce nouvelle, mais le Président
énumère la liste des dépenses consenties par l’Etat pour faire face
à la crise et en atténuer les effets. Il répète que l’argent prêté
aux banques a rapporté 1,4 milliard d’euros à l’Etat. Ce qui lui
permet de répondre aux besoins. Mais il veut surtout convaincre son
auditoire que les investissements prévus par le plan de relance
sont « une occasion historique de rattraper nos retards ». Il veut
surtout démontrer qu’il tient la barre dans la tempête et se
préoccupe de tous y compris les moins bien lotis. C’est qu’il ne
peut pas rester inerte : dix jours plus tôt, Dominique
Strauss-Kahn, le directeur du FMI, a annoncé une récession mondiale
pour l’année 2009 : « La croissance mondiale sera négative pour la
première fois depuis soixante ans. »
Entre les manifestations du 19 mars et le sommet
du G20 du 2 avril à Londres, censé refonder le capitalisme
financier, Nicolas Sarkozy se trouve au creux de la vague des
sondages. La semaine précédente, L’Express interrogeait à la Une : « Pourquoi la
France devient anti-Sarko ? » A l’Elysée, on tente de relativiser
cette mauvaise passe. « C’est la faute à la conjoncture. Les
Français voient que le Président fait face à la crise, il y aura
une sortie de crise et il faudra être au rendez-vous. »
222. Lors d’une interview télévisée en direct
de l’Elysée.
223. François Fillon, Christine Lagarde, Eric
Woerth, Brice Hortefeux, Laurent Wauquiez et Luc Chatel.
224. La directrice du FMI changera
radicalement de discours en 2011.
225. Au même moment, la première secrétaire
présente un Livre noir recensant les atteintes aux libertés
publiques depuis le début du quinquennat. Un réquisitoire du PS que
Manuel Valls déplore : « un anti-sarkozysme obsessionnel ».
226. Qui fera des émules. En juillet 2009 le
gouvernement américain instaure la prime à la casse qui offre
jusqu’à 4 500 dollars aux automobilistes qui échangent leur
véhicule pour un modèle neuf moins énergivore. Un succès. La
demande pour des véhicules neufs permet aux constructeurs, dont
General Motors, d’augmenter leur production, les heures
supplémentaires pour les ouvriers, alors que la filière était en
pleine déroute.
227. Il est vrai que les salaires français se
situent à 15 % au-dessous de la moyenne européenne, mais les
entreprises françaises, contrairement à leurs homologues
européennes, doivent prendre en charge une bonne partie de la
protection sociale, ce qui nuit bien sûr à leur compétitivité.
Chaque année, 550 milliards sont ainsi redistribués, et les
entreprises en supportent les deux tiers.
228. Edmond Maire a été secrétaire général de
la CFDT de 1971 à 1988.
229. La CGT n’a pas à se plaindre du
Président. La loi sur la représentativité syndicale votée le 20
août 2008 et qui conditionne l’existence des syndicats à leur
audience électorale favorise la CGT et la CFDT. Mais suscite
l’hostilité des petits syndicats. L’ambition étant de sortir de
l’équation franco-française où maximum de syndicats égale minimum
de syndiqués.
230. L’Etat devra en emprunter 6 chaque année
pour pallier le manque à gagner pour les collectivités
locales.
231. En quarante ans, les prélèvements sociaux
et fiscaux sur les entreprises sont passés de 13 à 18 %. En
Allemagne, premier exportateur mondial, ils ont régressé de 14 à 9
%. Le taux de marge des entreprises allemandes est de 10 %
supérieur aux françaises. En quinze ans, l’industrie a perdu cinq
cent mille emplois directs et deux millions et demi d’emplois
indirects.
232. La nomination d’Henri Proglio à la tête
d’EDF était une demande de la CGT. Le comité d’entreprise d’EDF, le
plus riche de France, est la plus grosse cagnotte pour la
centrale.
233. Le Président confie alors au directeur de
l’INSEE, Jean-Philippe Cotis, une mission d’analyse sur le partage
de la valeur ajoutée.